Le philosophe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) n’est pas vraiment un inconnu pour les chercheurs en sciences sociales. Néanmoins, il n’est « bien connu », le plus souvent, que pour des raisons qui ne sont sans doute pas les bonnes. Disons qu’il est souvent « bien connu », mais de seconde main (par Gilles Deleuze interposé, ou par presse interposée), au point qu’on lui accole presque par automatisme les mots de « penseur baroque » ou de « philosophe des monades ». Aussi nous paraît-il important de rappeler que la pensée de Leibniz ne saurait tenir dans un tel cadre, trop étroit, trop avantageux même pour celui qui l’utilise parce qu’il colonise Leibniz sans favoriser la lecture de Leibniz.
Or, justement, la lecture des deux ouvrages rassemblés dans cette édition d’usage (et non pas académique) par le philosophe Michel Fichant remet les choses à leur place. D’abord par des précisions marginales, mais importantes : les titres usuels de ces opuscules ne sont pas dus à Leibniz, qui ne les a d’ailleurs pas publiés lui-même ; l’œuvre globale de Leibniz n’est pas homogène et on ne va pas sans heurt d’un opuscule à l’autre. Ensuite, en faisant émerger un dessin global de l’architecture de la pensée métaphysique (la partie de la philosophie qui traite des substances immatérielles) de l’auteur : les questions de Dieu (architecte et législateur), de la Grâce et de son concours avec les créatures, de la nature des miracles, de la cause des péchés, et de l’origine du mal. La cartographie de l’univers leibnizien implique un Être (Dieu) qui est au principe de tous les êtres et dont l’idée est en nous l’origine première de toutes nos pensées, puis un ensemble d’êtres créés formant un système dans lequel aucune interaction causale physique n’intervient, mais seulement un rapport d’expression (qui est la véritable loi de composition de l’univers leibnizien) entre des entités qui représentent chacune le même univers (les monades). Encore, répétons-le, ce système subit-il des variations d’un ouvrage à l’autre interdisant de lui prêter une trop forte homogénéité.
Qu’il s’agisse, pour Leibniz, de se consacrer à l’établissement des vérités chrétiennes, cela va de soi. Qu’il s’agisse là d’une des variantes de la relation entre la foi et la raison (opposée à la séparation cartésienne), cela ne se discute pas. L’ordre et la liaison qui s’observent dans le monde nous font connaître la nature de Dieu et de ses perfections. Mais, il est aussi question d’autre chose : de montrer que le service du bien public (la politique et l’éthique) a pour levier cet amour de Dieu. En somme, se conjuguent ici le plan religieux, les résultats des sciences et un projet de politique.
C’est alors, et alors seulement, qu’on peut revenir sur le « baroquisme » de Leibniz. Sa source se trouve dans une question théologique, pour autant qu’il s’attaque d’abord aux problèmes soulevés par la Réforme et la Contre-réforme, notamment le problème du mystère de l’eucharistie (la transsubstantiation). Or, Leibniz refuse de réduire le corps à l’étendue, selon la doctrine de Descartes. Il justifie ce refus par ses compétences en physique (moderne, celle de Christian Huygens), puisque cette dernière oblige à renoncer à l’idée que les corps ne sont que des masses étendues. Ils sont aussi force et liés par la loi générale de la conservation de la force (mv2). Le baroquisme de Leibniz se structure à partir de cette notion de corps entraînés dans des mouvements constants et pourquoi pas ascensionnels (au sens des ellipses baroques). Il est ensuite prolongé par la mise au jour d’une logique, dite « Caractéristique universelle ».
Ce n’est pourtant que plus tard, dans la Monadologie (et son point de vue cosmique), que s’expliciteront les concepts désormais les plus connus de Leibniz. Ceux de « monade » et d’« harmonie préétablie » par exemple. Insistons sur le premier, identifié trop facilement par les sociologues, aux individus sociaux. La monade (ce mot est peut-être emprunté à Giordano Bruno, ou à Henry More, mais il est plus sûrement à relier à la notion de point chez Euclide) est une unité indivisible qui est le véritable élément (principe premier) de la composition de toutes choses, et présente une unité organique enveloppant tous ses états passés et futurs (selon l’ancien concept d’entéléchie). Ce n’est pas l’atome du physicien, qui est une matière divisible, mais un être capable d’exprimer l’univers (susceptible de perception). La monade contient une activité originale.
Ce concept permet par conséquent de penser la réalité et le tout de la réalité, tout en réfutant le matérialisme. Pour Leibniz, l’erreur des matérialistes (Thomas Hobbes) tient à ce qu’ils ont reconnu la nécessité de l’unité du monde dans la matière (atomisme). Or, Leibniz refuse d’attribuer un principe actif à la matière, qui pour lui est passive (elle n’est qu’étendue). C’est cela qui lui permet de renforcer sa conception du monde monadologique. Tout l’univers des créatures ne consiste qu’en ces monades (esprit ou âme) douées de perception et d’appétit. Leur assemblage forge les corps, c’est-à-dire les phénomènes eux-mêmes. En échappant ainsi au matérialisme, Leibniz écarte aussi le mécanisme (au sens cartésien du terme : l’explication des phénomènes physiques par la disposition spatiale, la configuration géométrique et les déplacements des parties). Et Dieu s’installe au principe même de l’harmonie générale, autorisant le présent à être déjà gros de l’avenir (puisque Dieu voit tout).
Cette édition de ces deux opuscules de Leibniz a de nombreux mérites. Outre celui d’assortir les textes d’un appareil critique facilitant la lecture du néophyte, elle les entoure d’informations scientifiques indispensables. Au passage, l’analyse de Michel Fichant restitue avec brio le réseau intellectuel de la philosophie de l’époque : les correspondances, voyages, échanges et traductions qui ont donné corps à la philosophie du 17e siècle, au travers des relations entre Cordemoy, Antoine Arnauld, l’Electrice Sophie, Christian Huygens, Pierre Coste, etc.
Cette lecture convaincra sans doute quelques chercheurs en sciences sociales du fait que les transferts de notions philosophiques (monade, par exemple) d’un champ à un autre et leur nouvel usage en tant que concepts ne peuvent s’accomplir avec fruit qu’avec quelque rigueur.