Valeurs, normes et évaluations
Il est symptomatique du changement des représentations qu’un récent Dictionnaire des sciences humaines comporte le mot « évaluation » mais pas celui de valeur. Il y a encore une cinquantaine d’années le vocabulaire philosophique était peuplé de ces idoles sur lesquelles reposait la morale (le Traité des valeurs de Louis Lavelle fut une référence des années 1950) à moins qu’elles ne fussent vouées à une destruction nietzschéenne. Mêmes les hommes politiques, sauf les plus âgés d’entre eux, ne font plus guère référence à des valeurs.
Ce qui a remplacé les valeurs, ce sont des droits et des normes en nombre grandissant.
Les normes se sont multipliées dans la réalité des pratiques de « normalisation » pour les besoins des échanges et de l’harmonisation des législations et réglementations. Elles prolifèrent aussi dans le vocabulaire de l’évaluation et l’idéologie de la performance qui l’accompagne.
Les droits ont proliféré avec la « juridicisation » et la « procéduralisation » grandissantes des sociétés, avec les progrès du droit international et de l’harmonisation juridique.
La généalogie de ces changements serait intéressante à faire, mais ce n’est pas directement l’objet de cet article. Je me limiterai donc à ce qui est indispensable pour poser la problématique.
D’abord, ce passage d’un monde de valeurs à un monde de normes forme lui-même une séquence limitée dans l’histoire des représentations du comportement moral. Là où la philosophie antique parlait de vertus et d’idées, la philosophie classique parle d’aise et de malaise, de vertus et de vices, puis de passions bonnes et mauvaises. C’est seulement au 19e siècle qu’on en vient à poser ces entités que sont les « valeurs ». Même chez Kant, philosophe de la morale s’il en est, la valeur (Wert) n’a pas de place philosophique : le mot a une signification contextuelle et ce qui « a de la valeur » tient cette valeur de la source de la volonté bonne, qui, elle, est conceptualisée.
Les valeurs en tant que concepts centraux de la représentation de la morale, de l’esthétique, voire de la logique et de la connaissance, apparaissent lorsqu’on entreprend de mener une analyse de la validité (Geltung) de ce qui vaut. Les philosophies de la valeur (Rudolf Hermann Lotze, Heinrich Rickert, Emil Lask, Max Scheler pour ne citer que quelques-unes des figures de cette approche) sont, de ce point de vue, des réactions au nihilisme et à la généalogie nietzschéenne mettant en cause les forces qui président aux évaluations, mais plus encore un approfondissement de la réflexion kantienne sur les sources de la validité, que ce soit dans le domaine pratique ou dans le domaine théorique. Si bien que ces philosophies de la valeur aboutissent à un mixte de platonisme et de philosophie transcendantale — un mixte qu’on trouve de manière exemplaire chez un penseur comme Paul Natorp.
Ces quelques remarques, aussi rapides et insuffisantes soient-elles, sont destinées à mettre en évidence le fait que la notion de valeur, en son sens historique déterminé de la fin du 19e siècle, correspond à la fois à l’identification d’actes intentionnels qui posent ces valeurs de manière transcendantale et à la transcendance de ces formes présentes dans les jugements. En d’autres termes, ce que les philosophes appellent valeurs est à la fois subjectif et objectif, subjectif dans son rapport à la raison pratique et objectif dans la validité des jugements que les valeurs rendent possibles en servant d’étalons. C’est pourquoi les valeurs se prêtent, de manière très platonicienne, à la mise en ordre selon la nature des actes de vouloir et se rangent selon des échelles de valeur.
Le recours à la notion de valeur traduit ainsi une double expérience, celle de la validité absolue et, en même temps, celle de la source subjective de la valeur. Les absolus existent, mais ils ont leur source dans la raison — au pire, ils sont, comme chez Scheler, accessibles à un sentiment pur.
Cette double expérience est typique d’un 19e siècle européen coincé entre ses certitudes positivistes (la science et l’industrie), ethnocentriques et impériales (la colonisation) et les doutes qui naissent de la découverte de l’épaisseur de l’histoire, de la diversité des langues et de la diversité des cultures et civilisations — sans oublier les effets de la normalisation industrielle.
Des valeurs aux normes.
Ces éléments de généalogie montrent ce qui a changé dans notre représentation d’hommes de la fin de l’âge moderne (sinon plus).
Nous ne nous référons plus à des valeurs parce que nous avons du mal à croire dans leur transcendance, fût-elle rattachée à une intuition ou un acte intentionnel particulier. Même la référence à une conscience de classe, quand il était encore questions des valeurs prolétariennes ou des valeurs de la tradition, n’opère plus. En dépit du fait que ces valeurs étaient celles d’un groupe social limité, elles n’en comportaient pas moins la revendication d’une universalité qui se réaliserait historiquement par la révolution — ou la contre-révolution. Dès lors que nous acceptons la division du social, nous acceptons aussi le pluralisme des valeurs, qui bientôt devient le pluralisme des normes. Il n’y a plus pour nous que des normes et des évaluations.
Une norme se définit en effet par le caractère conventionnel et collectif de son élaboration, ce qui permet de comprendre qu’elle soit partagée au sein d’un groupe aussi réduit soit-il, mais rend problématique son universalité. Au sens courant, une norme n’a rien d’absolu : c’est un gabarit, un modèle, un type permettant d’étalonner des objets qui seront déclarés conformes ou non à elle ; c’est, dans le prolongement de cette caractéristique, un concept statistique correspondant au type moyen d’une population — à la normale dans cette population.
Cette idée de la norme, étrangère au champ de représentation des philosophies de la valeur, recoupe en revanche celui des philosophies de l’utilité et de la convention du 18e siècle. La conception chez David Hume aussi bien des règles morales que des vertus artificielles est une théorie des ajustements humains sous le signe de l’utilité : nous faisons en sorte (avec plus ou moins de succès) de mettre nos comportements en accord avec ceux des autres hommes en établissant des conventions sur la base de l’utilité modulée par la fantaisie de l’imagination. Il reste cependant chez Hume l’idée que l’utilité est un critère simple et décisif. Si bien que, n’étaient précisément les fantaisies de l’imagination, le caractère artificiel des conventions reste limité.
Il n’en est plus de même pour nous. Pour des raisons extrêmement diverses où l’invention technique et technologique, le développement de l’industrie, des communications et des échanges ont une part importante, nous avons, nous, affaire à des normes de toutes sortes, où l’arbitraire et l’utilité sont imbriqués, ce qui rend la convention flottante autant qu’indispensable. Qu’on songe seulement à l’incroyable diversité des systèmes de prise de courant électrique selon les pays et continents ou, pour prendre un exemple un peu plus élevé, à l’incroyable diversité des règles de transmission du patrimoine selon les pays. Nous parlons de transmission et de patrimoine comme s’il s’agissait de notions évidentes, mais dans le concret pas un pays européen n’a les mêmes règles successorales.
En fait le champ des normes s’est étendu au point que le concept couvre des règles de nature très différente mais toutes également marquées par la convention, par le caractère collectif et par un élément d’arbitraire et d’artifice : il existe des normes techniques (celles concernant les prises électriques, la définition des produits alimentaires, des vins de pays), des normes morales (celles de la déontologie journalistique, la morale de la fidélité familiale, l’acceptabilité de certains mensonges), des normes sociales (le mode de vie queer, le régime végétarien, les modes vestimentaires), des normes religieuses (le port du voile, les tabous alimentaires, l’interdiction ou non de l’avortement), des normes juridiques (les normes de l’adoption, la définition de la faillite ou du surendettement).
La norme apparaît donc à la fois multiple, relative, conventionnelle et arbitraire, une sorte de fruit de l’utilité, de l’usage et du hasard. Évidemment, elle est aussi contraignante — mais avec des degrés dans la contrainte qui sont, eux aussi, variables et qui ne sont jamais absolument contraignants. Au lieu d’avoir affaire à l’impératif catégorique d’un devoir, comme c’était le cas avec la valeur, on a affaire à des impératifs hypothétiques : si l’on veut atteindre tel objectif, alors il faut se soumettre à telle norme. Si l’on veut entrer sur tel marché, il faut que le produit proposé respecte telles normes d’hygiène et telles normes de traçabilité. De même pour faire partie de tel groupe ou telle tribu sociale. Si l’on veut adopter, un enfant, il faut répondre à tel profil familial ; et ainsi de suite. Ce qui est attendu de l’individu, c’est d’ordonner ses préférences et non plus de respecter une échelle des valeurs.
Un monde d’évaluations.
En dépit de la tendance répandue à se concentrer uniquement sur les contradictions entre les normes, il est facile de comprendre ce que cette formidable diversité des normes, avec ses disparités, incohérences ou dissonances, et souvent aussi ses absurdités, a de parfaitement « naturel ». Elle a à voir avec la complexification de la vie sociale, économique, politique et les complications de la technique. Même dans le domaine des droits dits fondamentaux, ceux dont on pense que l’énumération est évidente, il est naturel de passer de droits de l’homme abstraits encore indexés à des valeurs (liberté, égalité) à des droits concrets qui, à un moment ou un autre, vont impliquer l’appel à des normes conventionnelles plutôt arbitraires. Si l’on explicite l’égalité et la liberté « formelles » en droit à la santé et droit au logement, il se posera tôt ou tard la question de définir le nombre et la nature des actes médicaux à délivrer et le métrage des appartements considérés comme « normaux ». On descendra ainsi des hauteurs de la valeur à la petite épicerie de la norme. Si l’on reconnaît des droits du malade, cela débouchera sur des règlements intérieurs d’hospitalisation avec leur part d’énumérations futiles.
En fait, ces caractères hétérogènes et disparates ne sont pas en eux-mêmes perturbants ni forcément générateurs de malaise. Si nous réagissons avec agacement aux contraintes multiples ainsi générées, nous savons bien aussi que c’est seulement ainsi que se concrétisent les appartenances, que se font les échanges et les transactions — et nous ne demandons souvent rien de plus. Si nous voulons faire partie de groupes, échanger et communiquer, il nous faut nous soumettre au protocole et aux règles : telle est la nature du jeu.
Flexibilité et normativité.
Le malaise apparaît de deux manières : à travers nos participations multiples à des communautés et activités, et à travers la réflexivité de l’évaluation.
C’est un des lieux communs de la description des sociétés contemporaines que les individus y seraient de plus en plus soumis à la flexibilité. La modernité consisterait à passer d’une société des statuts à une société des fonctions, avec, en outre, une accélération de la mobilité (au propre comme au figuré) dans les déplacements et les interactions comme dans la prise de rôle. Si bien que les individus se retrouveraient forcés de composer avec des jeux de normes variés et pas forcément consonants et même souvent dissonants. Il y aurait une sorte d’« impératif Fregoli » attaché désormais à l’existence sociale, ce qui engendrerait d’une part des conflits de normes, d’autre part une désorientation parmi ces normes, et enfin une fatigue existentielle devant tant d’ajustements à faire pour des performances différentes. Tel serait le sort de « l’individu hypermoderne ».
Il y a du vrai dans ce diagnostic, mais il ne faut en exagérer ni la pertinence ni la portée.
D’abord, la flexibilité en question n’est pas générale. Il demeure des catégories d’individus pour qui c’est seulement une manière de parler. Ce peuvent être des catégories sociales, mais aussi des catégories d’âge. Sans entrer dans la considération des différences entre continents et pays, à l’intérieur même des pays développés les disparités peuvent être grandes. Ceux qu’on appelle les exclus n’ont souvent qu’un éventail réduit de rôles sociaux à interpréter et sont bloqués dans une position sociale au répertoire réduit. De même, le vieillissement diminue la flexibilité et contraint à se limiter, puis confine à certains rôles.
Surtout, il ne faut pas exagérer les effets de cette flexibilité. Elle peut en effet produire des désorientations, du stress, un culte de la performance, des conflits de devoirs et des cas de conscience, mais il faut aussi souligner ses avantages bien réels. L’absence de flexibilité signifie en effet le plus souvent isolement et fermeture, confinement à quelques mondes réduits (le privé, la famille, le travail, etc.) et, pour en sortir, une grande difficulté à négocier les interactions, voire à les mener tout court. L’« impératif Fregoli » est peut-être fatiguant, il a aussi l’avantage de faciliter les interactions, les déplacements et les relations avec l’inconnu. Lorsque chacun restait par la force des choses « à sa place », personne ne risquait ni de se fatiguer ni de négocier de nouvelles relations. Derrière la critique de la flexibilité, tout comme derrière le regret du bon vieux temps d’un monde sans touristes, il y a toujours l’illusion d’un monde où chacun serait à sa place tout en bénéficiant des avantages de la flexibilité et de la mobilité.
Réflexivité et normativité.
Si bien que c’est moins la flexibilité qui doit nous retenir que la réflexivité des sociétés modernes.
Il fut un temps où les représentations systémiques ou cybernétiques du fonctionnement social furent à la mode (James G. March, Herbert A. Simon, Talcott Parsons, Louis Couffignal, Raymond Ruyer, Gilbert Simondon, pour citer quelques noms seulement). Cette mode a passé alors même que le fonctionnement social est devenu presque partout systémique.
Il y avait, il est vrai, dans la représentation systémique ou cybernétique l’idée d’une régulation sociale générale, l’idée d’une totalité intégrée, qui apparaît aujourd’hui largement illusoire. Le fait est qu’il y a bien système mais que le système dysfonctionne autant qu’il fonctionne, que la régulation en est souvent (mais pas toujours quand même) catastrophique ou, du moins, très imparfaite. Ceci ne change cependant rien au fait que l’on a affaire à tous les niveaux à des régulations systémiques en ce sens que les adaptations se font en continu à travers le pilotage des interactions du système ou du sous-système avec son milieu. Ce qui suppose que des normes permettent d’évaluer la situation, le degré auquel elles sont respectées et éventuellement des procédures de correction aussi bien du pilotage que des normes elles-mêmes.
Prenons un exemple dans le domaine du droit : il a subsisté jusqu’à il y a peu une différence dans l’âge légal du mariage pour les filles et les garçons. Cette norme juridique-« naturelle » tenait compte d’un prétendu décalage de la maturité sexuelle, biologique et psychologique entre filles et garçons, qui est en réalité une différence dans la durée des possibilités de reproduction. La constatation, d’une part, d’un certain nombre d’abus en matière de mariages forcés au sein de certaines communautés et, d’autre part, de la disparition du besoin social de disposer de la totalité de la période de fécondité féminine conduit à aligner l’âge légal du mariage pour les filles sur celui, plus tardif, des garçons. Il y a donc modification de la norme légale quand on constate qu’elle conduit à des conséquences jugées négatives dans une démocratie (mariages forcés) et que son utilité « naturelle » n’est pas réellement indispensable. C’est une bonne illustration du pilotage par évaluation de la situation avec examen du respect de la norme et ajustements apportés à celle-ci en cas de nécessité. On pourrait prendre des illustrations similaires dans le domaine des normes de la construction (l’évolution des normes de sécurité des bâtiments publics en fonction de l’existence de meilleurs matériaux et d’exigences accrues en matière de sécurité et de prévention des risques), de la sécurité routière, de l’activité scolaire, de l’encadrement de la prostitution ou de la pornographie, de la consommation de produits culturels (statut juridique du téléchargement et du piratage de musique ou de cinéma), etc. Quand on introduit, comme récemment, la possibilité d’une négociation directe de la sanction entre le juge et le délinquant lorsque celui-ci plaide coupable (procédure de plaider-coupable), on modifie la norme pénale. Ce qu’il faut bien voir toutefois, c’est qu’en changeant la procédure, on fait aussi évoluer la nature de la norme en passant du point de vue répressif à celui de la transaction. On passe de la rétribution au contrat. C’est pourquoi les derniers tenants des « valeurs » et de leur hétérogénéité foncière selon les fins poursuivies crient au scandale.
En fait, comme l’a analysé le sociologue anglais Anthony Giddens (et avant lui l’allemand Niklas Luhmann), les sociétés modernes sont devenus « réflexives » — et avec elles les sujets modernes aussi.
Il serait malhonnête de nier les bénéfices de cette réflexivité. La plupart des problèmes rencontrés sont traités rapidement, de manière réfléchie et concertée, avec la participation des acteurs concernés. Au lieu d’attendre les conséquences catastrophiques, on anticipe en partie sur elles.
Pour autant, d’autres problèmes naissent qui expliquent assez bien les malaises de et dans l’évaluation que nous connaissons.
Un premier problème est que la réflexivité sociale tend à être permanente et donc génératrice d’ajustements continuels qui suscitent de l’anxiété et une demande incessante de performance ou, au moins, de mise à niveau. Les normes ne cessent de changer et il faut constamment se mettre à jour. L’anxiété du directeur d’établissement accueillant du public est : sommes-nous bien aux normes ? La réflexivité induit donc sa flexibilité propre.
D’autre part, cette réflexivité en continu induit une fuite en avant et un perfectionnisme lui-même non évalué : on peut toujours, croit-on, améliorer les choses à travers des évaluations répétées et un pilotage plus serré. La politique d’évaluation des équipes de recherche scientifique en France tend ainsi à instaurer une sorte d’audit continu des formations dont l’idéal serait, pour finir, un audit en temps réel — mais, au bout du compte, c’est l’évaluateur qui devient le pilote.
Une conséquence directe de cette montée des procédures d’évaluation et de pilotage est le développement de la bureaucratie procédurale : le pilotage par évaluation consiste à mettre en place des tableaux de bord et à les remplir. L’activité principale n’est plus l’activité finalisée en tant que telle mais son monitoring. Une grande partie des efforts de recherche des équipes de recherche scientifique devient, par exemple, la production de rapports pour alimenter les tableaux de bord des évaluateurs — quand elles ne sont pas transformées en auto-évaluateurs d’elles-mêmes. Le procédural envahit toutes les activités en les transformant peu à peu en activités formelles : est-ce que les bonnes données ont été fournies dans les formats requis aux évaluateurs ?
Le pilotage des activités dans des sociétés réflexives a aussi cette particularité qu’il fait appel à des « experts ». C’est un trait conceptuel de la notion d’expertise qu’elle ne définit pas un ensemble fini d’experts : nul n’est un expert indépassable et tout expert peut en rencontrer un autre plus expert que lui ou se revendiquant tel. De malencontreuses expériences récentes (lors du procès d’Outreau) ont montré que les « experts près les tribunaux » n’étaient souvent que des professionnels très ordinaires et même pas particulièrement qualifiés. En ce sens la notion d’expertise est foncièrement relative. Elle est aussi foncièrement démocratique : la discussion de l’expertise est ouverte. Comme on le constate tous les jours, personne ne se prive de cette opportunité et la démocratie de l’expertise se transforme en discussion permanente au Café du Commerce où chacun, compétent ou non, y va de son avis. L’évaluation devient alors non seulement continue mais universelle. Le commentaire quotidien des journaux, télévisions, éditoriaux, rapports, avis, prononcés juridiques, sondages d’opinion produit ainsi un flot d’évaluations, avec appel constant à une pluralité de normes et propositions continuelles d’aménagement et réaménagement de ces normes. Une bonne illustration de cette situation est fournie par les palmarès que publient chaque semaine les magazines : palmarès des cliniques, des lycées, des collèges, des grandes écoles, des constructeurs automobiles, des émissions de télévision, des hommes politiques, et que sais-je encore.
De fil en aiguille, cette inflation de l’évaluation, de la réflexivité et du pilotage normatif engendre une perte du sens des activités : l’évaluation devient la seule norme de l’activité et l’on oublie que l’activité avait une autre fin que l’évaluation. Il s’agit d’être bien noté et de bien figurer, non de guérir, d’informer, d’enseigner, de chercher. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno ont, il y a bien longtemps, diagnostiqué la « bêtise de la raison » qui s’installe ainsi au service de ce qu’il faut appeler non plus la raison instrumentale mais la raison procédurale. Pour boucler la boucle, il faut répéter que cette « bêtise de l’évaluation », aujourd’hui triomphante dans l’activité intellectuelle comme dans l’activité économique et commerciale, a deux contreparties très agréables : une meilleure gestion de bon nombre de problèmes techniques, une absence heureuse de soucis quant au sens des activités. Évaluez, évaluez-nous, évaluez-vous, évaluons-nous, et nous n’aurons plus le souci d’avoir à nous orienter et à nous conduire.
Conclusion pessimiste.
Je ne conclurai pas sur des recommandations qui auraient quelque chose de schématique mais j’indique juste deux voies raisonnables de recherche.
Il serait probablement bon de rendre un peu de vie aux déontologies locales et aux expertises elles aussi locales qu’elles requièrent — mais on se doute bien qu’ici le remède a son poison, qui a nom corporatisme catégoriel. Si la recherche en cancérologie n’a pas forcément à être évaluée dans les journaux ou les émissions qui donnent la parole aux auditeurs, elle n’est pas forcément bien servie non plus par les défenses catégorielles des chercheurs.
Il faudrait aussi réfléchir que les évaluations n’ont pas toutes affaire au même temps et qu’il doit y avoir des durées d’évaluation différentielles selon les activités — mais on se doute bien qu’ici aussi le remède a son poison, qui a nom inertie et immobilisme.
Pour commencer à échapper aux méfaits de l’évaluation, il faudrait distinguer entre les activités selon les sortes de normes qu’elles mettent à contribution. Cela reviendrait à distinguer entre des catégories de norme et donc à retrouver quelque chose comme des valeurs — ou, mieux, une interrogation de nature ontologique selon les objets concernés.
Il y a donc peu de chances que le remède que je suggère ait du succès et l’on peut s’attendre à ce que l’évaluation et la normalisation aient leurs beaux jours devant elles.