Bagdad Arts déco apparaît comme un ouvrage important pour deux raisons au moins : d’abord parce qu’il constitue tout simplement la première étude d’ensemble sur Bagdad paraissant en langue française depuis le début de la guerre en Irak, ensuite parce que l’entrée choisie par l’auteur — qui poursuit un doctorat d’histoire urbaine à l’Ehess parallèlement à son travail de chef de projet aux Éditions du Patrimoine — n’est pas seulement architecturale, comme pourrait l’indiquer le sous-titre du livre, mais aussi très largement historique.
Avec comme point de départ l’architecture domestique « moderne », Caecilia Pieri parvient, grâce à sa très bonne connaissance du terrain bagdadien ainsi qu’à la reproduction de cartes d’époque inédites et de clichés photographiques de grande qualité réalisés entre 2003 et 2006, à restituer les grands traits de la vie urbaine des années 1920 à 1950, lesquelles sont marquées par l’arrivée des Britanniques (1917), l’avènement d’un royaume autonome (1921), l’indépendance (1932) et, subséquemment, par un essor économique, intellectuel et artistique de grande ampleur.
Une première introduction, rédigée par l’architecte irakien Rifat Chadirji, fait brièvement état des changements drastiques de cette époque (création d’un parlement et d’une loi organique, constitution de partis politiques, modernisation du système éducatif, importation de la culture consumériste européenne, etc.), qui sont à l’origine de profondes restructurations de la vie sociale en général et du tissu urbain en particulier. Quant à la seconde introduction de l’ouvrage, rédigée par l’universitaire Ihsan Fethi, elle rappelle la contribution fondamentale des maîtres-bâtisseurs (ustâs) à la « nouvelle » architecture mise en lumière dans cet ouvrage, qui explique en partie, notamment par leur maîtrise de l’art de la brique — inchangé depuis les Assyriens — l’hybridité stylistique et structurelle de cette dernière. [1]
L’ouvrage se divise en deux grandes parties. La première — « Aspects d’une capitale en construction » — est à nos yeux la plus intéressante. L’auteur y retrace les grandes phases d’urbanisation de la capitale irakienne, depuis la fin de l’« occupation » ottomane jusqu’au début des années 1950, une période à propos de laquelle elle a déjà eu l’occasion de fournir quelques précieux éléments. [2] Le découpage chronologique (décennal) choisi ici apparaît pertinent pour révéler le rôle du pouvoir — Ottomans, Britanniques, dirigeants hachémites — dans le développement de la ville, autrement dit « la propension du politique à orchestrer les cycles de constructions/destructions/reconstructions » (p. 32), qui impose nécessairement une approche par rupture.
On apprend notamment que la mise en place d’une politique urbaine, visant à asseoir l’autorité politico-administrative de la capitale, et ainsi à renforcer la cohésion de la toute jeune nation irakienne, reflète in fine le projet colonial de l’administration britannique. « Les Britanniques vont travailler à s’assurer la maîtrise du territoire par l’application d’un urbanisme à la fois moderne et régulateur qui modèlera la ville selon leurs propres principes. À travers le choix des programmes architecturaux et le style des bâtiments, ils affichent une politique d’image qui tient compte d’une configuration politique délicate, car leur autorité doit pouvoir s’appliquer tout en ménageant les structures d’un pays libre, souverain et indépendant » (pp. 42-43). À plusieurs reprises, l’auteur souligne la « subtilité » de l’intervention britannique dans l’urbanisme et l’architecture de Bagdad, qui allierait les impératifs de modernisation institutionnelle, administrative, fonctionnelle et éducative aux soucis d’assimilation des techniques de construction traditionnelles — « savoir-faire vernaculaire » (p. 47) — et de symbiose des styles, raffiné, du décor irakien et, efficace, de l’architecture « classique » européenne.
Au cours de la décennie 1930, marquée par la proclamation de l’indépendance, Bagdad connaît d’autres transformations de grande envergure. Sa polarisation à l’échelle de l’Irak augmentant (dynamisme du secteur commercial et de l’appareil d’État, retombées de l’exploitation pétrolière), la ville attire de nombreux immigrants issus du monde rural ; le phénomène s’amplifie pendant trente ans et modifie profondément la morphologie des villes irakiennes et la composition de la population de la ville de Bagdad, [3] qui passe de 220 000 habitants en 1930 à 750 000 en 1936. La construction connaît un véritable essor, la ville s’étend considérablement sur ses marges. Parallèlement, la réglementation imposée par l’État en matière d’urbanisme introduit de nouvelles pratiques de construction (développement d’un parcellaire quadrillé le long d’avenues larges, abandon de la cour centrale ouverte dans les maisons neuves, implantation de jardins) et de nouveaux modes d’habiter (zonage socio-fonctionnel, mixité confessionnelle). Les années 1936 et 1937 sont par ailleurs marquées par l’érection de Bagdad en municipalité unifiée, [4] la réalisation de certains grands travaux (tracé de nouveaux axes de circulation, construction d’immeubles commerciaux, démolition de la porte sud de la ville), l’élaboration d’un schéma directeur — dont la mise en œuvre fut contrariée par le premier coup d’État militaire — et, surtout, par la construction, sous l’égide d’un nouvel « Architecte du Gouvernement », d’un pavillon pour l’Exposition internationale des Arts et des Techniques de Paris, « hissé en étendard d’une nouvelle souveraineté nationale en pleine définition » (p. 53).
Les années 1940 ne sont pas moins mouvementées. Sur fond de luttes entre le gouvernement réformiste irakien et les Britanniques (coup d’État de 1941, [5] création du Parti national démocrate en 1947), de poursuite de l’exode rural et de lutte des classes, l’organisation urbaine de Bagdad est marquée à la fois par un processus de modernisation et « d’occidentalisation » (p. 57), affectant autant la morphologie que les modes de vie, et par le renforcement des inégalités socio-spatiales. Si ce n’est à travers la régularisation de la voirie et le mode d’occupation des sols, la réception de la modernité urbaine s’illustre par la transformation de l’habitat. Influencée par les écoles européennes, la jeune génération d’architectes semble « moins attachée à la préservation d’une forme de vie familiale traditionnelle » (p. 60) qu’à l’importation de standards internationaux (introduction du béton apparent en façade des bâtiments, disparition progressive du hall central des maisons, entrée des sanitaires et des garages, etc.). Les maisons individuelles issues de cette transformation architecturale sont principalement bâties sur les bords du Tigre et constituent les nouveaux quartiers de la bourgeoisie urbaine, aux rues aérées et verdoyantes. Parallèlement progressent les quartiers d’habitat spontané, « cahutes parallélépipédiques où s’entassent les familles de paysans venus de tout le pays » (p. 58), sur les franges de la ville. L’extension de ces habitations, appelées sarifahs, traduit l’élévation du nombre d’exclus de la modernisation. Leur localisation, essentiellement en périphérie, est en outre le signe d’une forte segmentation sociale de l’espace urbain bagdadien.
Le panorama historique proposé par Caecilia Pieri est extrêmement synthétique, comme le reconnaît d’ailleurs l’auteur. On pourra notamment regretter que l’essai s’achève sur l’année 1950 : les années qui précèdent la Révolution nationale de 1958, au cours desquelles l’expansion urbaine connaît un nouvel essor, sont donc à peine évoquées. Le livre a toutefois le mérite de montrer que Bagdad s’est enrichie, au cours de cette période, de formes urbaines et architecturales sans cesse renouvelées, sur lesquelles repose alors l’urbanité bagdadienne, complexe mais originale, tout en révélant l’existence de liens très étroits entre les processus d’évolution urbaine et de construction de l’identité nationale.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, Caecilia Pieri choisit sept « angles de vue » pour qualifier plus précisément (et plus techniquement aussi) l’architecture domestique moderne de la ville de Bagdad. Des focales sont ainsi effectuées sur la régularité du tracé urbain de la ville nouvelle, dont l’auteur dit qu’elle « est encore parfaitement lisible et largement fonctionnelle dans la plupart des quartiers du centre de Bagdad » (p. 73) ; l’éclectisme/hybridité du style des façades ; la cour centrale (hosh), « à la fois le cœur (par son axialité), le poumon (par son ouverture) et l’artère nodale de toutes les circulations de la maison » (p. 100), dont la réduction à l’état de hall couvert, puis de simple couloir, par les plans d’architecture des années 1940, inaugure une certaine individuation de l’espace domestique ; les toits-terrasses, qui semblent avoir résisté à toutes les évolutions morphologiques et sociologiques ; l’arc et la colonne, vocabulaire récurrent de l’architecture traditionnelle étonnamment réinterprété à l’époque moderne ; le détail sculpté de brique sur les façades, témoin de la virtuosité des ustâs ; les vitraux et les carreaux de ciment des sols des maisons, dont la palette de couleurs semble inépuisable.
Cette liste, forcément non exhaustive, permet à l’auteur de classer ses photographies, lesquelles, eu égard à la rareté des sources disponibles sur Bagdad, constituent bien plus que de simples illustrations. De plus, cette même liste semble poser les jalons d’un inventaire du patrimoine bâti de Bagdad, inventaire encore incomplet tant la ville recèle de richesses sur les plans architectural et urbanistique. Situés à l’écart des sites stratégiques, la plupart des quartiers résidentiels des époques coloniale et post-coloniale ont été épargnés par les bombardements et les destructions. Mais, ironie du sort, alors que la reconstruction de Bagdad — dont un volet serait confié à un bureau d’études libanais — semble programmée, cette architecture de brique, constitutive d’un paysage urbain moderne cohérent, apparaît plus que jamais menacée. Sans qu’elle ne soit concrètement posée dans l’ouvrage, la question de la sauvegarde de ce patrimoine captivant et méconnu apparaît en filigrane au sein du texte de Caecilia Pieri, comme une évidence, comme une urgence aussi : en effet, un certain nombre de facteurs risquent de retarder la construction d’un véritable projet patrimonial pour Bagdad.
D’une part, la préservation du patrimoine urbain ne semble pas faire partie des priorités des pouvoirs publics. Seuls les lieux antiques et les vestiges archéologiques paraissent attirer l’attention de ces derniers, comme le montre le feu vert donné récemment au projet de dégagement des sanctuaires de Najaf et Kerbala, qui prévoit un « rasage » des quartiers anciens, sur le modèle de ce qui a été déjà fait à La Mecque ou à Médine. Il y a fort à parier, d’autre part, que le pouvoir en place cèdera un jour à la tentation chirurgicale de la tabula rasa, par rejet de la période coloniale mais surtout par désir d’en finir avec le précédent régime. À cela s’ajoutent les perspectives de profit surgissant du projet d’une reconstruction « à la libanaise », a priori plus larges et plus immédiatement visibles que les retombées économiques à attendre d’une réhabilitation du patrimoine domestique moderne. Le plaidoyer de Caecilia Pieri — encore une fois, pas toujours très explicite — pour l’intégration d’une politique patrimoniale à celle du développement urbain [6] ne permet pas de saisir tous les enjeux et toutes les difficultés d’une telle politique patrimoniale.
Au final, Bagdad Arts déco apporte un éclairage intéressant sur l’organisation urbaine de Bagdad au cours de la première moitié du vingtième siècle, période marquée par un véritable bouleversement urbanistique ayant façonné la ville moderne. Car derrière l’analyse architecturale et historique de ce bouleversement, le livre propose pour ce dernier des clés de lecture géographiques et sociologiques, notamment par le biais de la problématique de la mixité urbaine. Alors que la tendance actuelle, à l’instar des autres villes du Moyen-Orient, est à la fragmentation socio-spatiale de l’espace urbain bagdadien (notamment sous l’effet de la séparation des zones chiites et sunnites en zones homogènes, qui incite par ricochet les Chrétiens à s’expatrier), les quartiers érigés à la période couverte par le livre n’ont pas été édifiés sur la base d’une appartenance ethnique, tribale ou confessionnelle, mais sur celle d’un statut socio-économique correspondant à l’émergence d’une classe moyenne. Toujours debout et habités, ils sont aujourd’hui les derniers reliquats de ce processus dans une ville de plus en plus segmentée : au-delà des préoccupations purement patrimoniales, ils constituent donc un véritable laboratoire où s’exprime encore une certaine forme de mixité dont les manifestations sont de plus en plus rares aujourd’hui à travers les villes du monde arabe.
L’auteur a pris le parti de proposer une lecture synthétique, illustrée et, pourrait-on dire, « vulgarisée » de cette organisation urbaine singulière, ce qui, à nos yeux, ne représente qu’une très faible réserve à la qualité de l’ensemble : pouvait-on seulement approcher autrement le terrain bagdadien, encore vierge de toute étude contemporaine ? Puisse Bagdad Arts déco inviter d’autres chercheurs à investir rapidement le terrain de Bagdad et celui de l’Irak tout entier !
Caecilia Pieri, Bagdad Arts déco. Architectures de brique 1920-1950, Paris, L’Archange Minotaure, 2008.