Comme toutes les grandes villes engagées sur la voie de la métropolisation et à vocation mondiale, Paris doit relever le défi d’un espace métropolitain partagé entre des ambitions internationales d’un côté, et des impératifs de cohésion territoriale de l’autre. De ces deux objectifs, le plus difficile à atteindre demeure certainement le second, pour la métropole parisienne ― quoique le premier fasse aussi débat, voir notamment les écrits de Laurent Davezies à ce propos [1]. Sur son territoire s’expriment une multitude de dynamiques, rarement univoques, quelquefois contradictoires, qui sèment un doute quant à l’évolution de son schéma d’organisation et de son fonctionnement.
La synthèse proposée dans l’ouvrage collectif « La métropole parisienne » permet de faire un tri éclairant parmi toutes les tendances à l’œuvre. Les treize contributions qu’elle réunit s’inscrivent dans cet esprit de préciser les recompositions territoriales au sein de la métropole ; ces dernières sont observées par la lunette des centralités d’abord, des inégalités ensuite, et pour finir, des proximités. Autant de dimensions qui permettent de questionner légitimement les capacités de ce vaste territoire à intégrer l’ensemble de ses populations et toutes les parties de son agglomération au fonctionnement métropolitain. À la lecture des réponses apportées, la réussite d’un tel projet semble, sinon compromise, au moins sérieusement perturbée.
Des clivages territoriaux persistants…
Plusieurs constats concourent à ce diagnostic, à commencer par la structure urbaine héritée, qui semble encore peser lourd dans l’organisation métropolitaine actuelle. Dit autrement, les clivages territoriaux anciens, que caractérisent les rapports centre-périphérie entre Paris et sa banlieue, peinent à s’estomper du fait de la lenteur des transformations.
Le ton est donné dans le chapitre introductif par une analyse qui pose la question du développement polycentrique de la métropole francilienne. Au regard de la répartition des emplois et des flux d’actifs, se profilent de nouveaux schémas de polarisation qui donnent incontestablement l’impression d’un développement plus équilibré entre Paris et sa banlieue. L’émiettement des centres secondaires, leur faible spécialisation dans des activités fondamentales, et le maintien des pôles parisiens au sommet de la hiérarchie, laissent néanmoins perplexes. Le cœur économique de la métropole bat « encore » fortement au centre. L’activité touristique y contribue amplement, et depuis longtemps (Chapitre 2). C’est le principal enseignement à tirer de l’examen de l’espace des pratiques touristiques. Pour passer du Cbd (Central Business District) au Ctd (Central Tourist District), il suffit de faire légèrement coulisser le périmètre du premier vers le centre-est de la capitale. Cette dynamique favorable à l’espace central est en outre dopée à l’événementiel (« Paris-Plage », « Nuits Blanches »). La patrimonialisation de l’espace central parisien, qui le rend si fréquentable, est également lisible à travers les références que fournissent les populations au moment de se représenter le Quartier Latin dans Paris (Chapitre 10). Quant à la structure spatiale de l’offre universitaire, mobilisée pour donner un point de vue plus original des relations entre Paris et sa banlieue, elle souligne combien la polarisation des universités parisiennes est puissante pour l’accès aux formations supérieures de haut niveau, en particulier de troisième cycle (Chapitre 3).
L’erreur serait bien évidemment de croire que des rééquilibrages territoriaux ne sont pas engagés, qu’il s’agisse de la répartition de l’activité économique, touristique ou bien de la formation universitaire. Il n’est pas inutile de rappeler que la première destination touristique d’Europe est en banlieue (Val d’Europe et son parc Disney), et que le renouvellement de l’offre d’hébergement intègre de plus en plus les communes de la périphérie parisienne. Le développement de l’offre universitaire, de son côté, se construit selon un système de plus en plus polycentrique, dans lequel les établissements des villes nouvelles tirent particulièrement bien leur épingle du jeu, grâce à leur spécialisation dans les formations professionnelles. À propos des villes nouvelles, on apprend plus tard que l’ancrage résidentiel familial (parent-enfant) y est plus marqué qu’ailleurs dans le périurbain (Chapitre 12). De ce point de vue, ces espaces forment désormais de véritables bassins de vie, qu’une offre de logement adaptée et le jeu des relations sociales de proximité, entre autres choses, sont parvenus à consolider.
Bref, si la centralité parisienne demeure encore une règle dans l’organisation de la métropole parisienne, elle n’en est pas pour autant un frein au changement. Le territoire métropolitain n’est pas figé, et une bonne preuve qu’il évolue et que son fonctionnement se complexifie est donnée par le décryptage des navettes domicile-travail (Chapitre 4). Les comportements de mobilité confirment une diversification des schémas spatiaux qu’on comprend mieux en considérant les spécificités sociales des actifs. Convergence des déplacements plus nette chez les cadres, et tendance à l’archipélisation des mobilités chez les populations ouvrière et féminine, dessinent bien un espace plus multiforme.
Les nouvelles réalités de la segmentation sociale de l’espace parisien.
Toujours dans la perspective de distinguer les éléments qui font cohésion territoriale de ceux qui la perturbent, plusieurs contributions s’attardent à l’épineuse question de la mixité sociale, abordée ici à travers une évaluation des inégalités socio-spatiales. Sorti de la segmentation ancienne et connue de tous ― l’ouest parisien et sa proche périphérie spécialisés dans la résidence de ménages aisés, et les arrondissements nord-est de la capitale et leur banlieue immédiate dans l’accueil de populations plus défavorisées —, comment faire pour renouveler l’analyse les disparités socio-spatiales ?
Quelques pistes sont proposées dans la deuxième partie de l’ouvrage. Une première cherche à affiner la lecture spatiale des écarts de richesse (Chapitre 5). Ainsi, dans Paris, cette démarche montre un espace social en réalité beaucoup plus nuancé et moins structuré que l’image habituellement renvoyée par les analyses au niveau des arrondissements. En banlieue dense, en revanche, elle force les traits de l’opposition classique entre un secteur occidental riche et un secteur nord pauvre ; au sein de ces deux « blocs », le paysage social semble s’homogénéiser et fait craindre une dualisation encore plus vive. Ces résultats sont en partie confirmés par un autre indicateur, celui de la précarité sociale, qui révèle à son tour le durcissement des contrastes territoriaux (Chapitre 7). En effet, alors que la montée de la précarité touche l’ensemble des espaces résidentiels, la situation se dégrade encore plus rapidement dans les endroits déjà « massivement atteints ». Dans ce contexte, les contraintes spatiales a priori mises en place pour garantir une certaine mixité sociale, comme la carte scolaire, deviennent moins efficaces : elles ne font que répercuter la division sociale observable dans l’espace résidentiel (Chapitre 8). Et les pratiques d’évitement, bien répandues sur le « marché scolaire » francilien, tendent à amplifier la production des inégalités sociales dans l’espace scolaire. Au fil des chapitres, les arguments en faveur d’une plus grande fragmentation de l’espace résidentiel s’accumulent : le développement d’ensembles résidentiels fermés n’en serait-il pas alors l’expression physique la plus aboutie ? (Chapitre 9). En fait, ce phénomène qui a déjà une longue histoire à Paris comme en banlieue, ne serait, en zones périurbaines, qu’une version « soft » des logiques de séparation plus radicale à l’origine des quartiers privés de type anglo-saxon. Il semble bien que, dans les stratégies résidentielles des franciliens, l’appartenance communale compte davantage que l’appartenance à un lotissement particulier.
Tension territoriale et métropolisation.
Au moment d’effectuer un bilan, le lecteur pencherait plutôt en faveur d’une aggravation des tensions territoriales au sein de la métropole parisienne plutôt que d’un renforcement de sa cohésion. Ces tensions ont des lieux privilégiés d’expression, en général ceux que courtise ou fréquente un plus grand nombre. Une bonne illustration est fournie, dans le dernier chapitre, par la localisation des zones où se concentrent les actes de délinquance dans le réseau Ratp, principalement les stations qui accueillent les trafics de voyageurs les plus élevés ; l’environnement urbain immédiat ne semble pas toujours en cause. Dans un autre registre, les difficultés rencontrées pour requalifier les espaces publics, en particulier ceux dédiés à la fonction transport, s’expliquent par les divergences de représentation de cet espace (Chapitre 11). Se pose alors la question de savoir si la principale source de tension territoriale, dans nos grandes métropoles, ne se matérialise pas justement dans cette compétition que se livrent les différents acteurs urbains pour l’usage du sol ?
Après la lecture du chapitre 6, la tentation est forte de mettre sur le compte du processus de métropolisation l’évolution récente des structures socio-spatiales de l’agglomération. Le cheminement vers la globalisation, amorcé il y a plus d’un siècle à Paris, a tendance à accentuer les polarisations, à plusieurs niveaux : structure d’emploi, couche sociale. Ainsi, les métropoles globales qui concentrent l’essentiel des richesses, du capital humain (surreprésentation des cadres dans la société francilienne), sont aussi celles qui, en étant placées au cœur du système migratoire, accueillent les plus fortes proportions d’étrangers ; or une bonne partie d’entre eux occupe les emplois les plus précaires. Il n’est donc pas étonnant que les processus de ségrégation résidentielle reproduisent, dans l’espace social métropolitain, ces formes de polarisation.
Présenter les grandes lignes de l’évolution des structures territoriales d’une agglomération et s’appuyer sur des indicateurs précis et fiables pour le faire représentent un exercice toujours risqué… surtout quand le terrain s’appelle Paris. Il nous semble particulièrement bien réussi dans l’ouvrage que nous venons de lire. Une de ses plus grandes qualités est de fournir un portrait suffisamment nuancé et détaillé pour ne pas tomber dans la réponse facile qui chercherait absolument à défendre une hypothèse. Car l’espace parisien est ainsi fait, de nuances, d’hésitations qui se prêtent difficilement à l’élaboration de grandes théories urbaines. Les efforts fournis pour effectuer, assez systématiquement, la distinction entre ce qui relève de la nouveauté, donc du changement, et ce qui relève plutôt de l’héritage, et donc de la pérennisation et de la résistance de formes plus anciennes de fonctionnement, ajoutent au travail d’analyse spatiale une touche de précision supplémentaire très appréciable.
Cela étant dit, ce qui apparaît d’abord comme une qualité peut se révéler, à la longue, une faiblesse de l’ouvrage : en se servant de quelques thèmes structurants plutôt que d’un positionnement explicite vis-à-vis d’une question, la construction de l’ensemble manque forcément de cohésion ; on peine ainsi à situer l’apport spécifique de certains chapitres, dès lors que ceux-ci s’éloignent des thèmes censés les chapeauter et qu’ils ne semblent venir étayer aucune thèse particulière. Un autre regret qu’on peut étendre à l’ensemble de l’ouvrage provient du fait que les analyses s’en tiennent le plus souvent à la description de phénomènes spatiaux, sans en interroger la portée plus politique ou sociale. Sans aller jusqu’à fournir des recommandations, la richesse des résultats permettait certainement aux auteurs de s’engager davantage dans les débats publics qui animent l’avenir de la métropole parisienne, qu’il s’agisse de politiques de logement, de transport, de gouvernance… De ce point de vue, le lecteur restera un peu sur sa faim car les différentes preuves amenées par les auteurs ne sont que rarement suivies d’une réflexion approfondie sur leur signification.
Enfin, une dernière remarque concerne l’assemblage un peu tardif des contributions. La moitié des travaux consacrés au décryptage des recompositions territoriales s’appuient sur les données du dernier recensement (1999) et n’ont pu actualiser leur information. Difficile d’imaginer que le portrait de Paris qui nous est proposé dans l’ouvrage n’ait pas subi quelques retouches depuis. Le lecteur, impatient de lire les plus récentes tendances, devra donc attendre un peu.
Thérèse Saint-Julien et Renaud Le Goix (dir), La Métropole Parisienne, Centralités, inégalités, proximités, Paris, Bélin, 2007.