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Serendipity.

La gouvernance métropolitaine à l’épreuve de la mobilité contrainte des « Roms migrants » en région parisienne.

Cet article a fait l’objet d’une première communication orale lors du colloque international « Gouverner les métropoles. Pouvoirs et territoires », organisé par La Ville de Paris, le Laboratoire techniques, territoires et sociétés (Université Paris Est) et le Centre d’études européennes (Institut d’études politiques de Paris), les 28, 29 et 30 novembre 2012 à Paris.

La Ville de Paris demande au Préfet de la Région Île-de-France l’organisation d’une table ronde régionale sur la situation des populations Roms rassemblant l’État, les collectivités locales, des représentants des familles et des associations pour la mise en place de solutions concrètes, dignes, pérennes et équitablement réparties sur le territoire francilien.

Émis lors de la séance du Conseil de Paris du 10 juin 2013, ce vœu relatif à la « situation des populations Roms en errance sur le territoire francilien » peut paraître assez surprenant étant donné la présence déjà ancienne, en région parisienne, de bidonvilles ou de squats habités par des ressortissants bulgares ou roumains et désignés, à tort ou à raison, comme « Roms » (Olivera 2011). Surtout, on peut se demander s’il n’existe pas déjà une sorte de gouvernance par défaut à l’échelle métropolitaine au travers des interventions en direction de ces lieux de vie, généralement qualifiés de « campements illicites » dans les discours officiels. De ce point de vue, la gestion réactive des « campements illicites » n’aurait-elle pas constitué, ces dernières années, un point d’appui pour l’édification d’une capacité de pilotage à l’échelle de la région-métropole, comme cela a pu être le cas pour la répression des activités illégales et le contrôle des populations pauvres dans le Paris du Second Empire (Harvey 2006) ?

Afin d’examiner cette gouvernance par défaut ou « réactive », car liée à la résolution de « problèmes concrets cruciaux » (Le Galès et Lorrain 2003, p. 314), nous proposons, tout en étant attentifs aux évolutions en cours des politiques, à savoir l’intensification des opérations d’évacuation des « campements illicites » (Goossens 2013) et la rédaction d’une circulaire interministérielle sur l’accompagnement de ces opérations d’évacuation [1], de croiser le regard de l’anthropologue avec celui du géographe.

Pourquoi recourir au regard ethnographique et à la géographie urbaine pour étudier des questions de gouvernance qui relèvent sans doute davantage de la science politique et de la sociologie de l’action publique ? Du point de vue des auteurs de cet article, le principal intérêt de la démarche est de porter la focale sur les pratiques et les stratégies, voire les ruses des populations visées pour maintenir leur présence ou améliorer leurs conditions de vie, afin d’analyser la façon dont elles s’adaptent ou composent avec l’action publique, voire instrumentalisent celle-ci, tout en tenant compte des contextes urbains. Selon cette perspective, il apparaît nettement que, paradoxalement, l’absence de politique ou de coordination à l’échelle de la région métropolitaine représente, dans bien des cas, une opportunité, car les migrants peuvent de facto continuer d’agir dans les marges ou les failles du système.

Pratiques et stratégies résidentielles.

En premier lieu, il s’agit bien sûr d’examiner les pratiques et les stratégies résidentielles des migrants roms en situation précaire. À cette fin, nous proposons de suivre les parcours de trois groupes de familles originaires de Roumanie [2]. Ces derniers ont comme autre dénominateur commun d’être, depuis plusieurs années, soumis aux évacuations régulières de terrain (platz en roumain et romanès). Pour le reste, les migrants roms sont en fin de compte assez semblables aux autres migrants en situation précaire (voir Diminescu 2003 et Black 2011 à propos des migrants d’Europe centrale et orientale), voire à la majorité des « banlieusards » qui, dans leurs choix résidentiels, articulent fortement ancrage local et mobilité régionale pour conforter leurs positions sociales et économiques.

Trois parcours résidentiels.

Le premier exemple concerne des familles originaires du département d’Arad, à la frontière roumano-hongroise. Dès la fin des années 1990, quelques personnes qui font office de pionniers se sont installées à Fontenay-sous-Bois et à Montreuil, où elles ont squatté des maisons et des bâtiments industriels à l’abandon. À partir de 2002, ces familles sont rejointes par des parents originaires de la même région. Les squats se développent en même temps que le rythme des expulsions s’accélère. Le territoire de Montreuil est toutefois étendu et les micro-friches suffisamment nombreuses pour que ces familles parviennent à se maintenir sur la commune, tout en déménageant régulièrement — de manière contrainte bien entendu. Cette présence ancienne et durable sur le territoire leur a certainement permis d’accéder à une certaine légitimité auprès de la ville qui, au lendemain de l’élection de Dominique Voynet (Europe Écologie Les Verts) en 2008, a mis en place un dispositif d’hébergement et d’insertion à leur endroit.

Dans la même période, d’autres groupes familiaux ont pu avoir davantage de mal à s’ancrer localement. Privilégiant le secteur nord-ouest de la Seine-Saint-Denis (Communauté d’agglomération Plaine Commune), ces familles circulent d’une commune à l’autre depuis une quinzaine d’années, au fil des expulsions (Radenez et Rémion 2007). Plutôt que de squats, il s’agit davantage ici de bidonvilles, étant donné la nature des espaces disponibles pour de telles installations : les friches industrielles sont plus étendues qu’à Montreuil et le tissu urbain est moins dense, avec des espaces verts et de nombreux délaissés autoroutiers. Si certaines familles ont pu malgré tout se maintenir sur le territoire au cours des quinze dernières années, d’autres se sont éloignées de Paris pour s’installer dans le Val-d’Oise ou en Seine-et-Marne, voire en province (dans l’agglomération lilloise notamment).

Le dernier exemple concerne des familles de la région de Craiova (sud de la Roumanie) arrivées plus récemment, à partir de 2003-2004, et installées dans l’Essonne, aux confins des communes de Massy, Palaiseau et Champlan, sur des délaissés autoroutiers, des friches agricoles ou dans les bois. À partir de 2007, ce groupe erre d’une commune à l’autre en raison des expulsions, mais cherche malgré tout à rester dans ce secteur. En septembre 2008, les familles se dispersent au lendemain d’une nouvelle expulsion. Quelques-unes bénéficieront d’un relogement en hôtel grâce au SAMU social à Chelles, en Seine-et-Marne. Au bout de quelques semaines, ces familles seront rejointes par des parents originaires des mêmes terrains précédemment évacués de la région de Massy, lesquels érigent de nouveaux bidonvilles sur un territoire à cheval sur les communes de Chelles, Noisy-le-Grand et Villiers-sur-Marne, aux confins de la Seine-Saint-Denis, du Val-de-Marne et de la Seine-et-Marne. Depuis, les déménagements ont continué au rythme des évacuations de terrain sur ce nouveau territoire.

Exploiter les ressources locales.

Si un premier constat s’impose à l’examen de ces parcours résidentiels contraints, c’est bien l’exploitation systématique des ressources locales par ces migrants en situation précaire. Il s’agit en premier lieu des ressources spatiales. Comme de nombreux migrants pauvres depuis la fin du 19e siècle (David 2010), les familles en quête de logement explorent les friches industrielles, les jardins abandonnés, les délaissés autoroutiers et même les bois. De ce point de vue, l’ancienne « banlieue rouge » [3] de Paris a de fortes potentialités, avec ses nombreuses friches industrielles héritées de la période fordiste, mais aussi ses anciennes zones maraîchères et agricoles et, plus largement, des espaces encore non urbanisés. Enfin, les nombreuses autoroutes et voies ferrées qui sillonnent ces anciens espaces industriels sis aux portes de Paris sont à l’origine de nombreux délaissés. Outre les modes d’occupation du sol, il faut considérer les aspects fonciers : de nombreux terrains appartiennent ou sont gérés par des établissements publics ou parapublics, tels que l’Agence foncière et technique de la région parisienne (AFTRP), ou par des collectivités territoriales. Ce patrimoine est souvent éclaté, les transferts de propriété et les nombreuses concessions entre établissements et collectivités sont à l’origine d’une certaine confusion. Aussi les pouvoirs publics ont-ils une connaissance plutôt approximative de la situation foncière, ce qui facilite les pratiques de squat. Enfin, les propriétaires n’ont pas forcément l’usage de leurs terrains et, par conséquent, ne prennent pas de mesures particulières pour éviter de nouvelles occupations illicites au lendemain des évacuations opérées par la force publique. Et les terrains sont à nouveau squattés, au grand dam des collectivités locales. Par ailleurs, quand certaines communes ne tolèrent d’aucune manière la présence de familles identifiées comme « roms migrantes » — la police municipale intervenant dès lors qu’elles sont repérées en les raccompagnant à la frontière de la ville [4] —, d’autres acceptent au fil du temps de mettre en place un ramassage des ordures et de scolariser les enfants du bidonville. Bien sûr, les migrants roms en situation précaire tentent d’exploiter ces asymétries territoriales, qui doivent moins aux modes d’occupation du sol qu’à l’attitude plus ou moins tolérante des pouvoirs locaux à leur égard.

Les migrants mobilisent aussi des ressources sociales. Les premiers interlocuteurs disponibles sont les membres des associations ou comités de soutien locaux qui, le cas échéant, accompagnent les familles dans leurs démarches (santé, scolarisation, démarches juridiques, etc.). Si ces intervenants privilégient l’action collective, il arrive très fréquemment qu’ils tissent des liens privilégiés avec certains individus et familles d’un terrain ou d’un squat. Les relations entretenues entre les protagonistes s’apparentent dès lors davantage à celles que nouent les migrants, au coup par coup, avec des voisins anonymes (voisins, clients de boulangerie, etc.), à titre privé. Dans certains cas, les familles peuvent aussi compter sur les professionnels du secteur médico-social et de l’éducation, qui remplissent alors une mission d’« intermédiation sociale » (Navez-Bouchanine et Hayot 1997).

De toute évidence, ce capital relationnel constitue aux yeux des familles une motivation supplémentaire pour tenter, malgré les expulsions, de demeurer au sein de territoires où elles sont tant bien que mal parvenues à s’insérer.

Compétences mobilisées.

Au cours de leur exploration des territoires locaux, les migrants roms manifestent d’incontestables compétences. D’abord, ils savent trouver, ouvrir et tenir un squat. Anticipant les expulsions à venir, ils ont la plupart du temps un terrain d’avance. Dans le même ordre d’idées, les migrants, qui ont développé au fil du temps de véritables compétences juridiques pratiques, savent aujourd’hui qu’il ne suffit pas que la police dise qu’il va y avoir expulsion pour que l’évacuation d’un terrain soit effective, mais qu’elle doit délivrer « un papier » avec des noms (assignation). À noter que, depuis quelques années, certaines familles ont pu investir dans des caravanes en état de circuler (contrairement aux vieilles caravanes visibles sur les bidonvilles qui ne servent que d’abri fixe) et qu’elles se déplacent de terrain en terrain. Ceci est bien entendu lié à la possibilité d’avoir un véhicule tracteur et le permis de conduire.

Les familles migrantes présentent également d’indéniables compétences d’aménagement des sites qu’elles parviennent bel et bien à habiter, grâce aux activités de récupération et de chine opérées lors de leurs déplacements urbains (Benarrosh-Orsoni 2009). La qualité de ces améliorations dans l’espace privatif — lequel tranche bien souvent avec l’aspect négligé des espaces collectifs — est bien entendu directement liée au temps qu’elles ont pu passer dans leur lieu de vie avant l’expulsion.

Généralement peu qualifiés et peu diplômés, maîtrisant parfois mal la langue française et, surtout, ne disposant pas d’autorisation préfectorale pour travailler légalement, ces migrants ont néanmoins des compétences économiques, en particulier dans le domaine de la débrouille et des activités informelles. On peut par ailleurs observer, au fil des années, une évolution du « répertoire des stratégies de subsistance » (Scott 2013, p. 280) et, plus largement, des pratiques économiques. Certaines familles sont ainsi passées de la mendicité aléatoire à la manche ciblée (lieux récurrents, développement d’une clientèle), ceci pouvant déboucher sur l’édification d’un réel capital relationnel et sur l’embauche pour des emplois de femme de ménage — d’abord au noir, puis de manière légale. De la même manière, d’autres commencent par récupérer la ferraille et divers objets de manière opportuniste (à pied, en poussette ou en vélo) puis, au fil du temps, passent à la semi-professionnalisation orientée vers les métaux les plus valorisés (cuivre et aluminium) par le biais de tournées de prospection plus vastes avec un fourgon.

Forts de leur ancrage local, les intéressés partent ainsi à la conquête des ressources procurées par la région urbaine et ses différents pôles — ce qu’ils désignent souvent en romanès par l’expression « je vais au village » (žav ando gav). Il s’agit, pour certains, d’aller mendier au centre touristique de la « ville vitrine », pour d’autres, d’investir les carrefours de circulation tels que les gares pour y vendre des journaux et des fleurs ou essayer de monnayer des services tels que le portage des bagages. D’autres encore parcourent des portions plus ou moins étendues de la banlieue, à la recherche de métaux recyclables ou de fripes à revendre, par exemple au marché des biffins, à la porte de Saint-Ouen. Primordiale sur le plan économique, cette mobilité détermine fortement les choix résidentiels des familles qui, dans la mesure du possible, tentent de rester à proximité des gares (trains, RER, trams, etc.), et plus encore à proximité des lignes qu’elles connaissent et empruntent quotidiennement depuis parfois plusieurs années. Au fil du temps, des expulsions et des opérations de renouvellement urbain, les migrants sont toutefois contraints de s’éloigner du centre pour arriver progressivement en queue de ligne. Plusieurs groupes familiaux sont ainsi passé des portes de Paris au nord du département du Val d’Oise où elles se sont installées dans les communes de Méry-sur-Oise et Bessancourt. D’autres ont rejoint des banlieues plus éloignées du sud du Val-de-Marne ou de Seine-et-Marne (Marne-la-Vallée). Ceux qui, de plus en plus nombreux, possèdent des automobiles ou des fourgonnettes ont cependant plus de latitudes dans leurs choix résidentiels. Ce sont eux qui, progressivement, s’installent dans des villes de proche province comme Château-Thierry, Rouen, ou Troyes, dont le point commun est d’être situées dans l’orbite de Paris, ce qui leur permet de continuer leurs activités et de maintenir des liens avec leurs connaissances au sein de la métropole, tout en accédant au logement dans le diffus.

Ancrage local et mobilité régionale se trouvent ainsi systématiquement combinés. Si la remarque vaut pour les stratégies résidentielles au sein des espaces d’accueil, on peut faire un constat similaire à l’échelle européenne, puisque nombre de personnes circulent au sein des vastes réseaux familiaux et personnels qui se sont progressivement étendus à l’Europe tout entière au cours des vingt dernières années. Suivant ce double constat, les migrants roms sont à la fois semblables à nombre de « banlieusards » qui, quoiqu’indéfectiblement liés à la métropole en raison de son dynamisme économique et social, n’en sont pas moins contraints de s’installer toujours plus loin en périphérie. Paradoxalement, ils ressemblent aussi à ces « nouveaux » travailleurs européens qui, tout en étant bien ancrés dans leurs communes de résidence, se caractérisent par l’hyper-mobilité sur le plan professionnel et apparaissent ainsi comme des citoyens européens exemplaires (Parker 2012).

Intervenir dans les « campements » : l’affaire des pouvoirs locaux et de l’État.

Si les migrants roms ont des stratégies d’ancrage et de mobilité qui sont, par bien des aspects, semblables à celles de nombreux habitants de la métropole parisienne, il n’en reste pas moins que les activités de rue, et surtout le squat, sont à l’origine de nouveaux problèmes publics pour l’État et les gouvernements urbains qui réagissent plus ou moins fortement. L’analyse des jeux d’acteurs à l’œuvre dans la résolution des situations problématiques locales montre que si les réactions institutionnelles se sont surtout traduites par des arrangements ou des bricolages locaux, la tendance est aujourd’hui à l’institutionnalisation des expériences achevées ou en cours. Dans cette dynamique, la Ville de Paris et la Région Île-de-France sont plutôt en retrait, alors que les acteurs locaux et l’État occupent le devant de la scène.

La force des régulations classiques.

En effet, dans tous les cas observés, la gestion des campements et de leurs habitants est avant tout l’affaire des pouvoirs locaux qui vont engager des actions oscillant entre rejet et accueil (Legros 2010). Le rejet et l’accueil ne sont pas antinomiques, bien au contraire, la combinaison de ces deux attitudes esquissant des « régimes d’hospitalité », au sens d’Anne Gotman (2004), c’est-à-dire un ensemble de règles et de pratiques qui permettent aux « maîtres de maison » (ibid.) non seulement d’accueillir les hôtes en fonction de leur statut et d’influencer leurs comportements, mais aussi de chasser les intrus.

Comme nous avons tenté de le montrer dans d’autres travaux (Legros 2010, Olivera 2014, à paraître), la construction de ces régimes locaux d’hospitalité publique correspond davantage à des arrangements voire à des bricolages qu’à une vision planifiée de l’action en direction des migrants roms. Les dispositifs mis en place sont l’œuvre des collectivités locales et du représentant de l’État (préfet ou sous-préfet), ainsi que des services déconcentrés de l’État. Mais les pouvoirs locaux mobilisent aussi les associations expérimentées dans les domaines de l’hébergement, de l’insertion par le logement, voire de la résorption de l’habitat précaire. Aussi a-t-on vu se constituer au fur et à mesure de la mise en place des dispositifs locaux de véritables réseaux d’action publique articulés autour du préfet, du maire, voire du Conseil général en ce qui concerne le Val-de-Marne. Si les acteurs locaux jouent un rôle prépondérant avec les associations et les organismes spécialisés dans l’hébergement et l’insertion par le logement, il ne faut pas cependant minorer l’importance de l’État dans l’action locale en direction des migrants roms en situation précaire.

D’abord, c’est bien l’État qui définit le cadre de référence de l’action publique locale. Depuis quelques années, il a ainsi mis sur pied un véritable arsenal juridico-administratif, lequel permet de facto de rendre illégal le séjour des ressortissants bulgares ou roumains en situation précaire en exploitant des motifs prévus par la règlementation européenne (Cousin 2013) ou en en inventant de nouveaux, à l’image de l’« abus du droit à la libre circulation » instauré dans le cadre de la loi du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. En outre, il faut tenir compte du pouvoir de blocage ou, au contraire, de facilitation du préfet qui, en effet, est seul habilité, à l’échelle du département, à délivrer des autorisations administratives de travail ou de séjour. Enfin, l’État garde un contrôle sur les initiatives des élus locaux par le biais des procédures de financement de l’action publique — en l’occurrence l’Allocation logement temporaire (ALT) et la maîtrise d’œuvre urbaine et sociale (Mous) —, qui lui permettent d’exercer une sorte de « gouvernement par contrat », selon l’expression de Jean-Pierre Gaudin (2007). Les acteurs locaux sont donc loin d’agir seuls, et ce d’autant plus que, depuis l’avènement de François Hollande à la fonction présidentielle, l’État cherche à construire un cadre normatif pour les actions à venir en s’inspirant des expériences locales en matière de gestion des campements illicites.

L’institutionnalisation en cours des actions locales.

Cette dynamique de formatage, qui ne date cependant pas d’hier, se concrétise de deux manières : d’une part, la constitution progressive d’une vision commune ou partagée au sujet de la « question rom » [5], d’autre part, la définition de techniques d’intervention. La qualification de la « question rom » a ceci de particulier qu’elle se traduit par l’affirmation d’une vision « spatialisante », en ce sens qu’elle met davantage l’accent sur les problèmes d’habitat — le bidonville, l’hébergement — que sur les difficultés rencontrées et exprimées par les habitants des campements illicites (Legros 2010). En d’autres termes, c’est bien un problème spatial, à savoir la présence des bidonvilles, que cherchent à résoudre les pouvoirs publics. Par la suite, cette vision a fini par constituer un leitmotiv des discours officiels, ainsi qu’en atteste la mise en place, en 2009, d’un collectif d’élus de la banlieue parisienne dont l’objectif est d’interpeler l’État au sujet de la lutte contre l’installation de camps sauvages et de la mise sur pied d’une politique d’accueil à l’échelle régionale. Le dernier acte, si l’on peut dire, de cette problématisation particulière de la « question rom » réside dans les prises de position des plus hautes sphères de l’État, lesquelles vont successivement mettre l’accent sur la nécessité de « mettre un terme aux implantations sauvages de campements de Roms » [6] et subordonner la mise en place de dispositifs d’accueil (hébergement et insertion) à l’évacuation préalable des terrains (circulaire du 24 août 2012).

Corollaire de cette vision aujourd’hui largement partagée de la « question rom », l’identification et la stabilisation de techniques ou, mieux, de principes d’intervention viennent parachever la construction d’un régime d’hospitalité publique à peu près unifié à l’endroit des habitants des campements et autres bidonvilles attribués aux Roms. La subordination des actions d’hébergement et d’insertion à l’évacuation des terrains squattés constitue le premier principe. Le deuxième réside quant à lui dans la sélection des bénéficiaires selon des critères similaires — situation administrative, casier judiciaire, maîtrise du français, insertion économique, scolarisation des enfants — toujours actualisés par les « maîtres de maison » que sont les acteurs institutionnels. Enfin, l’hébergement est presque systématiquement accompagné de mesures d’insertion scolaire mais aussi économique, ce qui se justifie d’autant plus que l’obtention d’un contrat de travail est une condition sine qua non pour que les hôtes puissent régulariser leur situation administrative et accéder à un logement ordinaire.

Certes, il est difficile d’analyser en détail les ressorts de cette dynamique de formatage des discours et des actions. On peut toutefois indiquer que la circulation des informations est intense au sein de l’administration, mais aussi entre les associations et la sphère politico-administrative, comme on a pu le constater au travers de l’aide pour l’éradication des bidonvilles votée en 2005 par le Conseil régional d’Île-de-France (Legros 2010). Faut-il également évoquer le rôle des routines professionnelles et administratives dans la construction des actions dans les campements illicites ? C’est possible, si l’on en croit l’implication d’associations d’insertion par le logement comme l’Association Logement Jeunes 93 (ALJ 93), ou même d’acteurs historiques de la lutte contre les taudis comme l’ex-Sonacotra rebaptisée Adoma, soit dans la mise en place des « villages d’insertion » (ibid.), soit dans les concertations organisées par la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées (DIHAL) dans le cadre de l’application de la circulaire du 24 août 2012. C’est d’ailleurs Adoma qui, en janvier 2014, se voit confier par la ministre de l’Égalité des Territoires et du Logement Cécile Duflot une mission nationale pour résorber les bidonvilles — le terme apparaît à nouveau dans le langage administratif . Enfin, comment ne pas souligner le rôle majeur de la DIHAL dans ce processus de normalisation des interventions dans les bidonvilles ou les campements roms ? Chargée par le premier ministre d’apporter aux préfets en charge du dossier « Campements illicites » des « éléments de référence et de méthode » [7], la DIHAL organise des réunions thématiques avec les services de l’État et les associations pour définir des techniques d’intervention pertinentes et, sur cette base, proposer aux acteurs de terrain un vadémécum qui, entre autres choses, reprend et précise les principes cités plus haut. Ce faisant, c’est elle qui, en dernier lieu, semble fixer les principes et les techniques d’intervention, même si sur le terrain ces derniers peuvent toujours faire l’objet d’interprétations ou d’adaptations particulières.

L’absence de coordination à l’échelle de la région métropolitaine.

Au début des années 2010, les conditions semblent donc réunies pour la mise au point d’une politique métropolitaine ou régionale en direction des migrants roms en situation précaire. Et ce d’autant plus que, comme on l’a signalé plus haut, plusieurs élus de banlieue se sont mobilisés pour faire pression sur l’État. Cette mobilisation, qui s’étend à plusieurs départements, vise non seulement la levée des mesures transitoires [8], mais aussi l’organisation, par l’État, d’une table ronde régionale « afin que l’insertion des familles vivant en bidonvilles soit envisagée au niveau de la métropole […] et que les élus locaux ne soient plus laissés face à la question complexe des campements sur leur territoire » [9]. Si l’on tient compte de l’insistance des élus locaux, c’est presque une pression continue que les acteurs politiques en question exercent sur l’État pour réclamer la tenue de cette coordination régionale, également sollicitée par les associations.

En vain, car ni l’État ni les acteurs majeurs de la construction métropolitaine que sont la Ville de Paris et la Région Île-de-France ne semblent, en tout cas jusqu’au mois de juin 2013, se résoudre à une approche régionale de la « question rom », exception faite de l’aide à l’éradication des bidonvilles votée par le Conseil régional en 2005. Comment expliquer l’absence de pilotage à l’échelle métropolitaine ou régionale ? Faut-il, avec les élus de l’ancienne banlieue rouge invoquer les égoïsmes locaux et les limites de la solidarité régionale, ou alors constater, avec Christian Lefèvre (2009), l’absence de leadership politique à l’échelle du Grand Paris ? Quoi qu’il en soit, les priorités des acteurs majeurs de la construction métropolitaine semblent ailleurs, et ce d’autant plus que la présence de bidonvilles ou de campements attribués aux Roms est toujours un dossier épineux pour les pouvoirs locaux, qui cherchent manifestement à s’en débarrasser par les actions en justice ou par des moyens moins avouables, mais attestés par de nombreux témoignages, comme le harcèlement policier [10].

En fin de compte, c’est l’État qui, après une série d’évacuations très médiatisées, se charge de définir une politique générale à la fin de l’été 2012. Plutôt que de favoriser l’approche régionale, en tout cas jusqu’à une période récente, le gouvernement Ayrault reprend à son compte les méthodes de l’État-dirigiste en confiant le dossier « Campements illicites » aux préfets de département. En outre, le Premier ministre charge une délégation interministérielle, en l’occurrence la DIHAL, de fournir des « éléments de référence », comme on l’a vu. Enfin, les inspections générales sont missionnées pour évaluer les opérations existantes. La seule originalité, si l’on peut dire, du système mis sur pied réside dans la concertation avec la société civile. Largement sollicitées par la DIHAL, ce sont les associations qui font remonter les informations sur les situations et les initiatives locales au niveau central. Si elles apparaissent souvent comme des acteurs subalternes, les associations n’en jouent donc pas moins un rôle majeur dans l’édification des politiques à venir, ne serait-ce que par le biais de la circulation de l’information.

De la gouvernance locale, avec ses espaces de négociation impliquant acteurs institutionnels et société civile, au gouvernement par l’État : l’action à l’endroit des migrants roms en situation précaire irait-elle à rebours des autres politiques publiques ? Force est en tout cas de constater, jusqu’à présent, l’absence de vue générale à l’échelle de la métropole parisienne, ce qu’attestent les différences d’attitude des pouvoirs locaux d’une commune à l’autre. Ces différences révèlent l’absence de politique unifiée à l’échelle de la métropole parisienne, mais elles esquissent aussi une sorte de géographie des possibles en matière d’occupation de terrains, laquelle se trouve largement exploitée par les migrants roms en situation précaire dans leur expérience migratoire.

Le déficit de gouvernance à l’échelle métropolitaine : une opportunité pour les migrants pauvres ?

Le projet comme ressource.

Comme nous l’avons déjà signalé par ailleurs (Legros et Vitale 2011), les dispositifs d’hébergement et d’insertion constituent des ressources pour les familles bénéficiaires. Les familles accueillies ont notamment de meilleures conditions de vie que dans les bidonvilles et les squats : l’habitat est globalement de meilleure qualité — elles disposent de l’eau courante, de l’électricité, de sanitaires, etc. La présence des acteurs associatifs, et surtout celle des travailleurs sociaux en charge de l’accompagnement social, facilite la scolarisation des enfants, l’ouverture de droits et, de manière plus ou moins efficace et aléatoire selon le degré d’implication de l’État via la préfecture, l’accès aux autorisations de travail et de séjour. Enfin, être intégré dans un dispositif d’hébergement permet de bénéficier de la stabilité de résidence pendant plusieurs années. Or la stabilité résidentielle est une condition essentielle pour le développement du capital relationnel, au sein des institutions comme dans le voisinage, et, plus globalement, pour l’insertion des familles dans leur environnement, comme il a été mentionné plus haut.

Ainsi, les familles peuvent-elles profiter de cette stabilité résidentielle pour nouer des relations interpersonnelles avec certains représentants des institutions scolaires (directeurs ou enseignants) et, par là même, prendre confiance tout en affinant leur connaissance du fonctionnement de l’école en France, condition sine qua non au déroulement d’une scolarité « normale ». De même, en favorisant l’accès des bénéficiaires à l’ensemble des services de droit commun (centres de santé, Protection maternelle et infantile, Centre communal d’action sociale, etc.), le projet peut permettre aux familles de se familiariser avec les logiques administratives, mais également de nouer des contacts avec des intervenants hors site. L’investissement personnel de certains élus constitue également une ressource qu’il est possible de mobiliser afin d’obtenir des garanties « morales » (lettre de recommandation, contact téléphonique, etc.) lorsqu’il s’agit d’accéder au logement privé ou d’obtenir un emploi.

Concernant l’insertion économique, force est néanmoins de constater que l’apport d’un tel projet pour les bénéficiaires consiste moins en un engagement dans un processus d’insertion linéaire et idéal (cours de français langue étrangère/suivi Pôle Emploi/obtention d’un contrat à durée indéterminée) — lequel apparaît bien souvent irréalisable pour des raisons structurelles indépendantes de la volonté des acteurs en présence — qu’en un accès à de nouveaux réseaux sociaux : les intervenants de terrain soumis à un impératif de « réussite » font jouer leurs propres relations, personnelles et/ou professionnelles, pour trouver des solutions au cas par cas, en mobilisant leur carnet d’adresses. On rencontre ainsi dans certains projets des pères de famille embauchés en contrat durée déterminée (CDD) dans d’autres structures d’insertion institutionnellement liées aux associations mandatées pour intervenir sur le site.

Dans bien des cas, les municipalités et associations de terrain se trouvent ainsi à devoir résoudre des problèmes auxquels les familles sont elles-mêmes confrontées depuis plusieurs années et, tout en disposant de moyens d’action théoriquement considérables, sont contraintes à leur tour d’inventer et de négocier en permanence, aussi bien face au contexte socio-économique qu’avec l’environnement institutionnel et administratif auquel elles se heurtent. Leur appui représente certes une ressource indéniable pour les bénéficiaires, mais elle n’en est pas moins relative et, dans tous les cas, provisoire.

…mais une ressource parmi d’autres.

En bénéficiant de tels dispositifs, les familles bénéficiaires continuent ainsi d’avoir un pied dans l’informalité, non par choix culturel, mais pour des raisons éminemment pratiques. En effet, si l’installation dans un habitat de meilleure qualité constitue une amélioration de leur quotidien, elle les inscrit dans le même temps dans un nouveau champ de contraintes : les familles doivent désormais s’acquitter d’une participation de quelques dizaines d’euros mensuels sans que leur situation économique n’ait changé (pas d’accès au travail légal et aux droits sociaux à court terme), elles ne peuvent plus gérer aussi librement leurs relations de voisinage, et les processus de régulation interne se voient largement contraints par l’autorité des gestionnaires du site. Enfin, la possibilité d’habiter leur nouveau lieu de résidence est bien souvent limitée par le règlement du site (limite des visites, interdiction d’adapter son espace privé, cuisine collective, etc.). D’autre part, les objectifs et formes d’accompagnement proposés ne coïncident pas toujours avec les stratégies familiales, pas plus qu’elles ne correspondent aux possibilités d’insertion concrètement envisageables pour des migrants précaires dans un contexte de pénurie de logements et d’emplois (Castel 1995, Weber 2009).

L’exemple de la famille C. permettra de mieux saisir la manière dont la participation à de tels dispositifs n’est qu’une ressource parmi d’autres pour leurs bénéficiaires. Arrivé en 2000 en France avec son frère, Sorin, le « chef de famille », fait progressivement venir femme et enfants à partir de 2002. Il vit successivement dans des pavillons squattés et des bidonvilles de plus grande taille, à Montreuil et dans les environs, jusqu’en 2008, date à laquelle il intègre le projet d’insertion de la ville de Montreuil. Quelques années auparavant, son frère avait bénéficié d’un dispositif mis en place par la ville voisine de Fontenay-sous-Bois et, ainsi, avait pu obtenir des papiers et l’ouverture de droits sociaux en déménageant à Moulins, dans l’Allier (d’autres familles du même groupe étant installées à Limoges et Château-Thierry). Sorin demeure quelques mois sur le site de caravanes du projet municipal, le temps d’être accompagné vers une régularisation administrative via l’ouverture d’une micro-entreprise — la préfecture, partenaire financier du projet, ne facilitant alors pas l’obtention d’un titre de séjour avec autorisation de travail. Tandis que sa famille reste sur place, Sorin multiplie les déplacements entre Moulins et Château-Thierry, en rejoignant notamment son frère dans ses activités d’achat-vente d’automobiles et de mécanique. Tout en gardant un pied dans le projet d’insertion, il continue ainsi d’exploiter d’autres pistes, en jouant sur les ressources et le capital social de ses proches plus anciennement régularisés. Au bout d’une année de participation au projet, Sorin et sa famille trouvent eux-mêmes à se loger dans le parc locatif privé à proximité de Château-Thierry et, obtenant une lettre de recommandation signée par un élu montreuillois, emménagent dans leur nouveau pavillon. La situation de Sorin est loin de constituer un cas isolé. Nombreuses sont en effet les personnes insérées dans des projets d’hébergement et d’insertion qui continuent de prospecter en dehors du projet et, ce faisant, de développer le capital social qu’elles avaient commencé à construire avant leur prise en charge par les pouvoirs publics.

Des marges de manœuvre de plus en plus réduites.

La mise en place des projets d’insertion ne doit toutefois pas masquer le fait que la majorité des familles en bidonville n’a pas accès à ces dispositifs et se voit confrontée à des expulsions toujours plus fréquentes (Goossens 2013). La pression foncière et immobilière s’accroît en région parisienne, notamment en première couronne. De nombreuses parcelles autour du Stade de France à Saint-Denis qui, jusqu’aux années 2006-2007, pouvaient abriter des bidonvilles sont aujourd’hui parfaitement méconnaissables du fait de la « reconquête urbaine » des anciennes friches industrielles. Les espaces les plus proches de Paris se ferment ainsi progressivement. Davantage de terrains vides sont par ailleurs surveillés et gardiennés, en attendant la réalisation de projets immobiliers à court ou moyen terme.

D’autre part, on peut observer une augmentation des contrôles sur les activités économiques des familles. La mendicité a été interdite aux alentours des Champs-Élysées par arrêté préfectoral en septembre 2011. Abolies en juin 2012 par le nouveau préfet de police, parce que jugées « inefficaces » de telles dispositions indiquent néanmoins le raidissement des pouvoirs publics vis-à-vis de la mendicité et, plus largement, de l’économie informelle. La « biffe », c’est-à-dire la revente d’objets récupérés, qui est devenue ces dernières années une pratique assez fréquente, est ainsi devenue la cible des pouvoirs publics. À Paris, la biffe fait en effet l’objet d’un contrôle accru par les autorités locales. Des municipalités ont aussi pris des arrêtés « antiglanage » afin de lutter contre la récupération dans les containers et poubelles sur la voie publique (Nogent-sur-Marne, septembre 2011). Nombre de villes ont mis en place au cours des dernières années des dispositifs de ramassage des encombrants sur rendez-vous, mettant ainsi fin aux jours de collecte des « monstres » sur la voie publique. Par ailleurs, la revente des produits métalliques recyclables aux ferrailleurs est, depuis 2011, une activité étroitement règlementée, le paiement devant obligatoirement être effectué par chèque ou virement bancaire, dans une logique de traçabilité [11]. Or, nombreux sont les migrants précaires à éprouver des difficultés pour ouvrir un compte dans un établissement bancaire, ne serait-ce qu’en raison de leur situation administrative.

Dans ce contexte de raréfaction des espaces disponibles en proche banlieue et, dans le même temps, de surveillance accrue des activités économiques, les familles ne demeurent pas passives et s’adaptent en squattant des terrains plus loin, à la périphérie, ou en envisageant de nouvelles activités. Aussi peut-on penser que les marges de manœuvre n’ont pas totalement disparu, mais qu’elles se sont progressivement resserrées. Et la tendance ne s’inversera sans doute pas dans les temps à venir. Dans leur rapport d’évaluation des dispositifs d’hébergement et d’insertion des habitants des « campements illicites », les Inspections générales préconisent en effet la mise en place de « plates-formes d’accueil-orientation-information » [12] qui permettraient, entre autres, de réaliser à l’échelle du département ou d’une communauté de communes « un travail de repérage et de cartographie de la population présente sur le territoire de son champ d’action » (Simoni et al. 2013, p. 73-77), en l’occurrence celui de Plaine commune. En fin de compte, ce ne sont plus les espaces ou les activités qui font l’objet d’un contrôle accru, mais bien les personnes, même si le rapport entend bien entendu agir « dans le respect des dispositions de la loi informatique et libertés » (ibid.)…

Faut-il légaliser les bidonvilles ?

S’il existe bien une sorte de partage plus ou moins explicite des tâches dans lequel la gestion des « campements illicites » incombe d’une manière générale à l’État et, au quotidien, aux pouvoirs locaux, la « question rom » est loin de constituer un point d’appui à la construction métropolitaine en Île-de-France aujourd’hui. Mais l’avènement d’une vision planifiée à l’échelle métropolitaine est-il vraiment souhaitable ?

Tout dépend des points de vue évidemment. Si les élus, et parfois les riverains, manifestent de plus en plus volontiers leur désir de voir disparaître d’une manière ou d’une autres les « campements illicites », le point de vue des migrants en situation précaire est bien différent puisque, probablement à défaut d’alternatives, l’occupation des marges urbaines demeure le principal, voire l’unique moyen à leur disposition pour assurer leur ancrage en région parisienne. Dans bien des cas d’ailleurs, cette stratégie s’est jusqu’alors avérée gagnante, puisqu’une bonne partie des migrants en question ont conforté leur position sociale et économique en exploitant à la fois les ressources procurées par l’action publique et celles fournies par les marges urbaines et l’économie informelle. En outre, on peut s’interroger sur les effets des politiques construites à l’échelle métropolitaine. Le Piano Nomadi mis en place par l’ancien maire de Rome, Gianni Alemano (coalition de Centre-Droit) dans le cadre de l’Emergenza nomadi (« État d’urgence nomades », en français) décrété en 2008 par le président du Conseil, Silvio Berlusconi, fournit des informations édifiantes à ce sujet. Selon les travaux sur la question (Daniele 2011), le recensement systématique des « nomades », auxquels ont été assimilés les migrants roms roumains comme les migrants-réfugiés politiques roms d’ex-Yougoslavie (Sigona 2003), et le déplacement des habitants des campi abusivi vers des « méga-camps » aménagés dans le cadre du Piano Nomadi ont moins favorisé l’insertion des populations visées qu’elles n’en ont facilité le contrôle en leur assignant une place, dans la majeure partie des cas à l’extérieur de la ville, et banalisé « l’état d’exception et les techniques d’intervention policières qui lui sont associées » (Cousin 2012, p. 39).

Faut-il alors songer à légaliser ou à institutionnaliser les bidonvilles et les pratiques de squat ? Ces habitats sont loin d’être des lieux idylliques, comme Anyana Roy l’a souligné dans sa critique de l’« urbanisme subalterne » (2011). De plus, il ne faudrait pas oublier que les marges urbaines sont des espaces-réserves pour le capital (Harvey 2006) comme pour les acteurs publics et les classes moyennes en quête de logement, ainsi que l’indiquent les transformations en cours de l’ancienne ceinture rouge de Paris. La question est dès lors moins de réfléchir aux modalités d’une gestion alternative des marges urbaines, que d’examiner les possibilités effectives de logement et d’ancrage en ville qu’ont les citadins les plus démunis dans un contexte néolibéral. En fin de compte, c’est donc sur des problématiques très larges comme le droit à la ville, l’accès au logement ou la gestion foncière dans les grandes métropoles européennes que nous invite à réfléchir la « question rom ».

Abstract

Cet article, qui combine le regard ethnographique avec l’analyse des politiques publiques et la géographie urbaine, cherche à documenter les politiques en direction des migrants roms en situation précaire en Île-de-France. Jusqu’à présent, la « question rom » n’a pas vraiment fait l’objet de politiques à l’échelle de la région métropolitaine. En revanche, elle a suscité des réactions de l’État et des pouvoirs locaux dont l’attitude a oscillé entre accueil et rejet. Attentifs aux pratiques et aux stratégies résidentielles des migrants roms en situation précaire, les auteurs analysent par ailleurs la façon dont ces migrants s’adaptent, comme n’importe quel autre public, aux politiques publiques, voire instrumentalisent celles-ci en exploitant les ressources de l’environnement urbain. Selon cette perspective, il apparaît nettement que l’absence de politique ou de coordination à l’échelle de la région métropolitaine n’est pas nécessairement un problème pour les migrants en situation de précarité. Au contraire, dans bien des cas, c’est une opportunité qui leur permet d’agir dans les marges ou dans les failles du système afin de se faire une place dans la ville.

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Notes

[1] Circulaire du 26 août 2012 sur l’anticipation et l’accompagnement des évacuations de campements illicites.

[2] D’autres groupes, originaires de Bulgarie et, dans une moindre mesure, d’ex-Yougoslavie, vivent dans les mêmes secteurs.

[3] L’expression désignait les banlieues situées au nord et à l’est de Paris. Industrielles et ouvrières, elles constituèrent à partir des années 1930 jusqu’à la fin des années 1970 un bastion du Parti communiste français, d’où la qualification de ceinture ou de banlieue « rouge ».

[4] Au lendemain de l’évacuation de leur « campement » à Saint-Ouen en 2009, des familles tentent de prendre pied à Villeneuve-la-Garenne (92), de l’autre côté de la Seine, où elles sont refoulées par la police municipale et finalement raccompagnées à la frontière du département, sur la commune de L’Île-Saint-Denis.

[5] Dans le cadre de cet article, la « question rom » est assimilée à un problème public tel que défini par les politologues, c’est-à-dire un « état de fait [qui constitue] un enjeu de réflexion et de protestation et une cible pour l’action publique » (Gusfield 2003, p. 71).

[6] Discours prononcé par Nicolas Sarkozy à Grenoble le 10 juillet 2010. À partir de l’été 2012, le ministre de l’Intérieur Manuel Valls tient une position très similaire à propos des « campements illicites » et de leurs habitants.

[7] Lettre de mission du Premier ministre Jean-Marc Ayrault au Délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées (20 septembre 2012).

[8] Prévues par le traité d’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie à l’Union européenne, les mesures transitoires permettent aux anciens pays membres de l’U.E. de prendre certaines dispositions pour préserver les marchés de l’emploi. Les nouveaux Européens sont ainsi soumis au régime du permis de travail, lequel est délivré par le préfet de département, pour accéder au marché de l’emploi salarié. En principe, les mesures transitoires devraient être levées au 1er janvier 2014.

[9] Lettre ouverte au Premier ministre en date du 28 septembre 2012, signée par Aline Archimbaud, Jean-François Baillon, Patrick Braouzec, Didier Paillard, Jacques Salvator et Dominique Voynet.

[10] À ce sujet, voir les rapports annuels du Collectif national Droits de l’Homme Romeurope, disponibles sur leur site Internet.

[11] Loi de finance rectificative entrée en vigueur en juillet 2011.

[12] Loi de finance rectificative entrée en vigueur en juillet 2011.

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