En cette question de l’évaluation, il y va certes de notre conception de notre rapport à notre présent, de notre rapport aux autres et de notre rapport à nous-même. Mais il y va aussi des mots. On ne saurait en effet se dispenser d’une réflexion un peu élaborée sur ce plan. L’usage flottant des termes techniques : « évaluation », « validation », « valorisation », « valeur », « norme », « appréciation », « préférence », « jugement », avouons-le, rend souvent pénible la compréhension de propos qui sont moins réduits qu’on ne le croit à servir des cercles restreints qu’à conforter la confusion entre des goûts, des impositions de norme, des diagnostics et une attention accordée aux différends, que d’aucuns persistent à appeler tous des « jugements ». Aussi voulons-nous tenter l’exercice de présenter au lecteur une analyse un peu serrée autour de ces formulations, afin d’en démêler les significations possibles et d’indiquer les doctrines qui les sous-tendent, et dont on pourra disputer à l’avenir plus efficacement. Encore convient-il de faire remarquer d’emblée que cet exercice est déjà pris dans le jeu de ces termes, puisqu’il vise à discerner des significations et que le discernement correspond exactement à un jugement, conçu comme l’acte par lequel un sujet opère la liaison entre des représentations, c’est-à-dire affirme ou nie quelque chose à propos de telle autre chose. Ainsi le définit le philosophe René Descartes [1596-1650] pour lequel juger est acte de discerner le vrai du faux.
C’est précisément une mauvaise habitude d’identifier à un jugement les énoncés de préférences subjectives (louange, blâme : on y jauge quelqu’un). Ces sentiments dilettantes ne sont pas assertifs. L’espace du sentiment n’est pas l’espace du jugement discursif. L’appréciation sentimentale fait juste ce qu’elle a à faire : énoncer un verdict, une aversion, une apologie. De même que l’appréciation commerciale est liée aux fluctuations des profits ou des mauvaises affaires. C’est sans doute ce pourquoi beaucoup sentent qu’il est nécessaire de prendre des précautions avant d’énoncer ce type d’engouement (appréciation-dépréciation) à propos de quelqu’un, puisqu’il ne contribue qu’à la louange ou au blâme, à l’estime ou au mépris et ne peut qu’entraîner des réactions équivalentes. La morale commune, ainsi l’explique Molière dans le Misanthrope, sert moins à discerner qu’à justifier un agrément ou une satisfaction. Elle laisse flotter un parfum désagréable parce que, de surcroît, elle mue l’axiologie choisie en une norme inflexible, alors qu’une norme n’est qu’une condition à remplir pour être déclaré… ceci ou cela. Cette simple préférence qu’on croit formuler en un jugement l’est d’autant moins qu’elle n’entraîne pas au débat.
Cette perspective cavalière, qui surplombe autant l’opinion que les commissions dites d’évaluation, indique fort bien que sont habituellement confondues en un même vocabulaire les quatre opérations différentes citées ci-dessus : un énoncé affectif de prédilection ou la description d’une satisfaction subjective, une validation ou une valorisation, une évaluation et une attention accordée aux différends. Et cette confusion, si elle a l’avantage qu’on peut réserver à tout pouvoir, c’est parce qu’elle enferme essentiellement le locuteur dans une rhétorique de la certitude et un respect du statu quo. Autrement dit, de telles associations incontrôlées ne sont pas mystérieuses (et il y a peu de surprises dans les validations des commissions de choix, résultats de plusieurs voix qui se sont accordées pour une même expression), mais elles bornent le jugement à l’exercice d’un type de pouvoir.
Astreignons-nous donc à distinguer ces opérations. Rien ne peut obliger à perpétuer cet amalgame, même s’il est favorisé plus ou moins de nos jours par des lectures rapides des auteurs anglo-saxons (en particulier John Dewey [1859-1952] et sa distinction entre deux sens du verbe « évaluer » : accomplir un acte de comparaison et ressentir une émotion pour un objet, établie dans Theory of valuation). Au contraire, exerçons-nous à ne pas confondre les appréciations (« j’aime », « je » mets un prix sur…, ce qui ne fait pas un jugement), les processus de validation (marquer quelque chose au sceau d’une norme, déclarer conforme) et de valorisation (faisant signe tant vers l’augmentation de la valeur marchande que vers l’émission d’énoncés à fonction classante) qu’on traduit au quotidien par l’« évaluation » (ou par l’étalonnage normatif : meilleur/pire), les opérations d’évaluation proprement dites (qui, au sens nietzschéen, comportent le refus du jugement normatif et visent à déceler des rapports de force au principe des normes et valeurs) et l’attention portée aux différends (imposant des pratiques de jugement sans référence à une norme, ouverts sur une histoire à engendrer).
C’est en tout cas sur ce motif que nous proposons de construire notre démarche, laquelle consiste à mener de front deux tentatives : éclairer les agencements possibles autour de ces quatre opérations et montrer que si nous avons appris à juger dans le cadre d’une raison érigée en moment suprême d’un tribunal, nous pouvons repenser le jugement, de nos jours, sans référence à aucune suprématie, sans verser non plus dans le relativisme postmoderne, et en ouvrant sur un autre moment de notre histoire.
Le fin mot sur un mot.
Qu’en est-il du jugement ? Il faut ici encore procéder par coupe. Car, lorsqu’on prétend critiquer la notion de « jugement d’évaluation », il faut savoir que, même sans avoir recours à une philosophie du jugement, on se place sur un terrain particulier, celui des jugements discursifs.
Cela en exclut d’autres. Notamment des actes qu’on appelle aussi traditionnellement des jugements. Par exemple, le « jugement dernier » : il gouverne le grand tableau des Enfers (Platon [428-348 av. J-c], l’Apocalypse), et dessine pour des foules d’humains la fin de toutes choses ; mais les tympans de Moissac et de Conques, qui accueillent les fidèles, n’entreprennent pas la détermination d’un fait ; ils posent une Idée devant laquelle l’esprit humain vient s’abîmer (« Car je suis venu pour sauver le monde et non pas pour le condamner » [Jean, 12, 47] ; Tertullien [155-225], De Spectaculis, chap. 30 ; Jérôme Bosch, Le Jugement Dernier ; Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov [1880, « La Révolte », 2e° partie, Livre 5, chap. 4]). Par exemple encore, dans le champ de la pratique, le « jugement de l’histoire », cette question du jugement dernier qu’exerce l’action sur les pouvoirs : dissoudre, faire disparaître, transformer. Et il n’est pas nécessaire d’être GWF. Hegel [1770-1831] ou Karl Marx [1818-1883] pour savoir que l’histoire du monde est le tribunal du monde. Car, on le sait, ce n’est pas tant que l’histoire « jugera », c’est qu’elle a toujours déjà jugé (elle fait passer, remarquent Jules Michelet et Victor Duruy). Toutefois, ces « jugements » ne sont pas discursifs — et d’ailleurs, quant au jugement de l’histoire, les jugements discursifs de la postérité peuvent parfois être différents de ceux de la pratique, si d’aventure le « mort saisit le vif » — et tombent hors de notre réflexion.
Revenons donc au jugement discursif, à la sphère des distinctions, des déductions, relative à l’activité scientifique, politique, esthétique, morale ou administrative. Lorsque la pensée se formule en jugement — ce qui n’est pas toujours le cas, puisque la pensée sceptique consiste à suspendre le jugement pour s’en tenir aux représentations sensibles, la pensée par association se dispense aussi de jugement, et la pensée dogmatique affirme sans jugement —, ce jugement pose deux éléments séparés, et les rapporte l’un à l’autre. Il permet d’asserter quelque chose d’une autre chose, tout en affirmant la validité de ce rapport, face à un auditoire supposé auquel une adhésion est demandée. Il est jus-dicere, selon l’étymologie latine, il dit la formule qui a valeur de règle pour telle chose, ou judicium, sentence, décision judiciaire. En ce jugement-là, il est bien question du discours, de la forme logique appelée « proposition », c’est-à-dire d’une opération de liaison (association ou disjonction) entre deux éléments, aboutissant à l’énoncé qui l’objective. Le jugement discursif a par conséquent une structure, d’ailleurs mise au jour par Aristote (le jugement, apophansis, a la structure d’une proposition linguistique, organisatrice du rapport : sujet-verbe-complément, ou plutôt sujet-copule-prédicat, dont la formulation est reprise et étayée autrement, par la suite, par les Stoïciens, sous la notion d’axioma. Encore ne recueillons-nous ce travail, au sein de la modernité, qu’en dénouant la liaison ontologique grecque entre les mots et les choses, par conversion du jugement en une opération de rapport entre le cas et la loi accomplie par un sujet. Autrement dit, le jugement est pour nous la fonction spirituelle par laquelle nous plaçons le particulier sous l’universel, ou un donné sous la catégorie qui lui correspond.
À ce titre, le jugement a pour détermination un acte (du sujet) et un rapport, et les deux s’entendent en liaison avec un critère ou une règle (présente ou non), disons une norme (bien, mal, etc.). Nous voilà placés moins devant la question de ladite « évaluation » que devant celle de la validité. À condition cependant de prendre le soin, ainsi que nous le demande Immanuel Kant [1724-1804] sous la férule de la « critique », de poser le problème de la règle de référence (de la source et de la légitimité, non de la valeur, du jugement), et dans le même temps de discriminer les jugements afin de mieux pouvoir les rapporter à la bonne règle et asserter du bon cas (de la validité différente du vrai, du bien, du juste, du beau, etc.). La philosophie du jugement condensée par Kant, dans les trois Critiques, procède en effet à un reclassement complet de la théorie du jugement qui gouverne assez largement nos pratiques modernes. Elle distingue trois types de jugements discursifs.
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Les « jugements de connaissance », déterminants, disons les jugements scientifiques (la loi de la chute des corps, par exemple). Ils résultent de la démarche même du savant. Ce dernier dispose d’un cas (un corps tombe), et il doit dégager la loi (problème de subsomption expérimentale). Il doit construire le phénomène, et il lui faut découvrir la règle sous laquelle ce dernier peut être subsumé. Ce jugement n’est pas « évaluateur ».
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Les « jugements pratiques », judiciaires (sanction), éthiques (conduites universalisables) ou politiques (qui fixent, définissent, autorisent universellement). Ils s’appuient sur des normes. Le juge, par exemple, dispose d’un cas et d’une loi. Il applique la loi sur le cas. Cela s’appelle « juger ». Ces jugements ont des prétentions à l’universel, quoiqu’il n’aille pas de soi que le juge sache organiser le bon rapport, que l’être éthique sache s’exercer correctement, que le politique sache promouvoir la cité juste. Ils ont des fonctions normatives (qu’on peut vouloir limiter, par exemple en politique, selon l’ancienne voie choisie par Régis Debray dans la Critique de la raison politique). Ils valident des cas (ce que beaucoup appellent « évaluer »).
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Les « jugements de goût », qui n’ont que peu à voir avec l’œuvre d’art, mais beaucoup avec la sensibilité du récepteur. Esthétiques, ils naissent à propos de cas, énoncent l’état dans lequel le sujet est mis (plaisir-déplaisir), mais ne tombent sous le coup d’aucune loi (nul ne peut me contraindre de trouver telle œuvre « belle »). Néanmoins, ils ont une prétention à l’universalité. On peut affirmer que ces jugements sont réfléchissants. Ils valorisent sans doute mais peuvent aussi valider une œuvre de façon exemplaire aux yeux de tous (en réalité, en fonction de l’autorité du « juge »).
On notera deux choses pour finir sur ce point : d’une part, qu’une appréciation (un sentiment : « j’aime ») n’est pas un jugement, d’autre part, que ce que beaucoup appellent « évaluation » ou « jugement d’évaluation » (normatifs), de nos jours, correspond plutôt à ce qu’il faudrait appeler un jugement de validation/valorisation satisfaisant pour le statu quo, et que si la question de la validation renvoie bien à un type de jugement, celle de l’évaluation prise en un autre sens, non normatif, pourrait bien s’en exclure.
La faculté moderne de validation.
Si l’on devait commenter l’importance historique de cette question du jugement (et de la discursivité) ou de cette question de notre rapport aux jugements, ou encore de la centralité du jugement dans notre culture, puisque nous en faisons, de manière dominante, une structure de notre pensée et de notre volonté — jusqu’à en faire, dans le cas des sociétés de contrôle, l’instrument des pratiques de qualification et d’expertise — , il faudrait non seulement rappeler que la focalisation sur l’éducation de l’esprit par le jugement, par les activités de jugement, est moderne, mais encore montrer, corrélativement, qu’elle témoigne de la rupture qui a eu lieu, au seuil de cette modernité, entre un monde d’ordre ou de valeurs et un monde de normes, rupture grâce à laquelle l’homme ou le sujet humain est, désormais seul, placé en posture d’énoncer et de discriminer le vrai et le faux, le beau et le laid, le bien et le mal,… Au sein de ce monde moderne, l’affirmation des valeurs ne va plus de soi. C’est bien un monde désenchanté. Et, il faut y apprendre à valider les pensées et les actes par soi-même, par des normes fixées dans le cadre de l’autonomie du sujet (sa liberté principielle), individuel ou collectif, selon les cas.
En effet, à partir du 17e siècle, le déploiement de la philosophie du jugement bouleverse, dans un premier temps, la manière de concevoir les formes de l’existence et les formes d’activité de l’esprit. Pour les formes de l’existence : nul n’a plus à imiter ce qui est écrit, ou à lire dans l’Écriture la valeur accordée à des objets, des sentiments, etc. ; chacun doit désormais juger la situation et décider soi-même, dans un profil d’universalité, quelle validité accorder aux actions, quelle norme imposer à chacun. Pour les formes de l’esprit : elles ne s’expriment plus par adhésion aux choses, mais dans des jugements organisant des rapports entre le langage et les choses (relation, subsomption ou causalité). Bref, les combinaisons ne sont plus données (en un cosmos) ou créées par un Dieu. C’est à l’esprit à faire jouer son pouvoir normatif, ou à quelques sphères culturelles majeures, ayant élaboré des légalités immanentes, à servir de guide (les sciences en matière de vérité, l’éthique en matière de bien, la politique en matière de juste, les arts en matière d’appréciation de goût).
À cet égard, le jugement introduit, dans la parole et l’échange des paroles, une régulation nécessaire par des critères servant à définir les objets de référence, les règles d’énonciation communes, et les modes d’application du jugement (qui diffèrent selon qu’il est scientifique, politique, moral, esthétique, etc. et dont l’apprentissage s’accomplit historiquement dans les séances de discussion consacrées aux œuvres dans les Académies ou dans la pratique des conversations de Salons, et de nos jours, à l’École). Du coup, les problématiques du jugement incluent simultanément l’idée d’une distance prise ou à prendre avec le poids des autorités indiscutables pesant sur les mœurs. Elles facilitent, par exemple, la tâche des artistes (on ne juge plus de la véracité de leur œuvre selon la manière dont elle raconte un épisode biblique, une œuvre n’étant « belle » que si elle correspond à ce que l’autorité affirme).
Dans un second temps, on peut surprendre ici les germes de toutes les théories modernes de la liberté et de la démocratie. Car, qui dit jugement, dit rapport nouveau entre les mots et les actions. Par différence avec la sphère religieuse, qui laisse croire que les mots sont l’action (c’est le mode d’expression de Dieu), cette configuration dessinée par le jugement nous apprend ce que nous faisons et comment nous le faisons en séparant les mots et les actions (bien avant que nous ne soyons capables de traiter les mots comme des actions : cf. John Langshaw Austin [1911-1960], Quand dire c’est faire)
En somme, on ne peut penser cette question du jugement en dehors d’une théorie du sujet individuel ou collectif, de ses facultés, et de procédures de validation (imposition, discussion, négociation, etc.). Le jugement devient le mode fondamental sous lequel se partagent les normes, mais aussi se discutent les orientations des activités humaines. Par la centralité du jugement, les hommes sont entraînés à délibérer, chacun avec soi-même et collectivement. Dans ce cadre, le vrai, le bien, le beau, le juste, ne sont plus des absolus (au sens traditionnel), c’est-à-dire des « choses métaphysiques » unifiées dans le Bien (dont la fonction axiologique, à partir du monde intelligible, est définie par Platon) ou en Dieu (relevant du mystère d’un Au-delà). Il ne va plus de soi que des valeurs correspondent à la structure du monde. On ne peut plus se contenter d’en constater la présence, ou de les appliquer. Aucune tradition n’en légitime. En revanche, les normes relèvent d’une élaboration entreprise par le ou les sujet(s), donc du discours et de la discussion collective (qu’elles en soient le préalable ou le résultat). C’est même pour cela que les classiques — qu’ils soient rationalistes (traitant la connaissance comme un jugement) ou empiristes (opposant le jugement, lieu de la probabilité et la connaissance, lieu de la certitude, et définissant le jugement comme acte de prendre un objet comme meilleur pour soi, cf. John Locke [1632-1704]) — ont cherché à penser le passage du pré-jugé au jugement par conversion de soi, éducation ou débat. Ou rapporté le jugement à la volonté, non à l’arbitraire.
L’émergence d’une évaluation sans jugement.
Ne serait-ce pas cette pratique du jugement de validité ou de valorisation qui, une fois figée en une référence absolue, est devenue un instrument de contrôle, de nos jours, et qui suscite des pratiques « réformatrices » d’évaluation et d’expertise, afin de faire supporter le poids du contrôle social par les individus eux-mêmes (par incorporation d’une « évaluation » qui aboutit à un quasi auto-contrôle) ? En effet, si on réfléchit posément aux pratiques de l’évaluation (affirmations conventionnelles en commission d’évaluation, en évaluation de compétence, ou de performance, etc.), on s’aperçoit de ceci : soit l’évaluation conduit à valider ou invalider une pratique ou l’activité d’une personne, et alors elle relève bien d’un jugement normatif ; soit l’évaluation contribue seulement à situer quelqu’un ou quelque chose sur une échelle de préférence en référence à des concurrents (le mettre en valeur, valorisation), et en jouant sur des seuils (étalonnage : en-deça/au-delà), et alors elle devient un appel à la correction d’une trajectoire, à la réadaptation ou à un effort de conformité. Soit d’ailleurs qu’il s’agisse du résultat d’une attitude affective, d’un préférence subjective déguisée de l’évaluateur (ou d’une « indulgence relationnelle », comme le dit joliment Eric Troncy, à propos des Art Awards), soit qu’il s’agisse de l’application d’un pouvoir institutionnel. Cela fait toute l’ambiguïté de l’usage de la notion d’évaluation, et plus encore de la notion de « jugement d’évaluation ». Ne ferait-on pas mieux de parler de pratiques aliénantes ?
Entretenir cette ambiguïté est d’autant plus grave que la notion d’évaluation (sans référence à un jugement, à une norme, au statu quo) reste décisive pour ceux qui veulent échapper tant aux références au « grand évaluateur » (Dieu) qu’aux fonctionnements des sociétés de contrôle. Chacun le constate par exemple chez Michel Foucault [1926-1988] dont la pratique est celle d’un diagnostic, évaluateur des forces en présence sur tel ou tel terrain, aux fins de le mettre en question, et chez Gilles Deleuze [1925-1995], dont la pratique, cette fois, est celle de l’évaluation des lignes de fuite tracées à l’encontre des normativités par certaines activités (littérature, cinéma, luttes sociales, etc.). Ce dernier en particulier veut non seulement en finir avec le jugement logique (la procédure d’attribution, articulée au « est » unificateur parce qu’il ramène toute chose au Même) — tant pour définir la pensée que pour rédiger sa pensée, puisqu’une écriture nomade l’expose qui privilégie la simple relation « et », prise non comme synthèse, mais comme bégaiement et devenir, séparation et articulation, maintien de la tension —, mais encore, il récuse tout jugement de valeur — opposant notoirement « juger avec des valeurs » (extrinsèques et extérieures au discours considéré) et « évaluer d’après des implications » (en fonction d’une cohérence interne) —.
Ce qui est baptisé « évaluation » dans cet autre cadre, on le voit bien, ne se résume plus du tout ni à la validation et au jugement ni à l’exercice de décerner une place dans une échelle, de préférer ou de valoriser. « Évaluer », c’est adopter une pratique au sein de laquelle l’idée d’une productivité de l’infini réel est pleinement assumée ; l’idée qu’il est par conséquent impossible de clore le réel par un jugement, ou l’idée selon laquelle chaque œuvre humaine se constitue au croisement de plusieurs lignes, la ligne n’étant jamais régulière, chaque œuvre n’étant rien d’autre que l’arrêt du mouvement de la ligne, permettant aussitôt sa propre reprise ailleurs : comment par conséquent juger d’une œuvre si elle est une ligne singulière. Aussi bien, ce qui importe, dans une perspective d’évaluation, ce sont les lignes et non les œuvres, les espacements. Mais à quelles fins ? Dans l’œuvre de Deleuze, en tout cas, celle d’une ontologie de la singularité cherchant à poser le principe d’une pure contingence de toutes choses, récusant toute domination et tout statu quo.
Il faut donc maintenant mettre au jour le secret de cet autre usage du terme. Ce n’est pas en vain qu’il est mentionné ici pour désigner ce qui veut échapper à la canalisation (validation), et par exemple, à celle qui, comme l’indique Friedrich Nietzsche [1844-1900], fait encore de nous des croyants à l’égard des artistes, des scientifiques, des hommes politiques (Généalogie de la morale, « L’Idéal ascétique »). Rarement, il est vrai, plus de ferveur fut mise à dénoncer ces illusions, et à indiquer qu’on pouvait refuser de se soumettre à une perspective judicative et validante (jusque dans l’écriture, passant à l’aphorisme). Comment ? En adoptant une perspective généalogique, la généalogie consistant en une évaluation des valeurs humaines dans le tout du monde (valorisation positive, dévaluation, transvalutaion). Elle met au jour les forces qui président aux énoncés de valeurs, et affirme sans détour que les valeurs ne sont pas des absolus. L’origine des valeurs n’est pas dans un arrière-monde, mais dans certaines conditions dans lesquelles les hommes inventent leurs jugements de valeur. En évaluant donc les valeurs, en dévoilant leur provenance, nous découvrons que ce n’est pas parce qu’il y a des valeurs que nous agissons. C’est parce que nous voulons agir de telle ou telle manière que nous fixons des valeurs. Dans l’action, nous voulons confirmer des hiérarchies (acceptées, imposées, négociées, ou accordées) que nous produisons (bon/mal ; beau/laid ; avoir des objectifs/se laisser aller). Toute validation correspond par conséquent à un acte de puissance et d’ordonnancement imposé à partir d’une volonté de hiérarchiser. Seule la pratique de la hiérarchie permet de décider de la valeur des actions. La propriété de la valeur est donc de « remplir » le jugement de telle sorte qu’il projette sur le monde des distinctions, et qu’un certain type d’unité se construise entre les sectateurs de jugements identiques.
Nietzsche ancre son raisonnement dans une lecture particulière du statut du jugement esthétique (ni détermination conceptuelle ni législation de la raison pratique), une lecture qui ne veut pas entendre parler d’un sujet qui jouirait d’une plénitude quelconque donnant le sens absolu de toutes choses (par révélation ou téléologie). En un mot, si le travail « évaluateur », opéré par Nietzsche, consiste à chercher à dire ce que valent les valeurs (et non pas à affirmer qu’elles valent), à dénouer les illusions intégrées dans la base de la culture au titre de modalités contraignantes (le jugement de validation et de valorisation), c’est que, à partir d’une perspective esthétique, il veut mener (si possible aux côtés de Richard Wagner) une lutte de transvaluation des valeurs pour pousser l’Allemagne notamment à un renouvellement de sa culture et de sa civilisation (par surgissement ou irruption de l’inédit). Il veut de surcroît substituer à une définition monologique de la modernité, la définition d’une modernité plurielle, en devenir infini. Une modernité organisée en stratifications, côtoiement, rebondissements et/ou niveaux pétrifiés. C’est précisément ce qui le ramène, à la fin de sa vie, à Wolfgang von Goethe interprété comme « génie de la culture », capable d’organiser sans la trahir l’irréductible pluralité du monde.
Le ressort de sa démarche tient dans un doublet : évaluation-transvaluation. Celui-ci définit une attitude face au monde et au langage, celle du soupçon (il faut évaluer les valeurs !). Le langage dit autre chose que ce qu’il dit, toute affirmation est un hiéroglyphe, d’autant, répétons-le, qu’il n’y a rien de caché dans le monde, ni profondeur derrière les choses (une origine, un fondement). Partant, si tout est en surface, nous avons surtout une tâche à accomplir, celle de modifier sans cesse l’espace de valeurs et de signes dans lequel nous nous mouvons, afin de produire de nouveaux regards, de regarder les choses autrement et de voir de nouvelles choses. Aussi la pratique de la transvaluation n’a-t-elle pas besoin d’une axiologie, mais d’une interprétation, l’idée d’interprétation évaluatrice suggérant même qu’il n’existe que des interprétations, à l’infini.
Notre curiosité n’est cependant pas encore satisfaite. On peut se demander encore en quoi cette voie nous intéresse aujourd’hui, au-delà de ses effets immédiats de polémique avec les pratiques de validation-valorisation. C’est que ces pratiques s’étendent de nos jours, avec des variations normatives qui commandent qu’on les remette à nouveau en question. À notre époque, les phénoménologues, par exemple, ont cru pouvoir abolir le monde du jugement, mais n’ont pas mis en question le monde de la validation. De là, le rôle social paradoxal de la phénoménologie dans les pratiques de validation, et les critiques auxquelles elle doit être confrontée, dussent-elles justement venir du monde de la pensée évaluative nietzschéenne. La phénoménologie, il est vrai, se donne pour une science descriptive. Pour ce faire, elle suspend tout jugement préalable, voulant revenir à la chose même (par réduction eidétique). Mais ce n’est pas pour abolir les validations ni les valorisations. Au contraire, le phénoménologue ne cesse, dans le cadre de son travail, de distinguer les objets en rejetant ceux qui ne conviennent pas à ses analyses. Ainsi pourrait-on revenir sur le fait de l’adéquation très particulière que la phénoménologie esthétique entretient avec l’art moderne abstrait.
Validation, évaluation, différend.
Mais sommes-nous pour autant obligés de nous restreindre à ces formules opposées : la validation ou l’évaluation, quant à nos rapports avec le monde, les autres et nous-mêmes ? Ne pouvons-nous tenter de nous exercer à nous déprendre des jeux (d’inversion) qu’elles entretiennent l’une par rapport à l’autre ? Ne pouvons-nous ouvrir une troisième voie, celle d’une théorie du différend, qui ne se restreindrait ni à la validation ni à l’évaluation ?
Certes, la pensée et la société modernes sont légitimées par les activités de jugements normatifs. Au sens où le jugement correspond à une attention spécifique à une certaine sociabilité et à un type de finalité (pourquoi faisons-nous quelque chose ? Ne devons-nous pas agir en visant des fins ? Et produire toujours quelque chose à destination d’autre chose ?). Notre forme de sociabilité, en particulier, est tout à fait centrale dans le jugement parce qu’elle est la manifestation d’un comportement ou d’un apprentissage : celui de la communicabilité et de la publicité qui soutient l’idéal normatif d’abord des Lumières (nous séparant des Grecs qui, s’ils ont une philosophie de la cité, laissent de côté la question de l’autre, et du monde médiéval pour lequel l’autre est un « semblable »), puis de la modernité (la discussion, le débat). Mais elle enveloppe sa critique sous la forme de l’évaluation, et donc d’un appel à reconnaître le fait que la condition humaine pourrait être plutôt celle de la pluralité, pluralité que l’évaluation refuse de résorber sous une quelconque synthèse, mais qu’elle laisse aussi proliférer sans sens collectif.
Qui ne perçoit alors le dilemme historique devant lequel nous nous trouvons. Ou bien nous cherchons à explorer des normes en vue de la fixation d’une échelle sans laquelle les entreprises humaines nous semblent vouées à l’arbitraire ; ou bien, nous exhortons à renoncer à toutes les normes en affirmant que les possibles s’équivalent, l’essentiel étant d’être résolu à déplacer les choses sans souci de normativité. De ce point de vue, rien n’est plus tentant que de simplifier la condition humaine actuelle à outrance, en légitimant cette alternative, désignée désormais par les termes « moderne » et « postmoderne » : ou bien des validations (modernité) ou bien des équivalences généralisées (postmodernité). Ou bien une axiologie normative ou bien une interprétation infinie de toutes choses. Encore cette polémique symétrique nous révèle-t-elle particulièrement bien que si les hommes conquièrent le monde en le réduisant aux normes qui sont les leurs, la difficulté commence lorsqu’on fige les normes au point de croire que le monde doit leur ressembler. On peut alors comprendre les difficultés auxquelles s’expose le monde contemporain : refuser de juger, si juger c’est trancher brutalement, mais aussi faire croire qu’évaluer n’est pas valider, alors que cela y revient.
Il n’empêche, les phénomènes rencontrés ne sont pas résolus dans ou par ce dilemme. Il est même probable qu’on ne peut uniment abandonner tout jugement de notre situation, si nous souhaitons encore la transformer. Mieux vaut sans doute réapprendre à juger autrement, et replacer le jugement dans une nouvelle perspective absente de téléologie, d’élévation ou de tribunal jugeant en référence à un absolu, comme de ses contraires, le hasard, l’équivalence, le subjectivisme, le relativisme ou le laisser faire. Un jugement témoignant du différend qui pourrait entraîner notre histoire dans une transformation.
A cet égard, le tableau des jugements présenté ci-dessous décrit brièvement le spectre des jugements (actuellement existants) dans notre société, à partir des variations réciproques qui sont logiquement soutenables, surtout si l’on veut éviter les postures désenchantées et nostalgiques, ou encore les aventures. Au centre du tableau, la position que nous défendons : l’élaboration dans les conditions actuelles d’une pensée de la conflictualité et de la pratique (politique) des jugements à partir de la reconnaissance des compétences de chacun.
Voici ce tableau :
Dogmatisme | un point de vue supérieur prescrit des normes, ou : il y a des définitions préalables) |
Transcendantalisme | maintien d’un universel humain, une garantie humaine à partir de conditions apprises) |
Raison communicationnelle, intersubjectivité, reconstruction | dialogie : mais avec procédure de décision par argumentation critique rationnelle ou allégeance à des institutions garantes |
Compétences différentes et différend | dialogie : recherche d’un universel concret, dialogue et histoire |
Postmoderne | validité relative des valeurs, tout est mélangeable |
Relativisme | chacun son interprétation, antidogmatisme empiriste et neutralisation |
Pragmatisme | le vrai résulte des seules rencontres, qu’il faut faire varier et multiplier infiniment |
Ainsi présenté, ce spectre des jugements et des énoncés de validation tels qu’ils existent et sont rendus actifs de nos jours, organisés relativement les uns aux autres, permet à la fois d’analyser les pratiques contemporaines et de dessiner une voie grâce à laquelle nous pourrions envisager un rebond de notre histoire présente, sans nostalgie ni pessimisme.
Image : Raphaël (Urbino, 1483 – Rome, 1520). Détail de « L’École d’Athènes ». Fresque. 1509-1510. Vatican, La Chambre de la Signature. Source : Jacques-Édouard Berger Foundation : World Art Treasures.