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Serendipity.

Lire — enfin — Arne Næss.

(A) Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie, 2008. (B) Arne Næss, Vers l’écologie profonde, avec David Rothenberg, 2009.

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Dès les années soixante-dix, les écrits d’Arne Næss (1912-2009) sur l’écologie profonde ont connu une large diffusion dans le monde. En Amérique du Nord et en Australie notamment, cette philosophie a influencé de nombreux activistes environnementaux et stimulé la réflexion sur les ressorts de la crise environnementale. Il en va autrement en France, où le philosophe norvégien, non traduit jusqu’à une date récente, est beaucoup moins influent. Aussi faut-il se réjouir de la parution en français de deux ouvrages d’Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie et Vers l’écologie profonde. Le premier permet d’accéder à l’écologie profonde par la présentation systématique de cette philosophie, le second par l’itinéraire personnel et intellectuel d’Arne Næss.

En France, cette philosophie écologique a souvent suscité des passions conflictuelles. En effet, chez certains intellectuels français, la deep ecology — l’usage de l’anglais est en soi symptomatique — a mauvaise presse (Ferry, 1992) ; elle ne serait en effet que la formulation la plus aboutie d’un antihumanisme inhérent à l’écologisme. Dans certains milieux écologistes français, l’écologie profonde est mise en avant pour dénoncer ce qui serait une spécificité hexagonale, l’absence culturelle d’une « esthétique de la nature » (Guého et Neyrat, 2009). Face à cette instrumentalisation de l’écologie profonde, il est donc intellectuellement salvateur de lire — enfin — Arne Næss pour comprendre la spécificité de son œuvre et la portée de ses réflexions sur la relation entre l’homme et la nature dans les sociétés contemporaines.

Écologie, communauté et style de vie : une vue systématique de l’écologie profonde.

C’est dans Écologie, communauté et style de vie que le lecteur trouvera la description la plus complète de l’écologie profonde selon Arne Næss. Si le texte original est paru dans une première version au début des années soixante-dix, le philosophe n’a cessé de le remanier durant plus d’une décennie, notamment pour la parution de la version anglaise, pour laquelle il a reçu la collaboration de David Rothenberg.

La lecture de la préface de l’édition française et de l’avant-propos de l’édition anglaise n’est pas inutile pour comprendre un ouvrage parfois exigeant pour le lecteur non familiarisé avec la philosophie. En effet, bien qu’il s’en soit parfois défendu, c’est bien une philosophie du rapport de l’humanité à la nature qu’Arne Næss développe dans cet ouvrage, s’appuyant, entre autres influences, sur Spinoza, sur Gandhi et sur la sémiologie.

Le livre se divise en sept chapitres durant lesquels Arne Næss construit philosophiquement une réponse possible à la crise écologique, dont les principales manifestations sont la pollution, la crise énergétique et la surpopulation mondiale. De fait, l’originalité de l’auteur ne se trouve pas dans la mise en évidence des symptômes de la crise environnementale mais dans l’intuition fondamentale que le problème relève d’une vision erronée du monde. Par méconnaissance du lien ontologique entre l’humanité et la nature, l’homme serait incapable de mener une vie authentique, d’où la crise environnementale. Par l’écologie profonde, Arne Næss récuse la distinction héritée de Descartes entre le sujet et l’objet, entre la nature et la culture.

Pour traduire cette intuition ontologique en action, le philosophe rédige une « plateforme pour l’écologie profonde », où il met notamment en exergue la valeur intrinsèque de toute forme de vie sur Terre, l’importance de la préservation de sa diversité et de sa richesse (p. 61) [1].

Dans cette perspective, Arne Næss souligne la nécessité d’une « réorientation de nos lignes de conduites » par la diminution « substantielle » de la population mondiale et la mise en avant de la qualité de vie en lieu et place de la perpétuation d’un haut niveau de vie. Ainsi, Arne Næss invite à prendre en compte le lien ontologique entre l’humanité et la nature pour mettre en œuvre une nouvelle éthique, profitable aux deux parties.

Le deuxième et le troisième chapitre sont les plus exigeants de l’ouvrage ; Arne Næss y détaille les fondements d’une vision écologique du monde. Cette philosophie de l’écologie, appuyée sur des valeurs et permettant d’aborder des situations concrètes, l’auteur la nomme « écosophie ».

Arne Næss se défie des systèmes philosophiques trop absolus, qui finissent par n’avoir d’autre fin qu’eux-mêmes. Influencé par l’empirisme expérimental, il s’attache à réhabiliter l’« expérience spontanée, riche et apparemment contradictoire de la nature », qui forme selon lui « les contenus concrets de notre monde » (p. 69). À partir de cette expérience du monde et de ses propres intuitions, chaque individu est à même, selon Arne Næss, de choisir des valeurs fondamentales qui lui permettront d’aborder des situations concrètes. Pour bien souligner le caractère personnel de l’écosophie, l’auteur nomme la sienne « écosophie T » (pour Tvergastein, son refuge dans les montagnes norvégiennes).

L’auteur entend ainsi promouvoir la diversité des points de vue ; il ne s’agit pas chez lui d’une clause de style mais d’une des pierres angulaires de son système philosophique. Il considère en effet que chaque système philosophique s’appuie sur des prémisses impossibles à démontrer, qui appartiennent en propre à chaque individu. Arne Næss se représente son système sous une forme pyramidale dont le sommet est constitué par les normes les plus fondamentales et la base par les normes dérivées.

Cette première approche de l’écologie profonde permet d’en mieux saisir la spécificité par rapport à d’autres réflexions contemporaines sur l’environnement. Ainsi, en France, l’écologisme des années soixante-dix se perçoit très largement comme un mouvement social dans lequel le paradigme de la lutte occupe une place centrale. C’est par les luttes environnementales que les rapports sociaux, l’organisation générale de la société, les conduites individuelles doivent être bouleversées. Cette grande attention prêtée aux rapports sociaux relègue au second plan les réflexions sur la relation entre l’homme et la nature [2]. La pensée d’Arne Næss n’accorde au contraire aucune valeur symbolique particulière à l’action collective, la restauration du lien ontologique ayant la priorité.

Cette sensibilité différente a pu alimenter certains malentendus. Arne Næss distingue en effet l’écologie profonde de l’écologie superficielle, qui n’aurait d’autre ambition que de gérer la crise environnementale sans la résoudre. Certains ont considéré qu’Arne Næss critiquait par ce biais l’activisme écologique. La lecture de ses écrits permet de faire justice à cette idée ; le philosophe norvégien n’envisage pas l’écologie profonde comme une pensée éthérée, c’est pourquoi les trois chapitres suivants l’amènent à envisager les conséquences de son système dans trois domaines-clés : la technique (chapitre 4), l’économie (chapitre 5) et la politique (chapitre 6).

En abordant ces questions plus concrètes, l’un des principaux axes de réflexion de l’auteur est de souligner l’importance de redonner du sens — des normes — à des actions et des réflexions qui estiment pouvoir s’en dispenser. Concernant le rôle de la technique, le philosophe souligne ainsi l’impact des modes de production et de consommation actuels sur l’environnement. La technique n’est pas neutre culturellement parlant, et considérer le progrès technique comme inexorable et fondamentalement bon est un non-sens. Dans ce domaine, il estime indispensable que le mouvement écologique s’accompagne d’un changement dans les consciences, sous peine de n’être vécu que comme une suite sans fin de directives (p. 146) : un changement technique implique un changement de culture. Arne Næss en vient à promouvoir une technique dont le critère d’excellence ne soit pas la complexité mais la satisfaction des besoins vitaux en préservant l’autonomie des individus et des communautés [3].

L’importance donnée par Arne Næss à un changement de vision du monde ne le conduit pas à méconnaître l’utilité de l’action, à court et moyen terme, pas plus qu’il ne récuse le jeu partisan et l’importance d’une maîtrise des sciences économiques pour remédier à certains symptômes de la crise écologique. Néanmoins, le philosophe n’a jamais été très sensible au marxisme qui imprégnait la pensée de très nombreux acteurs de la mouvance écologiste de son temps ; cela l’amène à faire preuve d’un certain pragmatisme. Ainsi, entre une tradition très présente dans les années soixante-dix proclamant que « tout est politique » et une tendance répandue chez les écologistes rejetant toute incursion dans l’arène politique, le philosophe semble opter pour une via media. Soulignant l’importance de l’analyse du pouvoir, il se prononce à court terme pour une influence exercée sur les partis traditionnels.

Néanmoins, en tant que penseur, Arne Næss ne s’engage dans les problèmes de son temps qu’à sa mesure. Sur bien des points, le philosophe ne fait que dessiner des directions, laissant à d’autres la confrontation avec la rugosité du social et l’action directe. Ceci explique en partie le peu d’originalité de certaines positions du philosophe par rapport aux autres penseurs de la mouvance écologiste de son temps, qu’il s’agisse de la commune récusation des modèles de production socialiste et capitaliste, de la critique de la technique, de la mise en avant des communautés ou de la qualité de vie, idées très répandues dans la mouvance écologique des années soixante-dix et quatre-vingts (Ribes, 1978). Le flou indéniable de certaines de ses propositions a été critiqué, du moins faut-il souligner l’effort salutaire du philosophe pour aller au-delà des seuls symptômes de la crise, afin d’en livrer une analyse philosophique et culturelle.

L’écologie profonde, entendue comme une réévaluation de la frontière entre l’humain et le naturel, peut-elle être considérée comme le fondement d’une nouvelle « utopie concrète »? Il est peu probable qu’Arne Næss l’ait pensé ainsi. Dans le dernier chapitre, présenté par Arne Næss comme plus personnel, il s’attarde sur l’écosophie T, c’est-à-dire sa traduction personnelle de l’écologie profonde. Il y examine certaines questions philosophiques et religieuses ayant trait à la pensée homme-nature en Occident, ainsi que l’influence du gandhisme sur sa propre réflexion. Ces diverses sources d’inspiration l’amènent à insister sur « la réalisation de Soi », norme qui doit permettre de relier l’épanouissement humain à celui de la planète toute entière. La norme de la réalisation de Soi découle de la récusation de la dichotomie humanité-nature, car Arne Næss postule le fait que chaque élément fait partie d’ensembles interconnectés. Il s’agit en effet de prôner un dépassement de l’ego, qui pourrait alors s’identifier à de plus grands tous, prenant part au maintien de ces tous.

L’écologie profonde peut donc être envisagée de deux manières différentes, comme une façon de rattacher les questions environnementales à des questions philosophiques fondamentales, mais aussi comme une rénovation du regard de l’homme sur le monde, n’opposant plus l’humanité et la nature. Ce dernier aspect n’a-t-il pas tendance à s’imposer chez Arne Næss ? Le risque n’est pas tant de dériver vers une interprétation trop strictement phénoménologique de l’écologie profonde, mais plutôt de ramener cette philosophie aux seules dimensions du sujet. Autrement dit, l’écologie profonde ne s’intéresserait pas tant à l’humanité dans sa relation avec la nature qu’à l’homme face à son idée de nature. La lecture de Vers l’écologie profonde doit permettre, entre autre, de valider ou non cette hypothèse.

L’écologie profonde est-elle indissociable d’Arne Næss ?

Qu’apporte Vers l’écologie profonde à qui aurait lu Écologie, communauté et style de vie ? La forme de l’ouvrage est différente : il s’agit en effet d’un livre d’entretien entre le philosophe et David Rothenberg, qui fut tout à la fois son disciple et son ami. Si les questions abordées dépassent le champ de l’écologie profonde stricto sensu, elles n’en ouvrent pas moins des pistes de réflexions intéressantes et complémentaires au premier ouvrage.

Le plan du livre suit une progression globalement chronologique, depuis la naissance d’Arne Næss dans une famille aisée de Norvège jusqu’à sa retraite à Tvergastein en passant par son activité résistante lors de l’occupation nazie. Les entretiens avec David Rothenberg permettent également d’éclairer l’itinéraire intellectuel du philosophe, qui découvre l’empirisme logique avec le Cercle de Vienne avant de rompre avec cette méthode dans les années soixante. S’il faut se garder d’expliquer une œuvre uniquement par le détour biographique, il serait néanmoins réducteur de négliger cette dimension, car certaines périodes de la vie d’Arne Næss ont profondément influencé son œuvre. Ainsi, il raconte avoir été marqué dans les années trente par la méthode de discussion en vigueur au sein du Cercle de Vienne, où chacun s’efforçait de comprendre la position de l’autre et d’avancer vers un consensus (p. 75). Or on retrouve cet idéal de communication constructive décrit dans Écologie, communauté et style de vie (p. 117). À bien des égards, la formalisation de l’écologie profonde est l’œuvre de toute une vie.

Au-delà des renseignements biographiques, la logique de l’entretien suscite souvent des digressions intéressantes. Par le style plus libre de l’ouvrage, par la qualité des questions de David Rothenberg, certains concepts sont précisés, d’autres corrigés. La lecture de ce dialogue à la fois philosophique et personnel permet d’analyser la dimension profondément individuelle de l’écologie profonde, qui rend difficile son accession au rang d’« utopie concrète » (Felli, 2008).

L’un des principaux intérêts de l’ouvrage est d’offrir un exemple d’engagement distancié de l’intellectuel dans les affaires de son temps. Si l’on en croit David Rothenberg, la conversion d’Arne Næss à l’écologie aurait deux causes principales : « On s’aperçoit que l’intérêt croissant d’Arne pour l’écologie est la combinaison de son vieil amour pour la montagne et pour toute forme de nature à l’état sauvage et de sa conviction inébranlable que la philosophie peut contribuer à résoudre des problèmes concrets » (p. 227). Il est indéniable que l’attachement viscéral d’Arne Næss aux montagnes et surtout au refuge construit dans les années 1930 et où il passa une grande partie de son temps a fortement influencé ses réflexions sur le lien entre l’humanité et la nature. Ainsi, l’engagement du philosophe ne doit rien à la force de l’action collective ; il reste profondément personnel et individuel, marqué par une volonté de maintenir une distance par rapport au monde.

Si le philosophe a parfois participé à quelques actions directes, celles-ci ont été rares, car il a souvent préféré la communication non violente inspirée de Gandhi. Arne Næss considère qu’il doit servir la cause qu’il s’est choisie au mieux de ses capacités, c’est-à-dire en livrant une réflexion philosophique de qualité sur la crise de l’environnement, ses causes et ses solutions possibles. Malgré la volonté du philosophe, à la lecture de ce livre, l’écologie profonde semble indissociable de son fondateur et de son style de vie particulier.

Dans un sens, ce livre encourage une image folklorisée d’Arne Næss, vieux sage vivant dans la montagne, dans une simplicité volontaire propice à la réflexion et à l’émerveillement devant le spectacle grandiose de la nature norvégienne. Lointain épigone de Thoreau dans Walden, Arne Næss peut apparaitre moins comme un éveilleur que comme un modèle qu’on peut toujours imiter sans qu’il soit possible de lui ressembler tout à fait. Dans cette perspective, loin d’ouvrir l’écologie profonde à une grande diversité de situations différentes, la personnalité d’Arne Næss, les particularités de sa réflexion, risquent de cantonner sa philosophie dans une exaltation d’une nature en quelque sorte mythique, trop éloignée des enjeux actuels posés par la crise environnementale.

Dans cette perspective, la photographie de couverture pose un problème : on y découvre un panorama magnifique, un rocher surplombant un fjord de Norvège, nature grandiose contemplée par des randonneurs. Qu’un tel paysage soit digne d’intérêt, peu en douteraient. De même que l’image du sage dans sa montagne, cette photographie nous montre une écologie profonde dans laquelle la nature se réduit à quelques panoramas grandioses, exceptionnels. L’intention d’Arne Næss n’était-elle que d’encourager la préservation de tels paysages ? Faut-il qu’un panorama soit « beau », car défini comme tel par la société, pour qu’il soit considéré comme digne d’attention et de protection ? Quid de l’adaptabilité de l’écologie profonde aux enjeux posés par l’explosion urbaine ? On peut ici suivre Sylvie Brunel et évoquer un risque de « disneylandisation » de la nature sauvage, qui n’aurait d’existence que de par son intérêt pour l’homme, dans une fausse authenticité (Brunel, 2006). David Rothenberg semble conscient de ces difficultés, qu’il évoque avec Arne Næss dans le chapitre 8, sans qu’une réponse satisfaisante ne soit donnée. Dans cette perspective, l’injonction de restauration du lien ontologique entre l’humanité et la nature n’est pas oubliée mais cantonnée à certaines situations particulières où l’homme s’érige en « maître et protecteur de la nature ».

Si telle n’est pas l’intention d’Arne Næss, cette interprétation restrictive de l’écologie profonde ne peut être évacuée. Cela s’explique par le fait que le philosophe a peu pensé son système en termes de dynamique sociale. La nécessité de choix, d’arbitrage, inhérents à toute société (faut-il accepter ou refuser la construction d’un barrage ? doit-on préserver les forêts primaires quitte à négliger les droits des peuples premiers ?) est négligée, car l’auteur envisage toujours la société écologique dans un futur lointain où — conformément aux prescriptions de la plateforme de l’écologie profonde — la baisse de la population humaine aurait été drastique. Cette exigence apparaît comme un deus ex machina implicite nécessaire au fonctionnement de l’écologie profonde. Ainsi, le passage de l’ontologie à l’éthique n’est pas aisé. L’intuition fondatrice du philosophe — la volonté d’une restauration du lien ontologique entre l’humanité et la nature — n’est pas menée jusqu’à son terme. On ne saurait y voir qu’un constat d’incapacité de l’auteur mais plutôt la certitude que d’autres seront mieux à même de le faire.

Par ses écrits, par son engagement de philosophe au service d’une cause, Arne Næss invite à repenser l’articulation, qui confine souvent à la dichotomie, entre nature et culture. Dans la société comme dans les sciences humaines, il ne s’agit ni de céder à une mode, ni, après avoir voué la deep ecology aux gémonies, de l’encenser comme nouveau paradigme, mais de se saisir de la question et d’explorer les nouvelles pistes ainsi ouvertes. Dès lors, en France, l’histoire environnementale commence à se développer (Massard-Guilbaud, 2002).

En examinant de manière critique la relation homme-nature, en rédigeant la plateforme de l’écologie profonde, Arne Næss en vient à promouvoir une évolution fondamentale de la vision du monde. Cette démarche, critique à l’égard de l’anthropocentrisme, est par là même suspecte pour certains penseurs d’être une variante verte de l’antihumanisme. Une telle accusation semble hors de propos car Arne Næss souligne combien la réalisation de Soi met l’individu en position centrale dans son système, même si le « S » majuscule va au-delà des ego étroits. De fait, l’écologie profonde n’est en rien un anthropocentrisme, mais bien une forme d’humanisme tempéré dépassant la dichotomie trop sommaire entre nature et culture.

Il est regrettable que ce faux procès ait fait perdre de vue les véritables enjeux de l’écologie profonde, qui sont ceux de l’ensemble du courant écologique. Face à l’urgence de la crise écologique, comment modifier l’ensemble de la société et les comportements individuels? Faute de penser cette transition, Arne Næss court le risque de cantonner l’écologie profonde dans une version philosophique de l’exaltation de la wilderness américaine.

Néanmoins, alors que le développement durable devient l’alpha et l’oméga des politiques publiques en matière d’environnement, alors que la théorie de la décroissance peine à devenir une « utopie concrète », on ne peut que saluer la parution en français des œuvres les plus fondamentales d’Arne Næss, dont la préoccupation constante de la diversité et l’importance accordée à la dimension philosophique de la crise environnementale ne peuvent que contribuer à la fécondité du débat.

Abstract

Dès les années soixante-dix, les écrits d’Arne Næss (1912-2009) sur l’écologie profonde ont connu une large diffusion dans le monde. En Amérique du Nord et en Australie notamment, cette philosophie a influencé de nombreux activistes environnementaux et stimulé la réflexion sur les ressorts de la crise environnementale. Il en va autrement en France, où le ...

Bibliography

Sylvie Brunel, La planète disneylandisée. Chronique d’un tour du monde, Paris, Sciences humaines, 2006.

Romain Felli, « “Semper crescis… aut decrescis.” Croissance de la décroissance » in EspacesTemps.net, 2.4.2008.

Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 1992.

Laurence Gueho et Frédéric Neyrat, « Vert pâle. Misère de l’écologie politique française » in Ecorev, 9.1.2009.

Jean Jacob, Histoire de l’écologie politique, Paris, Albin Michel, 2000.

Geneviève Massard-Guilbaud, « De la “part du milieu” à l’histoire de l’environnement » in Le mouvement social, vol. 200, no3, 2002, pp. 64-72.

Jean-Paul Ribes, Pourquoi les écologistes font-ils de la politique ?, Paris, Seuil, 1978.

Ernst Schumacher, Small Is Beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Paris, Seuil, 1978.

Notes

[1] Une première version de la plateforme a été rédigée conjointement par Arne Næss et George Sessions en 1984. Le philosophe n’a cessé d’y travailler tout au long de sa vie.

[2] Des penseurs tels que Bernard Charbonneau ou Jacques Ellul sont relativement marginalisés au sein du mouvement écologiste des années soixante-dix.

[3] On voit ici combien Arne Næss est redevable aux réflexions d’Ernst F. Schumacher (1978).

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