Favoriser l’interdisciplinarité par un outil de visualisation du changement territorial [1].
Comment rendre compte des mutations, des recompositions et des adaptations des territoires de montagne dans le contexte de changement global ? La complexité des interactions et des temporalités en jeux nécessite une mobilisation des différents champs disciplinaires travaillant sur les socio-écosystèmes de ces territoires. Or, coordonner et articuler les différentes approches disciplinaires requiert la co-construction de protocoles opératoires permettant à la fois de lever les verrous conceptuels et épistémologiques du dialogue interdisciplinaire et de poser des bases d’analyse des dynamiques complexes de ces processus de changements.
Cet article retrace une telle démarche, menée au travers d’une expérimentation par un groupe de 13 chercheurs [2] du LabEx Innovation et Territoires de Montagne [3]. Le dispositif a reposé sur la définition d’un cadre théorique intégrateur et transdisciplinaire : la démarche processuelle (voir notamment Méndez 2010). À partir de ce cadre a été co-construit un outil de visualisation des co-évolutions des différentes dimensions d’un objet complexe, inspiré de différentes formes de modélisations, dont la frise chrono-systémique proposée par Elissalde (2000). Cet outil-frise permet de réaliser une représentation synthétique du changement territorial et de lui donner du sens en soulignant certaines dynamiques, comme des ruptures, des transitions ou des recompositions.
L’expérimentation a consisté en la construction d’une frise par chacun des chercheurs du groupe à partir d’une étude de cas, et 12 [4] façons de s’emparer de l’outil en sont ressorties. Ces supports visuels ont facilité le dialogue interdisciplinaire et ont mis en valeur les apports de chaque approche. La démarche a ainsi validé un langage méthodologique partagé pour la construction des frises, issu d’une hybridation des concepts inspirant le collectif : ingrédient, événement, séquence, liens dynamiques.
Ce dispositif d’échange interdisciplinaire, complété par des entretiens et un glossaire pluridisciplinaire, a donc évité au groupe de tomber dans l’impasse de la seule juxtaposition des positionnements de chacun (Origgi et Darbellay 2010) et a permis de construire un objet-frontière qui favorise le partage et l’interaction entre plusieurs points de vue (Trompette et Vinck 2009).
La co-construction de l’outil s’est alors révélée comme une première étape incontournable, ouvrant la voie aux croisements, transferts et hybridations nécessaires à la co-production de connaissances sur des objets complexes, non seulement entre chercheurs, mais aussi avec les acteurs des territoires. En effet, au-delà de mettre en évidence les temporalités interdépendantes et a-synchroniques qui participent des dynamiques territoriales, l’outil-frise est un moyen de faire ressortir les parcours et le rôle des acteurs et des institutions, les dynamiques d’innovations et de réappropriations, de convergences, de divergences et de déphasages, qui sont au cœur des processus de construction des territoires.
La co-construction du dispositif et de l’outil.
Penser le changement territorial à partir des espaces de montagne.
Le LabEx ITEM a été pensé et construit comme un espace de collaboration entre laboratoires et disciplines pour interroger l’innovation dans les territoires de montagne. L’un de ses collectifs de travail a eu pour objectif d’élaborer des méthodes et des outils permettant de croiser les regards disciplinaires tout en traitant de la diversité des effets du changement global sur les espaces de montagne et des réponses sociétales apportées.
Le fait de travailler « à partir » des montagnes n’implique pas de spécificité de la méthode et des outils recherchés. Il ne s’agit donc pas de réifier les conditions du « milieu naturel » montagnard, fortement contraint par les difficultés d’accès, le climat, les pentes, l’altitude, les écosystèmes fragiles, et menacé par des aléas naturels (Hewitt et Mehta 2012). Cependant, ces territoires sont de « nouveaux biomes » (Weber, Delannoy et al. 2009), des interfaces entre systèmes sociaux et naturels particulièrement propices pour penser les interactions humaines, les choix de politiques de développement et l’articulation du local et du global dans les dynamiques de changement. Ils ont pour caractéristique de fragmenter l’espace tout en contractant, sur de courtes distances, des incidences et des réponses différentes au changement global. Plus sensibles et réactifs, ils peuvent être qualifiés de sentinelles : les effets du changement climatique y sont deux à trois fois plus marqués en termes de réchauffement (sécheresses, problèmes d’enneigement, fonte des glaciers). Les activités économiques — les agricultures de montagne —, par exemple, sont constamment confrontées à des problèmes de compétitivité dans une économie mondialisée et sont en grande partie dépendantes de la reconnaissance d’une « spécificité » par les politiques européennes ou nationales (cf. la loi Montagne de 1985).
Ainsi, les montagnes sont considérées comme des laboratoires d’innovation (François, Hatt et Mathieu 2011), les acteurs apprenant à travailler avec les caractéristiques de cet espace pour en révéler des leviers d’action. L’un des exemples d’innovation indissociable de ces « contraintes » spatiales devenant des ressources a été le développement de l’alpinisme et des stations de sports d’hiver au siècle dernier, qui ont conduit à une forme nouvelle d’appropriation et de valorisation de ces milieux extrêmes (Bourdeau, Corneloup et Mao 2006, George-Marcelpoil et François 2012). Aujourd’hui, il s’agit non seulement d’interroger les capacités d’adaptation, de résilience et de pilotage des transitions face au changement climatique (Richard, George-Marcelpoil et Boudières 2010), mais aussi les nouvelles logiques se déployant autour de la patrimonialisation, d’un tourisme vert et de la préservation des richesses écologiques (Duval 2008).
Enfin, le caractère évident et incontournable de la dimension spatiale en montagne ne laisse aucune discipline occulter cet aspect et rend indispensable son insertion dans tout dispositif. Établir des outils qui incluent ces transformations spatiales peut ensuite être particulièrement utile pour d’autres types de territoire afin de révéler des dynamiques qui seraient sinon passées inaperçues.
Le choix de l’approche processuelle.
L’enjeu était ainsi de trouver un moyen d’articuler les diverses temporalités et approches de l’espace dans la question du changement par les sociologues, géographes, économistes, aménageurs, agronomes, anthropologues, civilisationnistes, anthropo-géomorphologues du groupe (comme cela a pu être fait dans les ouvrages de Barrué-Pastor et Bertrand 2000 et Beck, Luginbühl et Muxart 2006), d’éclaircir les différents concepts utilisés dans ces sciences humaines et sociales pour parler du changement et de l’innovation, et de révéler les écarts épistémologiques que ces différents positionnements engendrent. La motivation du collectif de travail pour cette expérimentation était notamment guidée par les débats internes au groupe sur l’analyse des changements — et notamment du changement global — au travers d’évolutions incrémentales ou plutôt de ruptures, et sur le vocabulaire des systèmes complexes comme l’émergence, l’auto-organisation ou la bifurcation.
Ces objectifs ne pouvaient évidemment pas viser la réalisation d’une encyclopédie des théories du changement ou l’élaboration d’une nouvelle théorie transdisciplinaire. Ils ne pouvaient pas non plus se contenter de créer un « plus petit dénominateur commun » autour d’une temporalité partagée, démarche frustrante et réductrice pour chaque discipline. Au contraire, ils exigeaient un cadre théorique qui serait le plus intégrateur possible, permettant l’expression de chacun. L’approche processuelle a été ce cadre transdisciplinaire co-construit.
Cette approche a de multiples résonances dans les différentes disciplines ainsi qu’auprès des membres du groupe. Elle permet de dépasser les impasses des approches déterministes, linéaires ou expérimentales du temps et du changement (approches évolutionnistes, cycliques, téléologiques, structuralistes ou fonctionnalistes, etc.). Elle propose surtout d’aborder tout changement comme un cheminement (Godard and Coninck 1990), en interrogeant la nature des multiples et diverses forces qui engendrent le « mouvement » d’un processus. Des travaux de sociologie (Méndez 2010, Bessin, Bidart et Grossetti 2009, Abbott 2001) proposent des concepts méthodologiques comme les « moteurs », les « bifurcations », ou les « événements », pour décrire des parcours individuels (biographie) ou des parcours d’organisations (entreprises). Sur le concept d’« événement », l’histoire, la géographie, la sociologie, l’anthropologie et la philosophie se rejoignent (par des chemins divers) sur sa réhabilitation pour en faire une charnière incontournable, entre continuité et discontinuité, qui met en lumière le changement (Veyne 1971, Le Roy-Ladurie 1972, Ricoeur 1983, Nora 1974, Bastide 1976, Carr 1988, Duby 1991, Zarifian 1995, Bensa et Fassin 2002). En géographie, en économie, en sociologie ou en linguistique, les notions et méthodes mobilisées autour de la théorie des systèmes complexes (Weisbuch et Zwirn 2010) posent la question des trajectoires, des dynamiques imprévisibles, d’incertitudes, de ruptures et de bifurcations. En économie, la pensée des crises, de l’innovation (Rogers 1962, Valente 1995), de la dépendance au sentier, de la transition socio-technique (Geels et Schot 2007) et des milieux innovateurs a alimenté cette analyse processuelle. Toute la question ici est la transposabilité et la validité d’un modèle d’interrogation portant sur des individus ou des organisations comme des entreprises à des entités telles que des territoires.
L’élaboration de l’outil-frise.
La démarche a reposé sur la conviction qu’il fallait co-construire un outil de médiation, hybride, un « objet-frontière » préservant une grande flexibilité d’appropriation par les différentes disciplines. Il devait permettre aux différents chercheurs de travailler ensemble sans consensus préalable, l’hétérogénéité interne de l’outil pouvant être maintenue sans que cela ne devienne conflictuel (Trompette et Vinck 2009, Star 2010). L’outil devenait alors fédérateur et vecteur d’échanges.
Le point de départ de la construction collective a été de porter à la connaissance du groupe de travail l’intérêt d’outils de visualisation tels que la frise chrono-systémique créée par le géographe Elissalde (2000), les modélisations de transitions de Geels et Schot (2007), ou les tableaux séquentiels que l’on trouve dans les ouvrages de Méndez (2010) et Bessin et al. (2009) (voir Bergeret et al. à paraître pour une présentation de ces outils). Prenons l’exemple des principes de construction de la frise chrono-systémique, dans laquelle le déroulement du temps est posé en abscisse, tandis qu’en ordonnée sont hiérarchisées des bandes permettant de représenter les différents systèmes spatiaux emboîtés : le macro-système, le système étudié et les éléments du système (Elissalde 2000, Djament-Tran 2009 et Volvey et al. 2005). On peut alors observer la co-évolution, dans le temps, de ces différents niveaux d’analyse, en qualifiant leurs configurations sucessives. Par ailleurs, des bandes verticales, traversant les bandes horizontales, permettent de mettre en évidence des périodes de transformation multiscalaire de l’organisation de l’espace. On parle alors de « systémogénèse », d’« adaptation », de « systémolyse » ou de « bifurcation » (Volvey et al. 2005, p. 116).
Au sein du groupe de travail, cette grille de construction a été retravaillée pour élaborer un outil (i) interdisciplinaire et (ii) dynamique et processuel :
(i) « interdisciplinaire » au sens où une liberté est sciemment prise vis-à-vis les éléments spatiaux du système. Chaque membre du groupe est invité à partir de sa définition du macro-système, du système et des éléments du système (sous-systèmes), ou même, s’il n’utilise pas le concept de « système », des composantes de son objet d’étude. Il élabore ainsi les bandes décrivant au mieux ses variables, ses acteurs, ses niveaux d’analyse. Ces éléments sont appelés « ingrédients », pour reprendre l’expression de Latour [5] ou la métaphore culinaire proposée par Méndez (2010) : un processus est une « recette » en train de se faire. Une forme d’échelle temporelle peut être proposée pour chaque ingrédient pour en montrer le rapport au temps ;
(ii) « dynamique et processuel » grâce à un séquençage qualifiant la nature du passage d’une étape à l’autre (rupture, bifurcation, transition, adaptation…) pour les différents ingrédients, et grâce au positionnement de jalons comme des événements ou des tendances (et non seulement des états ou des configurations) et de liens logiques entre ces jalons (flèches de causalité, de succession, de synergie, de résistance, etc.), ceci afin de mettre en évidence la dynamique du processus.
Cet outil présente ainsi l’avantage de se situer à l’interaction entre les pôles « modèle » et « récit » qui traversent les sciences humaines et sociales (Berthelot 2001, Grenier, Menger et Grignon 2001, Sanders 2001, Guermond 2005). Parce qu’elle impose la sélection des « ingrédients », la représentation graphique des interrelations entre ces ingrédients, leurs mouvements et le séquençage de ceux-ci, la frise s’apparente à une formalisation, une modélisation du changement social (voir Frises 1 à 12). Parallèlement, ce mode de représentation permet de faire le récit d’un processus dans son déroulement particulier et son unicité. En effet, c’est la logique d’enchaînement entre les séquences qui construit le processus, dans son irréversibilité. Chaque séquence contient la mémoire des séquences qui l’ont précédée et prépare les séquences suivantes, non pas de façon causale, mais dans la question de la succession « pas à pas » unique à chaque processus.
Déroulement de l’expérimentation.
À partir de l’idée initiale de tester collectivement la frise chrono-systémique, un dispositif permettant d’en faire une expérience interdisciplinaire sur une année a été mis en place (Figure 1).
1. Conception du dispositif et attendus divers. L’équipe coordinatrice a conçu un programme d’élaboration de documents-ressources, de rencontres du groupe et de construction d’un bilan de l’expérimentation. Ce parcours a été ajusté au fur et à mesure et s’est avéré être un processus d’apprentissage de l’animation d’un groupe pluridisciplinaire et de la co-construction d’un outil.
Du fait de la contrainte de temps imposée pour cette expérimentation (une année), le collectif a proposé que chacun travaille sur un processus qu’il connaissait déjà bien, plutôt que sur un cas commun qui aurait introduit des biais d’appropriation pour celles et ceux qui étaient moins investis. Ceci a réduit considérablement la possibilité de comparer point par point les approches disciplinaires. Pour certains chercheurs du groupe, cette expérience ne saurait donc être qu’une première étape d’interconnaissance et ne devrait trouver d’autre finalité que la construction d’une problématique interdisciplinaire et la réalisation d’une recherche collective, si l’on définit l’interdisciplinarité, à l’instar de Darbellay et Paulsen, comme la « mise en interaction dynamique [de disciplines] pour décrire, analyser, et comprendre la complexité d’un objet d’étude donné » (2008, p. 4), dans le cas présent, l’objet « montagne ».
Cependant, pour d’autres chercheurs, cette seule expérimentation à partir de ces différents cas peut être une finalité en soi, car elle est une façon de fomenter l’interconnaissance, l’interrogation épistémologique, les croisements et les hybridations disciplinaires autour de concepts et de méthodes. Il ne faut pas en exiger des résultats immédiats, car elle produira des effets sur le long terme. Cet exercice est une démarche qui se donne le temps de la profondeur.
Cette diversité des cas permet en outre de respecter les objets d’étude de chaque discipline pour réfléchir à leurs spécificités. Elle devient également une richesse du fait que ces études de cas constituent autant de traces et d’indices (Passeron et Revel 2006) pour faire émerger, de façon transversale, des configurations et des processus sociaux propres aux territoires de montagne de façon plus générale.
2. Constitution d’un guide d’élaboration de la frise à tester. Un guide d’élaboration de la frise a été produit dans l’objectif de tester son utilité, sa réappropriation et son questionnement par chacun des chercheurs et des champs de recherche impliqués dans le groupe de travail. Plusieurs éléments de formalisation et de symbolisation y étaient proposés en tant qu’exemples possibles, mais la liberté était laissée aux différents chercheurs de construire d’autres modalités de représentations et leur propre codification, positionnement qui a été ensuite explicité au groupe pendant les séminaires.
Ce premier guide était accompagné d’un glossaire multidisciplinaire construit sur deux types de concepts : (i) des concepts méthodologiques (notions polysémiques ou polymorphes traduisibles par chacun en fonction de son propre positionnement de recherche) autour des éléments formels composant la frise ; (ii) des concepts théoriques à tester, issus de la théorie de systèmes complexes, à partir desquels le groupe souhaitait interroger les processus dans les territoires de montagne : rupture, bifurcation, adaptation, transition, émergence, auto-organisation, inertie, forçage, mutation, équilibre…
3. Réalisation individuelle des frises. La frise a pour avantage d’être un dispositif relativement léger dans l’implication qu’elle demande aux chercheurs, ce qui compte beaucoup pour rendre possible ce travail au sein d’un LabEx. Ainsi, pour cette première expérimentation, il n’a pas été demandé de maîtriser de logiciel particulier. Cependant, il ne faut pas sous-estimer les nombreuses questions que la construction d’une frise soulève (une réflexion de fond sur les enjeux des concepts proposés, sur la modélisation des trajectoires territoriales, l’appropriation et le choix des fonctionnalités et codifications dans des logiciels de base, souvent insuffisants et frustrants), et de ce fait, l’investissement en temps qu’elle demande à chacun.
4. Séminaires de présentation des frises. Les séminaires de travail ont été pensés autour de l’explicitation, par chacun, du processus étudié et le partage de l’expérience de construction de la frise : le support visuel que constituait la frise (voir Frises 1 à 12) a facilité considérablement le dialogue et l’approfondissement des questions autour des positionnements théoriques et des concepts mis en jeu.
5. Entretiens. Des entretiens individuels auprès de chaque chercheur du groupe ont été menés par la postdoctorante autour de l’expérience de construction de la frise, de l’approche du changement territorial, des références et ancrages théoriques et bibliographiques.
6. Notices explicatives du processus décrit. Si elle a l’indéniable avantage d’une visualisation rapide, souvent ludique, qui facilite la discussion épistémologique et méthodologique et éclaircit les positionnements, la frise reste difficilement appropriable et compréhensive si elle n’est pas accompagnée d’un commentaire explicatif. Cette conclusion du séminaire a débouché sur le besoin de notices selon une trame d’interrogation commune.
7. Relecture de chaque frise par un chercheur du groupe d’une autre discipline. Pour mettre plus précisément en évidence les différences d’approches, chacun a décrit ce qu’il aurait construit comme problématique et comme ingrédients sur une autre étude de cas du groupe, depuis sa propre perspective disciplinaire. Cette « mise en miroir » a été particulièrement intéressante pour chacun et aurait pu engendrer la formalisation de réactions, de précisions et/ou d’ajustements de la frise et la notice, démarche qui n’a pu être menée.
8. Analyse et valorisation. Cette expérimentation n’a pu rassembler toutes les disciplines des sciences humaines et sociales présentes au sein du LaEx ITEM. Manquaient, par exemple, les apports des historiens, des politistes, des gestionnaires de l’innovation, qui auraient été très utiles aux échanges interdisciplinaires sur les notions de ruptures et sur la nature des temporalités et des changements.
Il faut noter également que, dans ce groupe, nombreux sont les chercheurs passés par une formation pluridisciplinaire et dont les ancrages épistémologiques et théoriques souvent hybrides sont porteurs d’une appétence à l’apport des autres champs disciplinaires. Il ne s’agit donc pas ici de reconstruire des points de vue « disciplinaires » — si tant est qu’ils existent —, mais bien de témoigner d’une expérimentation réalisée avec quelques personnalités de chercheurs, qui utilisaient une partie d’un corpus théorique au sein de leur discipline, tout en l’hybridant avec des méthodes et des théories d’autres disciplines.
Que ce soit dans les stratégies de représentations formelles ou dans les théories mobilisées, on aboutit à un tableau bigarré des positionnements, représentatif de la diversité de la pensée du changement et des enjeux de la construction d’un langage commun.
Le présent article de même qu’un ouvrage approfondi (voir Bergeret, George-Marcelpoil, Delannoy et Piazza-Morel, à paraître) sur les enjeux épistémologiques de cette expérience ont constitué les objectifs de concrétisation et de valorisation de ce processus d’apprentissage collectif.
Résultats méthodologiques.
Un dispositif propice au dialogue.
La démarche est menée dans une dynamique collective du « pas de côté » (la très grande majorité des personnes n’avait jamais fait l’expérience de telles frises à plusieurs niveaux). Ce même effort de tous est intéressant dans la symétrie qu’il organise, « obligeant » chacun à sortir de son vocabulaire habituel et à écouter les mots et problématiques des autres sans a priori.
Ainsi, la construction de la frise se révèle un exercice exigeant d’auto-structuration des idées. Elle amène chacun à revisiter ses propres recherches avec un nouveau regard, une nouvelle problématisation et une nouvelle manière de constituer son objet : poser des événements sur un graphique, matérialiser une rupture, une bifurcation dans le temps est tout sauf neutre, certaines formalisations n’auraient jamais été pensées sans cette démarche.
L’objectif de présenter sa frise à un groupe pluridisciplinaire invite chacun à présenter son approche, à assumer son positionnement et sa spécificité. Cet exercice est très révélateur dans la relecture interdisciplinaire. Il s’agit principalement de savoir trancher dans la construction des ingrédients : présenter ce qui paraît le plus important en termes d’approches, de méthodologie, de concepts, et sacrifier certains aspects qui paraissent trop particuliers ou éloignés pour intéresser le groupe. L’avantage de ce dispositif est que chacun doit, sans simplifier son propos, le styliser en présentant son apport en matière de pensée du changement.
Or, ce « pas de côté » instaure les conditions de possibilité d’une hybridation à partir d’un nouveau positionnement de chaque participant. Chacun innove au sein de sa propre discipline, et c’est dans cette démarche d’innovation et d’exploration que sont utilisés certains concepts. Ainsi, certains chercheurs explorent leur étude de cas sous l’angle de la bifurcation, ce qu’ils n’avaient jamais fait. Des concepts de « modes épique, tragique, nostalgique ou critique » d’institutionnalisation (Denis Laforgue), de « dialectique-confrontation » (Susanne Berthier-Foglar), d’événement-tabou (Agnès Bergeret), ont été proposés pour qualifier la nature des dynamiques.
Enfin, cette méthode permet de créer un espace de dialogue concret entre les différents chercheurs du groupe : chacun, ayant fait lui-même l’exercice de construction d’une frise, était particulièrement attentif aux approches du processus et de sa formalisation par d’autres chercheurs, de problématiques proches ou non de la sienne. Chacun appréhende concrètement, individuellement puis au sein du groupe, l’importance de la problématisation précise et restreinte du processus, la complexité des choix de représentation. Il teste la difficulté de réaliser une frise succincte, de poser des événements, de séquencer, de nommer et de qualifier les séquences en se confrontant à des définitions. Ainsi, les options de représentation choisies par les collègues sont mieux comprises, à la fois dans leur dimension pratique et dans leur profondeur épistémologique.
C’est là que réside la dimension forte d’apprentissage de la démarche qui était souhaitée dès le début de cette expérimentation collective. Au départ, l’objectif premier n’était pas la formalisation d’une codification homogène, mais plutôt l’utilisation de la frise comme un moyen pour dialoguer sur l’approche processuelle et pour révéler les positionnements disciplinaires. Or, au cours de ce parcours, c’est la construction de la frise elle-même, au travers d’un nombre d’éléments formels constitutifs à interroger, qui a permis d’élaborer un langage partagé et ouvert des pistes d’amélioration pour l’analyse interdisciplinaire des processus de changements.
Les éléments formels de la frise comme langage partagé.
Les ingrédients, leur temporalité, les événements, le séquençage et les liens dynamiques sont quelques-uns des éléments formels de la frise que chacun se réapproprie et traduit à sa façon. Ils équipent l’outil-frise de dimensions indispensables aux objets-frontières, à savoir un caractère d’abstraction, de polyvalence, de modularité, ainsi qu’une certaine standardisation (Wenger 2000). L’outil-frise permet alors (i) de favoriser l’interconnaissance, en dépassant les différences de vocabulaire, en faisant ressortir visuellement les modes réciproques de raisonnement, en mettant en évidence les principaux concepts choisis pour désigner les éléments du processus ; (ii) de partager les mêmes questionnements méthodologiques autour d’un langage partagé ; et (iii) de construire une nouvelle façon de problématiser et de construire des objets, et en particulier d’avancer ensemble vers une analyse interdisciplinaire des processus, qui mette en relief la portée respective donnée aux différents processus intervenant dans le fonctionnement d’un territoire.
1. Le choix des « ingrédients ». Chaque participant peut décrire sa démarche de sélection et de mise en ordre de ses ingrédients, démarche qui fait ressortir la problématisation et l’approche adoptées. L’un des intérêts majeurs de l’expérimentation consiste en la mise en évidence, dans la plupart des frises, des articulations, réappropriations, synergies que supposent les relations entre les acteurs locaux et les autres ingrédients. Les acteurs locaux sont ainsi moteurs dans la production d’un dispositif qui est ensuite stabilisé et généralisé au travers d’une loi ou d’un « Plan » (Hugues François et Emmanuelle George-Marcelpoil) ; ou une loi n’est véritablement effective qu’une fois qu’elle est appropriée, utilisée par les acteurs locaux et qu’elle a des véritables effets sur les pratiques et l’état de l’environnement (Sabine Girard).
Positionner des ingrédients spatiaux dans le cadre des territoires de montagne donne lieu à des astuces formelles diverses. Celles-ci peuvent être généralisées à tout type de territoire, comme la solution d’intégrer une ligne de description de la spatialité que les modes de développement impliquent (par exemple, spatialité étagée et saisonnalisée autour des alpages et des vallées ou mono-polarisée autour d’une usine, Philippe Bourdeau), ou de consacrer une ligne à chaque trajectoire-type de sol (Pénélope Lamarque), ou encore de positionner sur deux lignes différentes les acteurs localisés dans le territoire et ceux localisés en dehors de celui-ci (Sophie Madelrieux). Ceci aboutit, dans ce dernier cas, à des solutions graphiques spécifiques à la montagne : le positionnement sur différentes lignes des acteurs de montagne et des acteurs de vallée. On pourrait également développer l’idée des étagements des ingrédients dans la page selon leur position spatiale « haut-bas » dans la montagne.
2. Les temporalités et les échelles de temps des ingrédients. Elles permettent de confronter les pas de temps des temporalités géologiques, environnementales, civilisationnelles, historiques, sociales, économiques, mais aussi de proposer des échelles régulières, logarithmiques, ou encore exprimant les marquages, les durées et les textures du temps dans la mémoire des acteurs… Ainsi, Jean-Jacques Delannoy opacifie les périodes « inexistantes » pour certains ingrédients, comme la période durant laquelle les Hommes ont perdu la connaissance de la grotte Chauvet-Pont D’Arc. Agnès Bergeret propose plusieurs échelles exprimant un rapport au temps différent et la construction de scénarios différents par les événements mis en saillance, les argumentations, le travail de la mémoire.
3. Les événements. Les événements sont les « points de repère » du processus, qui ponctuent la frise : charnières, pivots, déclencheurs, ils rythment le cheminement. Ils expriment à la fois un résultat de plusieurs tendances, impriment leur marque dans les mouvements du processus et ouvrent de nouveaux possibles ; ils « font suite », pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty (2003, p. 61), empruntée par Denis Laforgue. On relève un certain nombre d’événements communs parmi les frises, qui participent de la transformation des territoires : les lois et dispositifs publics (mis en action par les acteurs locaux), les crises environnementales.
D’autres événements sont également positionnés pour leur caractère de « symbole ». Ainsi, Hugues François et Emmanuelle George-Marcelpoil positionnent chaque station de ski exemplaire d’un type d’aménagement et de modèle économique intervenant comme ce que les géographes appelleraient un « moment de lieu » spécifique, c’est-à-dire le moment où, du fait de conditions à la fois structurelles et fortuites, un lieu incarne une situation de portée générale, dépassant l’enjeu du lieu lui-même. Il constitue alors une référence, voire un modèle pour les autres lieux (Volvey et al. 2005, p. 83).
Certains événements ont des statuts particuliers dans la construction de la frise : ils peuvent être le point de départ de la réflexion. C’est le cas pour le « Contrat Plan Région » de station de moyenne montagne pour la frise de Denis Laforgue, qui le qualifie d’événement-pivot, ou la découverte de la grotte pour Jean-Jacques Delannoy, qui est un événement-moteur. Ils permettent alors d’enclencher la discussion autour de la qualification conceptuelle des événements : événement-déclencheur ou résolutif, crise, forçage, rupture, « turning point » d’une bifurcation. Désigner un événement comme une rupture ou plutôt le jalon du changement incrémental apparaît alors relever tout autant de la « nature » des trajectoires réellement observées que d’une question de problématisation, de critère et de focale adoptés par les chercheurs, ce qui est particulièrement bien révélé dans les relectures interdisciplinaires. Ainsi, de multiples bifurcations et ruptures à un niveau microsocial apparaissent tissées entre elles et s’insèrent, indissociables d’un mouvement continu et cohérent, lorsque le pas de temps observé est agrandi. Ils ne sont pas alors désignés comme des ruptures, mais comme des charnières (Hugues François, Emmanuelle George-Marcelpoil).
Enfin, l’expérimentation met en évidence le potentiel que constitue la formalisation des empreintes temporelles de ces événements : leur durée, leurs conséquences dans le temps, le laps de temps avant leurs effets réels (par exemple, le temps nécessaire à la traduction d’une loi ou d’une politique publique en norme ou pratique locale, puis à son impact sur l’état des milieux), ou encore le travail de mémoire qui les constitue en « événements ». Ces visualisations permettent de discuter des irréversibilités, des effets-cliquets, des déphasages, des inerties et des résistances ainsi que des facteurs d’accélération.
4. Le séquençage. La méthodologie propose de séquencer des étapes dans le changement, sous une forme ou une autre, en marquant, par exemple, une borne initiale et finale de la séquence par un trait vertical. Cependant, positionner ces traits verticaux pose question par la rupture nette que cela induit visuellement. Or, loin d’être tous décrits par des notions de rupture et de bifurcation, les processus de changement sont aussi des transitions progressives, des tensions multiples et des mouvements contraires.
Le séquençage a ainsi abouti à une grande inventivité formelle : traits remplacés par des pointillés ou des dégradés, séquençage du processus global avec sous-séquençage identique des différents ingrédients, ou tableau séquentiel décrivant la cohérence et le dispositif de chaque étape du processus (Anouk Bonnemains, Philippe Bourdeau) ; séquençage global du processus avec sous-séquençage différencié des différents ingrédients et de façons très variées (Agnès Bergeret, Mélanie Duval, Sabine Girard, Sophie Madelrieux, Sandrine Tolazzi) ; séquençage des différents ingrédients sans séquençage global du processus (Susanne Berthier-Foglar, Jean-Jacques Delannoy) ; multiples points formant un « nuage » autour de grandes tendances et de différents séquençages du processus selon les observateurs (Hugues François et Emmanuelle George-Marcelpoil) ; absence de séquençage avec flèches temporelles où le changement est « continu » (Denis Laforgue) ; ou positionnement de tendances (équilibre/transformation) et d’événements, dont certains marquent des bifurcations ou des transformations (Pénélope Lamarque).
L’expérimentation fait émerger deux positionnements, qui peuvent être combinés : d’une part, il est procédé au séquençage des transformations des formes de mobilisation des ressources composant la trajectoire d’un territoire (par exemple, Anouk Bonnemains, Mélanie Duval, Philippe Bourdeau, Sabine Girard) ; d’autre part sont séquencés des modèles, des lectures, des scénarios que différents acteurs construisent pour analyser et projeter le mode de développement des territoires. Hugues François et Emmanuelle George-Marcelpoil procèdent, par exemple, à différents séquençages selon les différentes approches de l’aménagement.
Enfin, le séquençage pose la question de la qualification des périodes dans la trajectoire. Grâce à la représentation complexe des frises, à plusieurs niveaux d’ingrédients et de temporalités sont affinées les délimitations des concepts de « rupture », « bifurcation » et « transition », par exemple.
Des séquences de rupture — certains ont parlé aussi d’« auto-organisation » et d’« émergence » — sont le plus souvent désignées lorsque le territoire connaît une réorganisation d’ampleur après un événement brutal qui a un impact « systémique ». Dans les cas concrets étudiés dans le groupe, cette rupture au niveau d’un territoire est apparue par exemple avec la découverte imprévisible de la grotte Chauvet (Jean-Jacques Delannoy) ; à la suite de l’occurrence d’événements extérieurs, comme un coup d’État qui brise un mouvement de réforme politique et foncière en cours (Agnès Bergeret) ; suivant les conséquences d’une guerre qui renouvellent complètement le modèle agricole (Sophie Madelrieux) ; d’une réforme de la politique publique qui remet en cause les formes d’organisation des acteurs de la gestion de l’eau (Sabine Girard). Il faut souligner que ces événements ne sont pas « par nature » et d’emblée analysés comme des ruptures : ils le deviennent par le recul historique sur l’ampleur des changements qu’ils ont provoqués sur le territoire en question.
Par ailleurs, la rupture peut ne pas être rattachée à un événement en particulier, mais à une séquence entière : lorsque la focale s’élargit pour observer sur un pas de temps plus long, les moments de concentration de changements, qui peuvent parfaitement être analysés comme incrémentaux, progressifs et continus si on les observe dans le détail, apparaissent avec le recul comme une véritable bascule.
Une séquence de bifurcation est, dans la littérature des systèmes complexes, souvent synonyme de réorientation soudaine du système suite à une perturbation imprévisible. Elle est cependant plutôt synonyme, dans les discussions du groupe, d’une action volontariste, d’engagement dans une nouvelle direction, avec des systèmes d’action pro-actifs de réorientation des modes de développement d’un territoire (dans le sens développé par De Perthuis, Hallegatte et Lecocq (2010) sur les réponses au changement climatique). Elle est décrite le plus souvent pour un seul ou quelques ingrédients (volonté du système d’action politique — lois, discours politiques, mobilisation — chez Sandrine Tolazzi et Agnès Bergeret). Elle ne peut apparaître au niveau territorial que si toute l’économie ou la configuration du territoire prend une nouvelle orientation dans la nature de son activité (bifurcation de l’industrie ou de l’agriculture vers le tourisme, arrêt des stations d’hiver pour passer à des activités de tourisme vert, bascule d’un tourisme de nature vers un tourisme uniquement culturel). Or, dans bien des cas, cette bifurcation n’est pas « nette » au niveau d’un territoire : il y a des permanences d’activités passées, des hybridations, des diversifications, des incrémentations et superpositions plutôt que des bifurcations. Par ailleurs, des bifurcations « avortées » apparaissent (comme dans l’exemple de Djament-Tran 2009 (Figure 1) ou d’Agnès Bergeret pour le coup d’État mettant fin au Printemps démocratique au Guatemala). On peut également identifier des moments de remise en question qui auraient pu entraîner une bifurcation, mais qui aboutissent au contraire à un renforcement du modèle (Anouk Bonnemains pour la période 1980 dans les stations de Tarentaise). Enfin, on peut analyser des bifurcations/retour qui font marche arrière sur la bifurcation précédente, comme la loi de 1998 réduisant les droits territoriaux des autochtones en Australie (Sandrine Tolazzi).
Une séquence de transition est souvent décrite comme le passage d’un modèle à un autre, comme l’exprime la transition écologique ou énergétique, ou le passage du modèle productiviste de plaine à la création d’un modèle de montagne adapté à chaque massif. La transition est positionnée en opposition à la crise ou à la rupture, comme une dynamique « douce ». Ainsi, la fermeture en 1908 de la mine à L’Argentière-la-Bessée (étudiée par Philippe Bourdeau) ne provoque pas de crise, mais une transition vers la centrale hydroélectrique et l’usine d’aluminium, la nature et le nombre des emplois étant similaires.
Finalement, il est observé que les dynamiques, les conditions et les configurations propres à chaque moment du processus constituent un facteur-clé du type de réaction du processus à un événement : un territoire, à certains moments de son processus, est capable de résilience, d’adaptation, ou de relance. À d’autres moments, le même événement aurait provoqué une crise profonde ou un déclin.
5. Les liens dynamiques. Les flèches servent la dynamique du processus en montrant les interactions entre des événements de différents axes : boucles de rétroactions jouant sur l’historicité du processus (Pénélope Lamarque), relations de consécution (Agnès Bergeret), de synergie (Mélanie Duval), de forçage et d’inerties (Jean-Jacques Delannoy). Autre forme de mise en évidence de la dynamique processuelle, des « moteurs » peuvent être mis en évidence pour chaque séquence (Anouk Bonnemains, Sabine Girard). L’expérimentation a permis de prendre conscience d’un enjeu majeur de la construction de la frise : les flèches à privilégier ne sont pas celles permettant de représenter le fonctionnement systémique des relations entre les ingrédients pendant une séquence donnée, au cours d’un état relativement stabilisé (si tant est que cet état existe, car les frises montrent bien qu’il y a toujours quelque chose qui « bouge »). Au contraire, ces liens doivent contribuer à l’approche processuelle des transformations. Ainsi, des flèches entre éléments d’une même séquence doivent montrer qu’il y a des logiques conflictuelles et contradictoires, ou au contraire des logiques de coordination et de synergie, qui permettent le mouvement. Elles se révèlent alors comme un des moyens visuels à même de relier les deux pôles de la palette d’approches formelles observées dans cette expérimentation : d’un côté, le tableau séquentiel, qui décrit différentes étapes du processus comme des « instantanés », des dispositifs cohérents, structurés, en qualifiant les configurations des différents ingrédients à chaque séquence de façon systémique ; de l’autre côté, des frises événementielles, qui montrent la multiplicité des acteurs, des événements, des mouvements divergents et convergents, les tendances, les imprévus du processus. Tout l’enjeu pour chacun est la combinaison de ces « deux » dimensions : que chaque événement soit visualisable à la fois comme un élément en relation systémique et dynamique avec les autres ingrédients dans une séquence donnée et comme charnière du processus historique. L’usage des liens dynamiques entre les éléments de la frise contribue particulièrement à l’expression de cette double dimension.
Perspectives pour les études interdisciplinaires des changements territoriaux.
Cet article avait pour objectif de rendre compte d’une démarche de travail et de recherche collective autour des outils favorisant des dynamiques interdisciplinaires sur de mêmes espaces et sur une même problématique. L’outil-frise a constitué un vecteur fédérateur et un objet-frontière, une réelle valeur ajoutée pour faciliter le dialogue et conduire un travail interdisciplinaire de compréhension interdisciplinaire de ces processus de changements.
Les éléments formels de la frise, au-delà du dialogue qu’ils facilitent par une même démarche de construction d’un outil de visualisation, forment la base d’une nouvelle façon, transdisciplinaire et interdisciplinaire, de problématiser et de construire des processus de changement : les ingrédients multiples, les événements, le séquençage, les liens dynamiques apparaissent comme une façon de construire à la fois des modèles et des récits de processus de changements polytemporels, pour penser ensemble, de façon indissociable, les continuités et les transformations. De façon pratique comme théorique, l’outil participe de la compréhension et de la modélisation des dynamiques successives d’articulation entre les différentes activités d’un territoire de montagne (productions agricoles, exploitations minières, hydroélectricité, industries, services, parcs naturels, activités de sports d’hiver, activités innovantes actuelles comme les énergies vertes, le tourisme vert et de loisirs, la patrimonialisation, etc.). De ce fait, il contribue à spécifier ce qui distingue, par exemple, une « bifurcation » d’une « transition », deux processus qui résultent de bascules franches d’un pilier vers un autre, mais qui sont plus ou moins rapides, et plus ou moins pilotés par les acteurs.
Avec un dispositif adapté et un guide d’élaboration de la frise enrichi et amélioré à partir des résultats de cette démarche, l’outil-frise constituera un outil performant pour la construction d’approches pluri-, inter- et transdisciplinaires sur un même terrain, un même objet et une même problématique. En permettant à chacun de proposer sa frise des processus passés, en cours ou à venir, on peut imaginer d’articuler les frises entre elles, d’en construire une commune, ou de mettre en évidence les complémentarités des disciplines : les unes permettant une analyse globale sur un large pas de temps, les autres intervenant de façon plus précise sur des nœuds importants. Cette démarche pourrait aussi favoriser une perspective comparative et de capitalisation des savoirs, en construisant des séquençages-types ou en interrogeant les formes de réponses au changement spécifiques aux montagnes, en regard des situations de plaine et d’autres « nouveaux biomes ». Une autre visée — en cours d’expérimentation — est la construction de frises par et avec des collectifs composites d’acteurs des territoires (entrepreneurs, consommateurs, associations, acteurs publics). L’objectif est, là aussi, double : impulser et alimenter des dynamiques collectives d’interconnaissance et de médiation, et mieux cerner les processus de changements territoriaux, à partir des savoirs et des récits des acteurs sur les configurations propres à chaque séquence, les événements, les inerties et les synergies qui ont conditionné les leviers d’action et les modalités des innovations.
Illustration en une : Dino Olivieri, « Mountains from Sky », 14.01.2007, Flickr (licence Creative Commons).