Il semble généralement acquis en esthétique – sauf parti pris à la manière d’Ad Reinhard (la présentation des oeuvres au public n’est pas nécessaire) néanmoins contredit par la remarque de Marcel Duchamp (« Ce sont les regardeurs qui font les tableaux » [1] –, que l’on doive traiter l’oeuvre d’art comme une chose évidente, c’est-à-dire artistique [2], reliée immédiatement à une inclination du spectateur-auditeur à regarder, écouter, toucher, etc. à une sorte de « pulsion de voir » (d’entendre…). Les artistes en ont eux-mêmes mis les traits en scène [3]. Prétendument « naturel », le dispositif de réception esthétique ainsi exposé est de surcroît conçu comme un dispositif non moins « évident » de face-à-face. Un dispositif de confrontation œuvre-spectateur(-trice), dans lequel l’oeuvre est là et le spectateur/la spectatrice aussi, les seconds dispensant sur la première un « point de vue » monologique. En conséquence de quoi, d’une part, le statut de ce spectateur, exclusif et unilatéral, ne semble pas poser de problème – il y aurait une essence du spectateur –, et d’autre part, la réflexion sur les oeuvres d’art n’a besoin de s’attacher qu’aux styles artistiques.
Cependant, à entendre parler des efforts à déployer pour organiser ce face-à-face – apprentissages des écoliers, impacts des distinctions sociologiques, tâche des médiateurs d’art –, il n’est pas certain que la disposition à se mettre dans une telle attitude soit « naturelle » [4]. Si nous constatons que s’impose une éducation au devenir spectateur-auditeur (et le lecteur nous autorisera désormais à n’utiliser qu’un seul genre), il n’est pas interdit de penser que la sa construction ne date pas d’aujourd’hui. Elle doit être analysée sur une vaste échelle : celle de l’histoire des postures de spectateur ainsi que celle des oeuvres qui les rendent possible [5]. Cette histoire – qu’il faudra sans doute confronter plus tard à une sociologie – est même susceptible de donner la clef de compréhension de la constitution, de la signification et des enjeux du dispositif de face-à-face.
Mais, simultanément, la confrontation des résultats de cette histoire avec les dispositifs caractéristiques, cette fois, de l’art contemporain, indique que nous assistons, de nos jours, à la « fin » de cette attitude. Qui n’a pas remarqué combien les oeuvres d’art contemporain transforment l’attitude du spectateur, au point d’ouvrir largement le face-à-face œuvre-spectateur, et d’insister plus fermement sur une interférence entre spectateurs à partir de l’oeuvre ? Ces oeuvres font droit à une problématique dialogique. Le dialogue entre spectateurs fait de l’interférence le régulateur de l’émotion esthétique. La relation entre spectateurs devient le coeur du comportement esthétique, recentrant au passage la compréhension de l’oeuvre sur le résultat de ce dialogue. L’ascèse du spectateur en est d’autant déplacée vers une « pulsion d’échange », qui opère dans et par l’autre, grâce à la médiation de l’oeuvre [6].
Genèse d’un sujet esthétique.
Quand et comment eut lieu cette institution du spectateur, sous la forme du face-à-face avec l’oeuvre et du retranchement du monde que François Truffaut a mis en scène avec humour lorsqu’il fait dire à Fanny Ardent, « Tu lis contre moi », à l’adresse de Charles Denner (L’Homme qui aimait les femmes) ? Indiquons le brièvement.
L’attention à l’égard d’une posture de spectateur, la problématisation d’un comportement esthétique monologique, se confirme pleinement au 19e siècle [7]. Prenons-en pour témoin non la première mention d’une telle attitude, mais l’ensemble constitué par l’élaboration de théories esthétiques, la publication d’ouvrages didactiques portant sur le rapport à l’oeuvre d’art et des échanges de correspondance centrés sur ce personnage nouveau du spectateur. Le fameux Spectator d’Addison, en 1712, en rend public l’horizon, imité d’ailleurs en France par Le Spectateur français de Marivaux. L’attestation de cette genèse est concomitante de l’approfondissement des effets de l’autonomie acquise par les arts et du déploiement du thème de la « magie de l’art », du thème de ses effets sur le spectateur (être attendri, être touché), dont on doit les linéaments à Dominique Bouhours (Des manières de bien penser dans les ouvrages de l’esprit, 1697) puis le développement à l’Abbé Du Bos (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, 1719). Au demeurant, elle est aussi vérifiée par rétrospection, par ceux qui en héritent et tentent de la changer. Pensons ici à Friedrich Nietzsche expliquant combien il est frappé par cette invention et sa fonction égologique si particulière : « La seule chose que je veuille souligner, c’est que, comme tous les philosophes, au lieu d’envisager le problème esthétique en partant de l’expérience de l’artiste (du créateur), Emmanuel Kant a médité sur l’art et le beau du seul point de vue du « spectateur » et qu’il a introduit sans s’en rendre compte le spectateur lui-même dans le concept de « beau » [8].
Toutefois, cette lente genèse ne s’accomplit pas de manière linéaire. Elle se construit au sein d’un système de distinctions extrêmement conflictuel, qui met en jeu un processus de séparation entre différents objets de spectacle risquant de se contaminer : l’art, la nature, l’histoire, le monarque ou la politique. C’est seulement au terme de cette genèse qu’on peut considérer le spectateur de l’oeuvre d’art institué. Il l’est par une attitude (apprendre à se placer comme il faut, en face de l’oeuvre, dans tel espace, apprendre à s’éloigner ou se rapprocher), l’exercice du type d’attention à mettre en oeuvre (concentration), la pratique d’exercices requis pour le devenir (rapport au temps), et l’apprentissage de la discrimination entre des pratiques culturelles [9].
Typiques à cet égard, certains textes de Denis Diderot – pourtant le moins égologique de ces auteurs – cherchent à cerner des lignes de force autour du spectateur d’art comme autant de lignes de proximité ou de distinction par rapport aux autres spectacles possibles. Les Entretiens sur le Fils naturel (1757) suggèrent l’existence de toutes sortes de confusions à dénouer : tandis que le spectateur de l’oeuvre d’art, affirme l’auteur, n’est pas susceptible des mêmes déterminations que le spectateur de la nature, il est sous-entendu en plusieurs passages qu’il n’existe pas de spectateur de l’histoire, puisque cette dernière requiert plutôt des acteurs [10]. Ces Entretiens se déroulent ainsi dans une atmosphère descriptive, éducative et théorique, dessinant clairement une sorte de manuel d’exercices à destination de la formation du spectateur d’art.
Qu’une infinité de circonstances, ici non répertoriées, se mêlent à cette élaboration d’un « sujet esthétique », n’empêche ni d’appréhender pleinement ce système d’opposition (art, nature, histoire, politique) ni d’en entrevoir le double registre polémique de fonctionnement.
Le registre historique, tout d’abord.
Pour asseoir la fonction du spectateur d’art, il convient d’en décrire l’intérêt à l’encontre de la situation antérieure, à l’encontre d’usages et d’attitudes hérités [11]. Cela revient, pour les uns et les autres, à admettre que ce spectateur et son attention spécifique ne sont pas constitués d’emblée, n’existent pas (encore) en tant que tels [12]. La plupart des auteurs polémiquent pour en construire les codes. Longtemps, on s’est contenté de passer devant ce qui, par ailleurs, n’est pas conçu comme oeuvre d’art mais comme élément de décor, ou de viser derrière l’objet plus ou moins regardé la divinité dont il célèbre la puissance [13]. À l’encontre de cette attitude, ces écrivains présentent le spectateur nouveau en même temps qu’ils inventent sa posture et confirment l’acquisition par les arts de leur statut autonome (définition de l’art, temps et espace de l’art). Il faut entendre en ce sens l’insistance mise par le Comte de Shaftesbury sur le « spectateur simplement regardant et admirant » (Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times, 1711, II), auquel il souhaite apprendre une sorte de self-control, une attitude désintéressée – tout simplement à se concentrer sur un objet.
Le registre structurel, ensuite.
Une fois la figure du spectateur d’art inventée, il faut la défendre contre des figures concurrentes. Cela revient à délimiter le plus clairement possible le terrain de son activité et les résultats qu’elle se propose d’obtenir. Si le spectateur est « d’art », sur quel théâtre se produit-il, qu’est-ce que cerne ce domaine dit, à partir du 18e siècle, « esthétique » ? En un mot, au sein de ces spectacles possibles que sont la nature, l’histoire, la politique et l’art, quelle est la place exacte de l’art ? Car, tant que l’on persévère à évoquer, au même titre, le « théâtre de la nature », « le spectacle de la nature », « l’oeuvre de la nature » et, dans une autre série, « le théâtre de l’histoire », « la mise en scène politique », ou encore « les barbares du goût », les confusions se maintiennent [14]. Encore certains se mettent-ils d’accord pour rapporter la question du spectateur à celle de l’oeuvre d’art (Diderot, Rousseau et Kant), sans que cela les empêche de se trouver en désaccord sur le statut à conférer à ce qui est rejeté en dehors de ce rapport.
La compréhension de cette difficulté n’implique nullement la capacité de la résorber entièrement. En traitant l’ancienne question du « spectacle de la nature » dans le cadre de la raison pure, en la versant par conséquent du côté de la science, Kant fait perdre au « grand livre de la nature » sa dimension de spectacle. Galilée, Newton, et les savants (femmes comprises) portent un autre regard sur la nature et ses merveilles, lequel est sans doute encore de l’ordre de l’admiration sublime, mais plus certainement de l’ordre du travail de recherche. Du coup un espace est libéré pour le spectateur d’art. À cette place, le spectateur kantien s’exerce à une « commmunication intersubjective » (Gemeinsinn ou « sens commun », une sociabilité transcendantale, ne se définissant pas par une discussion effective, mais par l’implicite reconnaissance d’une co-appartenance de chacun à une humanité une). En revanche, en fin de son parcours théorique, Kant se débat avec la politique et l’histoire. Et, n’arrivant pas à donner corps à la politique, il fait droit, à nouveau, à une position de « spectateur du monde » [15] : le philosophe, susceptible de sympathies ou d’approbations à l’égard non des faits mais des dispositions morales que révèle le cours du monde, se fait simple témoin de ce qui doit être voulu par tous.
Faire naître le désir de voir.
Au sein de ce double registre polémique, émerge une disposition (et sensibilité) esthétiques, celles du spectateur-auditeur. Elles se fixent rapidement en un habitus de spectateur. La construction de cette disposition durable s’accompagne de schèmes d’usage de l’oeuvre d’art. Leur première vertu est d’amener le spectateur à un face-à-face avec l’oeuvre. Le comportement esthétique adéquat fait valoir une correspondance entre les règles de fonctionnement de l’objet artistique (la classique perspective, puis l’orchestre classique avec Hector Berlioz,…) et les exercices destinés à forger le regard (l’ouïe,…) du sujet-spectateur centré. Lorsque ce comportement est pleinement efficace, il traduit un consensus sans épreuve entre l’honnête homme et l’oeuvre d’art. À cet égard, on peut même affirmer que les oeuvres d’absorbement, telles que les définit Michael Fried [16] – les toiles qui présentent des activités absorbantes (lecture d’une lettre, examen d’une carte,…) – dépeignent le résultat bienheureux des exercices auxquels doit être amené le spectateur. Les oeuvres figurés sont des mondes puissants ouverts sur le spectateur mais refermés par son regard, suspendant pour un temps tout ce qui pourrait être étranger à ce cercle. En fin de compte, ces tableaux exposent un face-à-face objet-personnage dont l’appropriation doit métaphoriquement engendrer un rapport identique entre le spectateur et eux.
Cet habitus, tel que porté par de nouvelles générations de « regardeurs » et détaillé par les différents auteurs, se trouve d’abord à la recherche de lui-même. Mais rapidement quelques-uns de ses effets ne surprennent plus personne : le regard du spectateur se porte fort « naturellement » au centre de l’oeuvre, à la distance idéale, celle qui le rend souverain. C’est en cet habitus que se retrouvent les auteurs, même si, par la suite, ils ne traitent pas de la même manière les vertus d’un tel « sens commun ». En revanche, ils s’en emparent pour imposer une réflexion portant sur l’exercice de soi dans le rapport à l’oeuvre d’art, et pour amplifier l’analyse de ce que signifie en esthétique « être concerné ». En conséquence, devient spectateur celui qui se laisse interpeller en sujet esthétique et se laisse interpeller de cette manière par une oeuvre qui se fait véritablement « adresse » à lui. Quoi qu’il en soit, cette mise en forme du spectateur de l’oeuvre d’art porte en elle les enjeux esthétiques, scientifiques et politiques liés à la constitution du sujet moderne [17].
Les auteurs de référence confortent la formation de cet habitus par une incitation à quelques exercices grâce auxquels donner corps à ce face-à-face.
Dans le premier exercice, il s’agit de rendre possible l’attitude corporelle exigée. Retracé à grands traits, ce premier exercice consiste à apprendre à se placer face à l’oeuvre, à porter le regard sur la toile, de face, et simultanément à apprendre à passer du temps à considérer l’oeuvre. Sans doute faut-il voir ici comme une sorte d’exercice du désir et de l’attention, forgeant dans le sujet esthétique une « pulsion de voir », une dynamique poussant à parcourir la toile, à écouter l’oeuvre se dérouler, en examinant son rendu, son exécution, ou ses tessitures, ses sonorités, en tout cas son unité [18].
Par le deuxième exercice, il convient de faire valoir un investissement physique et/ou intellectuel, puisqu’on ne saurait prolonger ces exercices esthésiques et esthétiques, sans disposer d’une théorie du corps, au moins non-cartésienne, si elle demeure dualiste ; sinon matérialiste [19].
Au cours du troisième exercice, il apparaît que ce type d’acclimatation à l’oeuvre d’art n’est pas sans exiger une certaine capacité à se laisser capter, enivrer, par l’oeuvre, donc à s’abandonner. Se mêle par conséquent à ces exercices un rapport à son propre désir, dans lequel se joue constamment un équilibre délicat entre cet abandon auquel l’oeuvre convertit et la séduction ou le voyeurisme qui barrent l’accès à une oeuvre [20].
Quatrième exercice : la consécration vient alors de la découverte de la capacité à fictionner grâce à l’énergie rencontrée dans l’œuvre [21]. Cette capacité conforte l’envie de dire quelque chose sous le coup de l’oeuvre, l’envie de s’écrier quelque chose, à l’adresse de qui ? La question demeure ouverte.
Cette figure – d’abord rencontrée par les uns et les autres dans leur expérience personnelle, puis reconstruite dans des ouvrages – étant suffisamment dessinée, il convient d’en analyser les transformations [22].
Une réceptivité active.
Le legs classique organise le nouveau rapport aux oeuvres d’art, pour autant que ces dernières soient simultanément considérées comme des oeuvres d’art. Ce legs se rattache à un type d’éducation, voire de perfectionnement de soi, dont la marque centrale est la capacité à s’abstraire du monde pour se livrer à l’oeuvre [23].
Qu’en est-il de la modernité baudelairienne, maintenant ? Encore faut-il simultanément considérer d’autres oeuvres, des oeuvres qui ne donnent plus raison à l’imitation de la nature. Ces modernes, nous les prenons donc en charge à partir de deux engagements : le rapport à un art qui n’entre plus en tension avec la nature mais avec ses propres règles et la volonté d’associer la pratique artistique à un projet d’histoire, au projet d’une humanité non plus transcendantale (celle des Lumières), mais réelle, susceptible de s’émanciper [24].
Livrons-nous, sur ces prémisses, aux conséquences qui nous intéressent. La place à laquelle doit se tenir le spectateur d’art est toujours celle qui le pose en face de l’oeuvre d’art. Car, quant à l’histoire et à la politique, l’homme répond définitivement d’une capacité à devenir acteur. Dans la mesure où cette place est pleinement (esthétiquement) occupée, c’est cependant en relation avec des oeuvres « abstraites » qui la confortent d’une nouvelle manière. Le face-à-face établi est refaçonné parce que, maintenant, il faut que le spectateur moderne essaie de trouver les règles inédites selon lesquelles fonctionnent les oeuvres. Ses éléments entrent dans une relation dynamique réciproque, dont le dispositif photographique du photographe se photographiant, et son illusion propre, est peut-être l’image emblématique. Ce spectateur rejette ou abandonne par conséquent les ambiguïtés qui subsistaient dans le cadre d’une esthétique de la représentation (un face-à-face figé, avec schème de la vision construit sur le modèle de la fenêtre ouverte sur la nature). Révolution copernicienne ? Il est en tout cas obligé de prendre constamment le temps de codifier les schèmes de la perception. Non seulement rien ne doit plus (ou n’est plus censé) s’interposer entre le spectateur et l’oeuvre, mais la relation ne doit plus être conçue comme extérieure. Elle devient intérieure, réciproque et périlleuse. D’un péril engageant le spectateur à remettre indéfiniment en chantier sa « pulsion de voir » [25], suscitée ou incitée à chaque fois de façon locale, par des oeuvres qui épousent à l’infini l’invention de genres différents.
En un mot, le spectateur moderne – numériquement multiplié (parfois rassemblé dans des « coopératives de spectateurs », ou des sociétés d’« amis de théâtres ») – n’accepte d’hériter de l’élaboration classique figée que pour la pousser jusqu’aux limites de sa dynamique. Du coup, il apprend simultanément, à rendre le face-à-face plus labile. S’il faut rompre avec l’attitude antérieure, c’est cependant en elle [26], en l’approfondissant de l’intérieur. De surcroît, ce spectateur est appelé à ajointer ses exercices de spectateur (corps, espace et temps) à une dynamique, extérieure au champ de l’art, d’acteur de l’histoire (autre confrontation à son corps, autre espace et autre temps). Ce qui est prépondérant, ce n’est plus de répondre à la question : qu’est-ce qu’être spectateur ? Ni à la question : comment l’être ? On le sait. La question est devenue celle-ci : qu’est-ce que changer ses habitudes et à quels nouveaux exercices se livrer [27]?
Deux mots sur les enjeux de ce passage, manifestement sensible. Ortega y Gasset (1883-1955) le consigne en remarquant que la modernité change la donne en esthétique. Elle « entre en conflit avec les habitudes mentales que nous a léguées la période antérieure » [28]. Pourtant, elle est approuvée, dès sa constitution. En tout cas, si l’on en croit Charles Baudelaire, dont les Salons – dont la lecture se fait éducative, dès lors qu’elle concentre le spectateur-lecteur sur les nouvelles oeuvres : Baudelaire aime la peinture car elle exprime un point de vue central qui commande la perception du tableau, mais déteste la sculpture (Pourquoi la sculpture est ennuyeuse), car elle empêche le point de vue unique –, dans leur différence avec ceux de Diderot – proposant plutôt une éducation par séparation avec les autres régimes –, énoncent avec précision les canons de l’éducation moderne. Une éducation qui pousse à ne plus chercher le vrai derrière le tableau. Une éducation qui pousse à voir le tableau comme un monde sans au-delà. Duchamp, par des voies artistiques, ne dit pas autre chose lorsqu’il s’évertue à parcourir jusqu’aux plus extrêmes limites le colloque singulier en question.
L’invention de ces nouveaux exercices, enrichissant, par d’autres biais, les perspectives modernes, se dégagent petit à petit de nombreuses controverses artistiques et esthétiques. Tandis que le théâtre, la poésie, la peinture, la musique modernes se débattent pour instaurer des règles et des attitudes nouvelles, le spectateur devient à même de revendiquer une conscience plus active de son rapport à l’oeuvre.
Dans cette mesure, les ouvrages d’esthétique (catalogues d’oeuvres, textes théoriques, discours de vernissages, etc.) présentent finalement des règles nouvelles grâce auxquelles mener à terme une telle rééducation. Chacun peut frayer avec ces exercices à son gré – d’ailleurs on les aborde plutôt par imprégnation –, les accommoder à sa formation, les déformer selon les circonstances. Ils nous apprennent à ne plus solliciter d’arrière-monde. On y est surtout poussé à se concentrer sur les « manières de faire » (versant oeuvre) et l’exercice du regard (versant spectateur) [29]. Ce qui est rendu clair (même si cela s’écrivait avant), c’est que la sensibilité n’est pas passive mais active, plastique, éducable et surtout rééducable. Il n’existe pas de pure réceptivité passive (encore le savait-on depuis longtemps). La sensibilité a des vertus productives. Elle se livre à l’art et aime re-commencer.
Les commentateurs les plus décisifs du mouvement moderne n’ont pas manqué une occasion de le souligner. Toute analyse esthétique euphémise sans aucun doute des manières de voir, d’entendre, de se comporter dans le rapport à l’oeuvre d’art. Commenter une oeuvre, c’est encourager à se présenter devant elle et tenter d’inspirer au lecteur-auditeur l’attitude susceptible de rendre le face-à-face adéquat et dynamique. Commenter ce qu’on aime, d’une certaine manière, c’est en justifier la visibilité, afficher son optimisme de spectateur, et expliquer comment « voir » … les oeuvres [30].
Divers indices font comprendre, en outre, que la modernité ne peut se départir du souci, inconnu jusqu’alors, de la multiplication des spectateurs potentiels des oeuvres d’art. Et ce, d’autant moins que les oeuvres modernes ne maintiennent plus l’idéal d’une perspective centrée. On peut donc regarder une oeuvre en glissant d’un bord à l’autre de la toile, mais on peut aussi la regarder à plusieurs, ou la regarder les uns à côté des autres.
Soulignons enfin que le commentaire philosophique le plus synthétique de cette réforme est celui qu’exposent avec constance les travaux phénoménologiques. Plus ils se donnent pour objet la réfutation les relations extérieures de l’homme et du monde (du sujet et de l’objet), plus ils délivrent la possibilité d’un commentaire esthétique qui peut prendre en charge la relation réciproque oeuvre-spectateur effectivement explorée par les artistes modernes, depuis qu’ils peignent des « mondes sans objets » ainsi que l’écrit Merleau-Ponty. L’expansion des analyses phénoménologiques, portant habituellement sur la « monstration » de la manière dont « le monde se fait monde » dans le domaine esthétique ne saurait, dès lors, guère produire de surprise. La « phénoménologie française » [31] s’en est même fait une spécialité. En s’établissant au sein de l’adhérence du voyant et du visible, en cherchant à faire venir au jour la visibilité anonyme qui habite les deux termes, en prétendant réconcilier les opposés ou en rendant solidaires le dehors et le dedans, elle ne fait pas autre chose que formaliser la démarche même de l’esthétique moderne [32]. Elle travaille au corps, si l’on peut dire, le processus par lequel vient au jour la visibilité, c’est à dire l’exercice du regard. Et elle fait émerger le don propre de l’art. L’oeuvre d’art y est étudié à la fois pour saisir ce chiasme, pour faire droit à des exemples de réduction phénoménologiques (passage du voir quelque chose au voir qu’il y a à voir) et par conséquent, pour servir de métaphore à la « structure du comportement ». En quoi, la phénoménologie peut offrir un point de vue juste mais partiel.
Concluons donc ce point d’un mot. La modernité artistique et esthétique assoit le face-à-face dont elle hérite, en le transformant de l’intérieur. À tous égards, elle amplifie de plus en plus l’activité intime qu’il peut contenir. Que ce soit par les oeuvres qui obligent le spectateur à se mouvoir : depuis El Lissitzky proposant des oeuvres en lesquelles entrer jusqu’au Grav voulant désinhiber le spectateur, le décontracter, le faire participer [33]. Par les oeuvres qui travaillent le spectateur sur son rapport à l’oeuvre : Martial Raysse (À propos de nous en peinturama, 1965), Piero Manzoni ou Gerhard Richter invitant le spectateur à voir une image et le genre auquel elle appartient [34]. Que ce soit par les oeuvres qui décloisonnent les relations entre les « genres », obligeant les spectateurs à se rendre compte des possibilités d’expérience de soi dans la traversée des frontières artistiques, ou par les traités d’esthétique.
L’interférence dans l’art contemporain.
Pour aborder maintenant – comme en une sorte de brusque déplacement – le contemporain, plaçons-nous donc dans l’état d’esprit du spectateur contemporain d’art contemporain – en réalité, au coeur de son malaise –. Dans une large mesure, il est certain que son absence d’aisance et de plénitude, assez fréquemment constatable, résulte du cumul des élaborations précédentes immédiatement confronté au moment présent de l’histoire de l’art. Une certaine éducation, vigoureusement transmuée en habitudes, en tout cas un héritage est transporté devant des oeuvres qui le désirent d’autant moins qu’elles ont pour projet un franc contraste avec les productions antérieures. La mémoire du corps, les attitudes apprises, sont mises au défi et rendues ineffectives. Au point d’en pousser beaucoup à des déclarations qui relèvent d’une esthétique dogmatique [35], du rejet et de l’effroi, afin de mieux cacher leur désarroi.
Ce qu’éprouve, finalement, le spectateur contemporain, du fait de la spécificité de l’art contemporain [36], ce n’est pas seulement une impression concernant l’oeuvre, mais aussi l’impression d’une succession de violences qui lui sont faites et le rongent, sous le coup du triomphe de l’antérieur mis en cause dans l’actuel. Le mort saisirait donc le vif !
Tout d’abord une violence qui tient à une requête de la part de l’oeuvre : que le spectateur apprenne à changer sa posture, sa sensibilité, à réformer ses références, à exister encore autrement ! A cela appelle l’oeuvre. En quoi, au regard des oeuvres d’art contemporain dont il a à faire exister et à investir la règle, le spectateur doit se rééduquer soi-même encore une fois. Par exemple, le « en face de l’œuvre » est souvent devenu un « dans » des oeuvres autres (Dan Graham, Gregor Schneider) et le moteur du geste esthétique renvoie à une manière d’être parti prenante avec un autre (l’autre) spectateur (Pierre Huyghe par exemple, mais on peut ajoute que le titre de la Biennale de Lyon 2001 était « Connivence »). Quoi de plus inquiétant, pour lui, que l’articulation inadéquate entre une éducation esthétique, soudain périmée, et des oeuvres induisant autre chose ! Un double malaise en un mot : esthétique (par approche inopinée de formes nouvelles) et éducatif (puisque la formation est ancienne). Pour reprendre sa perspective à Bruno-Nassim Aboudrar : le spectateur est pris d’emblée dans les fausses vertus du classique, risque de refuser le contemporain (c’est, du moins, l’une des contradictions qui le meuvent) [37]. Autant conclure que le processus engagé oblige le spectateur à lutter en lui-même contre les deux formes d’éducation précédentes.
Quant à l’ampleur de la violence induite, observons qu’il n’y a rien de plus caractéristique de l’art contemporain que la mise en oeuvre d’une interférence entre les spectateurs, la répudiation – se substituant aux acquis modernes de mise en activité du spectateur – du côte à côte passif, la révolution des règles de l’appréhension des oeuvres par introduction d’une interaction nécessaire (violente : Atelier van Lieshout ; plus calme : Joelle Hubaut, Pierre Joseph ; violente mais plus intime : Barbara Jruger). Tel est le type de mobilisation qui convient aux oeuvres contemporaines, à des oeuvres desesthétisées, à des oeuvres qui ont tourné le dos à la spectacularisation (elles se donnent moins à voir qu’à parcourir), et qui fabriquent de la distance avec ce qui est seulement. Voire à des oeuvres se réglant sur des préoccupations stratégiques pour temps de crise et de survie (Mathieu Laurette). Partant, parce qu’elle invite à s’arrêter, surprend, rend perplexe, fabrique de l’écart, l’oeuvre d’art contemporain met en oeuvre une « pulsion d’échange » : l’envie de proférer des mots, de prendre plaisir à entendre qui comprend ou non, d’éprouver auprès des autres comment on est mis en question. Encore suffit-il, pour l’heure, de remarquer qu’elle ne répugne pas à concourir à susciter un plaisir de parler à son voisin, dont il faut bien constater qu’il n’est pas réductible au « consensus » ou à la « communication intersubjective » qui sont, sans doute, irréductiblement liés à l’interprétation (postkantienne) de l’oeuvre d’art classique, et demeurent transcendantaux. Le spectateur, contemporain de l’art contemporain, est transporté dans un monde dans lequel l’oeuvre lui refuse de s’enfermer dans des comportements individuels.
Mais, si l’on veut pénétrer maintenant dans le détail de la condition contemporaine du spectateur, on doit reconnaître, de surcroît, l’existence d’une autre violence induite cette fois par le fait que les opérations ci-dessus approchées ne se déroulent pas sur un terrain neutre. Elles se déploient, en effet, dans le double cadre d’une société de spectacle (remettant l’acteur de l’histoire dans la posture de « spectateur (médiatique) de l’histoire ») et d’une ère de « fin des méta-récits » (cela se recoupe sans doute : un regard soumis à un pur présent dont la règle est l’audimat et l’obéissance à des « nécessités irréductibles » !). Dès lors, ce n’est pas tant que son existence de spectateur soit devenue problématique. C’est plus exactement que le travail sur soi exigé par les oeuvres d’art frôle aussi à chaque instant la chute dans l’attitude « branchée », l’ébauche d’une séduction facile, l’abandon au lieu commun du spectacle de soi en face des autres [38] requis par les médias. Comment ne pas pressentir ici la violence potentielle de ces conflits intérieurs au cours desquels le spectateur apprend à différencier l’interférence avec l’autre que fait jouer l’oeuvre d’art contemporain et le jeu sur les fausses altérités suscitées dans le spectacle fomenté par les médias (spectacle dans lequel l’autre n’est que bruissement et rumeur, rapport de séduction, d’attrait, ou voyeur) ?
Cette double violence exercée par les oeuvres d’art contemporain tient à leur énergie spéciale, en rapport avec le spectateur et en rapport avec la société. Cette énergie se manifeste en elles et soulève chaque spectateur, dès que ce dernier se livre aux exercices esthétiques. On n’en peut douter, à l’écoute de Krzysztof Wodiczko, « La tierce personne – la personne réelle debout à côté de moi dans la foule, qui pouvait être mon petit ami, ma petite amie, mon mari, ma femme – pouvait parler par l’intermédiaire de cette tour une autre nuit, ou encore je pouvais lui parler par l’intermédiaire de cette tour, devant tout le monde » ; de Paul Ardenne, « La propension relationnelle de l’art contemporain “inorganique”, souvent, lui est consubstantielle… » ou de B-N. Aboudrar [39].
Du coup, ces oeuvres rendent de nouveaux exercices nécessaires.
En premier lieu, l’obligation d’apprendre à passer de limite en limite, d’une forme esthétique à une autre, par les conflits qui les opposent, puisque, dans le nouveau « musée imaginaire », nous pouvons désormais voir simultanément des oeuvres de différents moments historiques.
Suit l’obligation, de saisir les habitudes artistiques mises en question par l’art contemporain : par le décept, l’absence d’unité immédiate, le report des lignes de démarcation,….
Vient, en troisième lieu, l’exercice de la capacité à accéder directement aux oeuvres autour desquelles ne se pratique plus de « seuil esthétique » d’accès : pas de transition et pas de possibilité de forger une attitude d’attente, et parfois plus non plus de lieu spécifique.
En quatrième lieu, l’impératif d’approcher positivement l’interférence avec l’autre : obligation de discuter des références peu explicites, suggestion d’avoir à énoncer son jugement devant tous, d’avoir à formuler l’impact sur le coup, requête de parler de l’oeuvre entre spectateurs.
C’est évidemment au coeur de ce quatrième exercice que réside l’essentiel, pour mon propos. L’ouvrage de l’oeuvre, c’est de disposer chacun à se mettre en oeuvre et à faire oeuvre avec l’autre. C’est ce qui est appelé ici la mise en avant de la « pulsion d’échange » complémentaire au demeurant, des changements déjà constatés dans les modes de « création » contemporains : réflexion collective, implications d’acteurs transversaux dans les oeuvres, oeuvres qui participent de projets globaux d’aménagement (de lieux, d’espaces urbains,…) [40].
La « pulsion d’échange ».
Peut-être convient-il alors de s’arrêter sur trois remarques successives.
La première porte sur le type d’oeuvres concernées par mon propos. La seconde sur les rapports entre cette « pulsion » et l’art en général. La troisième sur la « pulsion » elle-même.
Première remarque. On pourrait croire, en allant trop vite, que cette question de l’interférence est une spécificité de certaines oeuvres qui, techniquement, font collaborer efficacement les spectateurs entre eux. De grandes oeuvres dispensent, en effet, des moyens de prendre des contacts en dessinant des espaces dans lesquels les corps peuvent pendre place. Elles offrent des espaces appropriables aux fins d’inter-relations. Qu’il s’agisse des oeuvres relevant de l’Esthétique relationnelle – un art qui élève des prétentions à l’efficacité sociale (Rirkrit Tiravanija, Joël Hubaut), en créant des relations, comme s’il s’agissait d’offrir une recette de substitution à un « lien social » absenté [41] – ou de celles qui se regroupent dans une Esthétique de l’impact – un art de la transitivité sociale, qui met directement le public en conflit avec soi-même et en public (Günther Brus, Christo) –, on peut certes leur reconnaître un travail accompli sur les spectateurs et sur les relations entre spectateurs, mais on n’est pas toujours certain que cet art de la « cohésion sociale » ou de l’expression des émotions esthétiques en public, voire en foule, ne prenne pas le risque de se retourner en une simple animation sociale ou touristique.
Notre propos prétend rendre compte d’une sphère artistique plus large. Il nous semble que cette question de la « pulsion d’échange » se condense moins dans des oeuvres instrumentées à des fins de relation qu’elle ne se donne tout entière dans les oeuvres contemporaines parce que celles-ci travaillent au corps la formation du spectateur ou les usages sociaux du spectacle et du spectaculaire. C’est d’ailleurs là où la rivalité des éducations se noue qu’on approche proprement de l’art contemporain. Là où le heurt entre des règles apprises et des règles inédites se donne à lire sur le corps du spectateur, se donnent à entendre dans ses réactions et s’expose dans des échanges de parole, dans des liens tissés au sein de l’exercice de visions, des connexions suscitées par l’oeuvre. Là où les oeuvres viennent agresser le spectateur dans ce qu’il fait (Edward Kienholz, The Art Show ; Dan Graham, Public Space). Au point que le travail du spectateur sur soi ne peut s’accomplir que s’il est associé à un travail avec l’autre et de l’autre sur soi. Alors l’exercice esthétique devient indistinctement un exercice de l’un et de l’autre confrontés autour de l’oeuvre d’art [42].
Venons-en à la deuxième remarque. Elle vise à amplifier, si possible, le débat. Elle voudrait nous obliger à confronter l’art contemporain aux autres moments de l’histoire de l’art, et par conséquent, aux différentes formations du spectateur. La question est de savoir si le commentaire qui est pertinent pour l’art contemporain – l’émergence de la « pulsion d’échange » – reflète une nouvelle puissance de l’art ou l’accomplissement d’une forme esthétique jusque-là dominée : s’agit-il d’une « nouveauté » ou d’une reprise d’un trait ancien laissé en suspens ? On peut en effet concevoir deux modèles de réflexion différents. Le premier contribuerait à dire qu’il existe en soi une formule de l’art cristallisant d’emblée tous les problèmes (auteur-oeuvre-spectateur/s) autour de laquelle tourneraient toutes les oeuvres, à raison d’accentuer plus ou moins telle ou telle relation interne à ce rapport. Ici, l’histoire du spectateur ne décrirait rien d’autre qu’une rotation des pôles et de leur importance. Le second modèle de réflexion – il a ma préférence –, contribuerait plutôt à exprimer l’idée d’une spécificité des pratiques de l’art contemporain, accordée simultanément à une histoire du « sujet » (désormais décentré, pluralisé, « altérisé »). Et une histoire au terme de laquelle le « sujet » serait moins abandonné à un individualisme, que propulsé vers des formes inédites de rapports interindividuels. Des rapports en archipel ?
Quant à la troisième remarque, elle nous oriente vers une autre difficulté. Si la description de la « pulsion d’échange » ne requiert pas un travail insurmontable, le soin à apporter à la détermination de cette pulsion appelle plus de rigueur. L’intérêt du recours à la notion de « pulsion » réside dans la capacité de cette notion à désigner un mouvement qui, partant d’un pôle, va vers un autre pôle (sans négliger une réciprocité potentielle). Combinée à « échange » cette notion place l’interférence sur le plan qui nous intéresse : une parole qui par le jeu de la réciprocité peut engager un déploiement du discours et une dialectique de compréhension de l’objet qui est en question. Au demeurant, à deux, on a plus de chances de faire émerger des significations. Enfin, dans son rapport à l’oeuvre d’art, dans un rapport à un troisième terme qui sert de médiateur, cette « pulsion » prend un sens pertinent : elle conduit à imaginer la constitution progressive d’une structure complexe d’activités et de discours exerçant les spectateurs à l’approche réciproque des oeuvres qui gagne par là même en puissance.
Il faut bien le reconnaître, pour clore provisoirement ce débat cette notion de « pulsion d’échange » a une signification polémique qu’il ne convient pas de négliger. Elle cherche à tenir à distance toute sorte de figures de spectateur définies récemment par quelques auteurs : le spectateur intersubjectif et convivial – spectateur classique, isolé, celui des esthétiques de la réception reformulant dans un « horizon d’attente », le « sens commun » kantien – qui ne cesse de réclamer du consensus autour des œuvres [43] le spectateur relativiste du postmodernisme « faible » (pour lequel « tout se vaut » parce que tout se répète), le spectateur désenchanté devant la « fin » des critères de référence [44] ou le spectateur interactif revendiquant son appartenance à une communauté virtuelle. Dans la mesure où nous nous sommes proposés de construire cette figure du spectateur de l’interférence à partir du rapport à l’autre constitutif de l’oeuvre d’art contemporain, il fallait indiquer aussi brièvement, pour terminer, comment elle juge aussi les élaborations théoriques par trop figées, ou les théories qui assignent plus aux oeuvres ce qu’elles auraient à faire ou à être qu’elles ne rendent compte de ce que le spectateur devient sous nos yeux. Encore avons-nous fait l’impasse, dans cet article, du spectateur et des déterminations sociologiques qui lui donnent son effectivité. A charge, pour nous, d’y revenir, une autre fois, sans nous attarder cette fois, sur l’histoire du spectateur, qu’il fallait pourtant élaborer d’abord.
EspacesTempsLes Cahiers n°78-79, À quoi œuvre l’art ? Esthétique et espace public.