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Serendipity.

Lorsque l’historiographie réfléchit l’histoire.

Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d'historiographie, 2003.

Objet d’une multitude de publications (plus de 50 000 titres sont conservés à la Bdic de Nanterre), qui commencent à paraître alors même que le conflit n’est pas encore achevé, l’historiographie de la guerre de 1914-1918 restait, malgré l’essai ponctuel de Jacques Droz sur Les causes de la Première Guerre mondiale (Paris, Seuil, 1973), un étonnant no man’s land comme si l’entreprise paraissait insurmontable.

Un livre.

Image1Ce vide est désormais comblé avec la parution de Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, premier ouvrage embrassant l’historiographie de la totalité de la Grande Guerre (hormis les Balkans) jusqu’à ses conséquences immédiates. Il est l’œuvre de deux spécialistes reconnus de la période : Antoine Prost, professeur émérite à Paris 1 et Jay Winter, qui enseigne actuellement à Yale (États-Unis).

Cette collaboration est, en elle-même, décisive puisqu’elle a permis de prendre en compte non seulement l’historiographie anglo-saxonne et française – ce qui déjà n’aurait pas été négligeable – mais aussi celle venant des pays de langue allemande et les ouvrages traduits dans l’une de ces trois langues. Cette approche croisée, qui permet de désenclaver et de comparer des historiographies nationales qui se sont déployées à leur rythme et en fonction du type de mémoire que le conflit suscitait dans chacun des pays ayant participé au conflit, constitue sa première originalité.

La seconde provient du type de travail auquel se sont livrés les auteurs et que traduit le titre de l’ouvrage « Penser » la Grande Guerre. En effet, ce livre n’est pas une nomenclature des ouvrages publiés mais bien une lecture articulée de cette historiographie mettant en évidence, question par question, les grands paradigmes qui l’ont structuré et qui s’inscrivent dans des configurations historiographiques qui excèdent ce seul champ.

Il arrive à point nommé, non seulement pour les étudiants qui préparent aujourd’hui le Capes et l’agrégation d’histoire, mais aussi pour tous ceux qui veulent interroger cet événement, quelques temps passablement minoré, mais dont on s’accorde désormais à faire l’acte de naissance traumatique du 20e siècle.

Deux aspects de ce travail peuvent être plus particulièrement mis en évidence.

Une histoire d’avant l’« ère du témoin ».

Au regard de l’historiographie des conflits qui ont suivi, et notamment celle de la Deuxième Guerre mondiale, de la Résistance et de la Shoah, le travail d’Antoine Prost et de Jay Winter permet, en premier lieu, de mesurer la singularité de la place prise aujourd’hui par les témoins.

Certes, la Première Guerre mondiale est la première séquence historique à susciter un tel déploiement de témoignages jusqu’à donner lieu à une critique de ceux-ci visant, sous la plume de Jean Norton Cru (1929/1930), à séparer le bon grain de l’ivraie et à déterminer lesquels parmi cette production méritent d’être regardés comme authentiques. On connaît aussi les réflexions sur les « fausses nouvelles » et le témoignage inspirées à Marc Bloch par sa propre expérience de la guerre. Il est cependant frappant de constater que la barrière qui sépare alors le témoin de l’historien semble infrangible. Si la plupart des historiens qui se consacrent à ce chantier au cours des premières décennies ont bel et bien été des combattants, voire en portent les stigmates – à commencer par Pierre Renouvin, qui perd un bras au Chemin des Dames –, jamais ils ne s’autorisent de ce titre pour en écrire l’histoire. Tout au contraire, il est alors convenu, au sein de la communauté historienne, que celui qui a connu la bataille – tel Fabrice à Waterloo – n’en a rien vu ou du moins n’en a rien compris. Professionnel de l’histoire, l’historien n’invoque ni ne s’appuie sur l’expérience du citoyen-soldat qu’il a été. Celle-ci lui apparaît comme peu fiable et superficielle et, au demeurant, le vécu de la guerre reste très longtemps un domaine inexploré des historiens et ne trouve refuge que dans la publication des souvenirs ou des romans. Il faut attendre 1959 pour qu’une « Vie quotidienne » (Hachette) soit consacrée aux Poilus et encore celle-ci est-elle l’œuvre d’historiens non-universitaires ! La publication prochaine, dans la même collection, de l’historiographie de la Résistance par Laurent Douzou montrera à quel point cette configuration change du tout au tout après 1945, quand bien même les États semblent répéter le dispositif institutionnel mis en place aux lendemains du premier conflit mondial afin de promouvoir une écriture à chaud de cette histoire ou, à tout le moins, de collecter les matériaux qui permettront de l’écrire plus tard. Cette fois, loin d’être cantonnés aux marges de l’institution historienne, les acteurs sont sollicités en tant que tels. Certains, comme Daniel Cordier, deviennent même progressivement historiens – ce qui d’ailleurs ne va pas sans créer des tensions entre acteurs devenus témoins, témoins devenus historiens et historiens professionnels…

De ce point de vue parcourir quatre-vingt-dix ans d’historiographie de la Première Guerre mondiale c’est assister à la naissance d’un autre regard sur l’acteur, c’est effectuer une formidable coupe qui permet de cerner les façons dont l’histoire – et pas seulement celle de ce conflit – s’est écrite depuis le 19e siècle.

Une « coupe » dans l’historiographie.

En effet, travaillant sur un « événement-monstre » dont la lecture a été sans cesse actualisée, Penser la Grande Guerre, met à jour les paradigmes successifs qui ont régi l’historiographie que l’on peut réduire, en suivant les auteurs, à trois grands moments.

Le premier de ces paradigmes est celui de l’histoire « méthodique », attentive d’abord aux événements, que ceux-ci soient politiques ou militaires. Histoire « vue d’en haut », si l’on veut, qui s’inscrit dans la tradition de celle professée dans les écoles militaires – à l’élaboration de laquelle participent d’ailleurs nombre d’anciens dirigeants politiques ou militaires – enrichie par la suite par le concept de « forces profondes » du à Pierre Renouvin qui mobilise des données qui excèdent le champ de bataille comme la géopolitique ou la psychologie des peuples. Une historiographie très nationale qui prend souvent valeur de plaidoyer pro domo et dont l’un des points d’orgue est bien sûr le débat autour des « causes » où se joue, notamment, la question des responsabilités dont l’enjeu est la justification des dédommagements et des clauses des traités de paix.

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l’historiographie entre dans une autre phase. Son centre d’intérêt se déplace du front – conçu comme mise en actes de stratégies – vers l’arrière : les civils et, parmi eux, les ouvriers. Sous l’influence diffuse du marxisme – c’est le grand moment de l’« histoire économique et sociale à la française », largement identifié au rayonnement des Annales – une autre guerre se dessine où l’économique et le social prennent toute leur place. La guerre devient mobilisation économique, « guerre totale ». Le point de référence est bien sûr Octobre. La question de la « révolution » est au soubassement des problématiques qui tâchent de saisir la résistance différentielle à la guerre des sociétés européennes mobilisées et testent l’explication léniniste du conflit.

Puis, imperceptiblement, souvent du fait des historiens engagés dans la lecture économique et sociale de la guerre, l’historiographie de la Première Guerre mondiale suit le lot commun de l’historiographie. Économique, social et culturel se mêlent jusqu’à ce le culturel, dans un parcours qui va de la « cave au grenier » pour reprendre l’expression de Michel Vovelle à propos de son itinéraire dans les études révolutionnaires, constitue le paradigme autour duquel elle se restructure. Après la guerre vue d’« en haut », puis la guerre vue de l’« en bas » des forces économiques et sociales, succède un autre « en bas » qui est l’expérience – individuelle et collective – des populations, celui du vécu de la guerre. Comme le soulignent les auteurs, d’autres expériences de guerre expliquent ce glissement, cette attention nouvelle à la « culture de guerre », que ce soit pour insister sur la contrainte et l’encadrement qui pèsent sur les individus ou sur leur adhésion volontaire, la prégnance de la religion nationale et la « brutalisation » qui résulte de l’expérience de guerre. Soit ce que les auteurs qualifient de « paradigme humaniste » associant dans une même approche les deux écoles qui s’opposent aujourd’hui, en France, sur l’interprétation de la guerre (pour faire simple : d’un côté les historiens de l’Historial de Péronne qui privilégient le consentement à la guerre, au premier rang desquels Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau ; de l’autre les historiens « sudistes » qui insistent sur la contrainte, notamment, Rémy Cazals et Frédéric Rousseau).

L’analyse pourrait être affinée et enrichie en prenant en compte les lectures nationales qui, tout en s’inscrivant dans la logique décrite à grands traits, se singularisent par l’insistance sur telle ou telle question en fonction des résonances de l’histoire que connaissent ces pays après 1918.

Au total, outre un impressionnant tour des travaux et des débats qui ont scandé l’écriture de cette histoire, ce livre permet de réfléchir à la façon dont l’historiographie ne cesse de se redéployer validant la thèse du présentisme historiographique chère à Henri-Irénée Marrou et montrant comment l’histoire participe – avec sa spécificité qui est de répondre à une visée de vérité – à la gestion collective du passé. Participe car, comme le soulignent les auteurs, attentifs à prendre en compte dans leurs analyses les autres vecteurs d’histoire (cinéma, télévision, littérature, commémorations, institutions de mémoire…) : “La guerre de 1914 n’appartient à personne, pas même aux historiens.”

Une collection.

Troisième volume de la collection « L’histoire en débats » fondée par François Dosse, Christian Delacroix et l’auteur de ces lignes (après Philosophie des sciences historiques. Le moment romantique de Marcel Gauchet et L’absolutisme en France. Histoire et historiographie de Fanny Cosandey et Robert Descimon parus en 2002), Penser la Grande Guerre me semble montrer combien la piste est fructueuse et le détour par l’historiographie, par la mise en abîme qu’il suscite, productif. En effet, il permet de voir comment l’histoire procède moins par rupture et rectification (la vérité succédant au mensonge ou à l’erreur – même si cela se produit parfois) que par un déplacement des points de vue qui correspond au renouvellement des questions adressées au passé qui font inévitablement écho à celles qui traversent le temps de l’historien. Il en résulte, outre la connaissance du dossier, une possibilité de mettre à distance l’histoire que l’on écrit, que l’on apprend ou que l’on lit.

Abstract

Objet d’une multitude de publications (plus de 50 000 titres sont conservés à la Bdic de Nanterre), qui commencent à paraître alors même que le conflit n’est pas encore achevé, l’historiographie de la guerre de 1914-1918 restait, malgré l’essai ponctuel de Jacques Droz sur Les causes de la Première Guerre mondiale (Paris, Seuil, 1973), un ...

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Notes

Authors

Patrick Garcia

Maître de conférences à l’Iufm de Versailles, membre du comité de rédaction d’EspacesTemps, chercheur associé à htp (Cnrs), co-directeur avec Christian Delacroix et François Dosse de la collection Histoire en débats, Points-Seuil. Terrains de recherche : Rituels politiques dans la France contemporaine et usages publics de l’histoire. Historiographie, enseignement et épistémologie de l’histoire. Ouvrages : Révolutions, fin et suite, 1991 ; Les courants historiques en France 19e-20e siècles, 1999 ; Le Bicentenaire de la Révolution française, 2000 ; Enseigner l’histoire en France de l’Ancien Régime siècle à nos jours, 2003 ; L’histoire en France depuis 1945, 2003. Patrick Garcia est co-directeur de la collection L’histoire en débat.

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Serendipity.

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