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Serendipity.

L’art devenu exercice quotidien.

Ariella Masboungi (dir.), Penser la ville par l’art contemporain. Catherine Grout, L’Émotion du paysage, Ouverture et dévastation.

L’attention des citadins à leur ville est manifestement de plus en plus raffinée. Attention à certains conforts. De leur côté, les artistes contemporains aiment faire de la ville un terrain d’exploration. La conjonction de ces deux phénomènes, qui tiennent évidemment à des sources différentes, aboutit parfois à d’heureuses rencontres au sein desquelles l’art urbain réalise de belles synthèses. Il est vrai que, dans les conditions urbaines, l’art se lie foncièrement à la vie sociale. Et surtout, il engage chaque passant, à chaque fois, vis-à-vis de lui-même, comme passant et comme spectateur, à s’inquiéter de ce qui s’accomplit autour de lui. Dès lors, il fait entrer le passant ou le promeneur urbain dans une série d’exercices, dont deux ouvrages inégaux, mais complémentaires, viennent nous rappeler la teneur et les finalités.

Image1Certes, on le sait, les œuvres d’art public ont leur manière spécifique de faire de la politique dans les lieux publics. Elles partagent des espaces, soutiennent des rythmes de vie, encouragent des gestuelles et proposent des rencontres. Loin de la statuaire ancienne, apparat du corps politique, l’art public contemporain a plutôt tendance à explorer des modes de relation et des projets (ou utopies ?) de collectivité. Sa facture si particulière, faite, parfois, de discrétion, aboutit à ce que les médias s’y intéressent peu. Ces derniers confondent art et sensationnel. De l’art, ils retiennent ce que le spectateur peut consommer et ce qu’ils peuvent exploiter. D’ailleurs, ils persistent à entretenir une idée du « beau » tout à fait périmée, laquelle catégorie ne représente plus rien pour les œuvres d’art depuis le début du 20e siècle.

Chacun à sa manière, ces deux livres nous introduisent à la fois à l’art urbain contemporain et à une réflexion sur l’art, non sans se livrer à quelques interrogations bienvenues.

Le premier, qui fait partie d’une série consacrée au thème « penser la ville par…. », s’attache à rendre compte des interventions récentes des artistes dans la ville. Rédigé par quelques autorités du moment, en matière d’art urbain (François Barré, Dominique Perrault, Gaëtanne Lamarche-Vadel, etc.), il est (et se veut) panoramique. Il permet au néophyte de prendre la mesure des mutations auxquelles les trente dernières années ont présidé. Il décrit, situe, appelle même à la visite, offrant des œuvres des vues parfois inédites. Bien sûr, il célèbre en premier lieu le grandiose (Denis Karavan et l’Axe majeur de Cergy-Pontoise, Daniel Buren et les Deux Plateaux), mais en même temps, il met au jour des démarches qui peuvent intéresser les citadins : lecture des lieux par les artistes, création d’ambiances, manières de constituer des petits récits, renforcements diversement approchables de l’identité d’un lieu, reconfigurations et requalifications de lieux malmenés par la désaffection industrielle, projets de création de monuments pour notre époque, etc. Le lecteur, achevant sa lecture, a du moins compris une chose : l’intérêt pour l’art urbain est devenu une préoccupation centrale de beaucoup, des cadres d’État aux citadins.

Mais quelle préoccupation, ou une préoccupation de quel type ? À lire le livre de près, on s’aperçoit de ceci : l’art urbain est devenu le lieu d’une intense activité. Activité des pouvoirs publics qui savent désormais qu’il faut compter avec les citadins et proposer des programmes artistiques liés aux goûts du jour ou facilitant la « lecture de la ville » ; activités d’entreprises qui savent que désormais l’art urbain représente aussi un marché (installations, socles, sous-sols à modifier, etc.) ; activité des intermédiaires (ministère de la culture, agents de l’État esthétique, médiateurs, etc.) qui fabriquent de la rencontre et par là même un certain type d’espace public ; activité de discours sur le thème de l’art créateur du lien social, ou de la fracture sociale que l’art pourrait réduire ; enfin, activité des artistes qui parfois se lancent dans ces aventures moins sur la base d’une idée de l’art urbain ou de l’art public que sur la base d’un « débouché ».

Avec ses incontestables réussites (plastiques, esthétiques et urbaines), mais aussi ses échecs patents (dont on parle peu), l’art urbain doit cependant être interrogé, afin qu’il ne tombe pas dans la facilité de la décoration ou qu’il ne demeure pas surexploité dans le cadre de la reconquête urbaine. Ce qu’il fait de plus en plus, se contentant, à certains égards, de mettre la ville au goût du jour, au goût d’une partie de la population citadine, la partie qui a appris à l’École les bases de l’art moderne et contemporain, pouvant et voulant donc jouir de son savoir et souhaitant voir son « environnement » renouvelé. Le risque est grand en effet de se satisfaire d’un art qui sollicite les goûts du public, recherche seulement son bien-être et se substitue aux citoyens pour produire du sens social. La ville, dans ce cas, n’est plus qu’un lieu d’occupation, une sorte de substitut de la résolution des problèmes sociaux et politiques (peurs de la ville, violences urbaines, désaffiliations, désertifications industrielles, etc.).

Si ce premier livre expose ces questions (avec une incontestable richesse iconographique), démontrant qu’à l’évidence l’art urbain peut être générateur d’espaces et que l’artiste peut assumer une fonction active dans la ville, le second se méfie fortement de l’art réduit à un objet fabriqué disposé dans les lieux publics pour le divertissement des citadins. Il a d’ailleurs moins pour objet de rappeler la différence nécessaire entre lieu public et espace public, entre disposition du « beau » en public et analyse esthétique, entre sensationnel et discrétion ce qu’il fait aussi que de centrer la discussion d’emblée sur la dévastation présente des mondes communs, sur les dominations et les violences qui structurent notre société et au cœur desquelles l’art disons « l’émotion » peut inscrire, si peu que ce soit, des écarts, des déplacements, des instabilités qui nous rappellent que nous ne sommes pas seulement des individus enrôlés mais aussi des puissances qui peuvent concourir à autre chose.

Image2Catherine Grout explicite au fil des pages tout un programme de la sensibilité contemporaine, en centrant sa démarche sur la notion de paysage et son rapport à la qualité de l’émotion. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Le paysage dont il est ici question n’a rien à voir avec le pittoresque, la géographie ou la stabilité. Par « paysage » il faut entendre, au sens de Erwin Strauss, une épreuve de l’ouverture de soi en relation avec l’œuvre d’art, le moment de la déstabilisation par lequel chacun d’entre nous, confronté à des œuvres d’art (par exemple celles de Beat Streuli, Akio Suzuki, Rodney Graham, etc.), reconnaît ses limites. Il s’agit donc bien d’orientation (de la question de l’orient, ainsi entendue, et donc de la question de la direction, de la méthode, et de la mise en œuvre), dans le paysage, de sacrifice de toute détermination temporelle, spatiale, objective. Nous sommes dérobés à nos habitudes et donc plongés dans le sentir.

Déchirement et déplacement, tels sont les effets de l’œuvre d’art. Et lorsqu’il est question d’art urbain, fragilisation et ouverture viennent compléter l’exercice. Où l’on voit encore que l’art urbain, parfois l’art public, ont bien des choses à nous dire. Qu’on suive ou non la démarche de Catherine Grout, d’essence phénoménologique (Maurice Merleau-Ponty, Marc Richir, Hannah Arendt, etc.), ce livre nous apprête avec soin et bonheur à une dévastation effrayante dès lors que nous acceptons de regarder autour de nous, dans nos rues et nos allées urbaines.

Mais, on ne saurait clore ces brèves allusions, sans rappeler que l’art urbain est, par conséquent, aussi une affaire de comportement public. Savons-nous entretenir nos œuvres publiques ? Il ne semble pas. Des œuvres disparaissent presque définitivement sans que quiconque s’en inquiète vraiment (Clara-Clara de Richard Serra), des œuvres sont détériorées (Jan Dibbets, le Méridien de Paris, dont des pièces sont volées par des collectionneurs ? et que la commission ad hoc, elle existe n’entretient pas), des œuvres disparaissent dans l’indifférence. Pour réveiller les citadins endormis, nous conseillons : pour les uns, partout en France, de participer au repérage des œuvres publiques détériorées ; pour les autres, sans doute plus parisiens, de se rendre au Musée Zadkine (rue d’Assas) et de se procurer le petit dépliant « Résonances » consacré au travail de Akio Suzuki, un artiste japonais, qui vient de réaliser un parcours urbain dans Paris, destiné à permettre à tous ceux qui le veulent de se réapproprier une part de la ville nous ne disons pas laquelle, chacun le verra.

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L’attention des citadins à leur ville est manifestement de plus en plus raffinée. Attention à certains conforts. De leur côté, les artistes contemporains aiment faire de la ville un terrain d’exploration. La conjonction de ces deux phénomènes, qui tiennent évidemment à des sources différentes, aboutit parfois à d’heureuses rencontres au sein desquelles l’art urbain réalise ...

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