Entre le 14 et le 19 juillet 1881, 45 délégués représentant « 60 fédérations et 59 groupes ou sections, soit un total – d’après l’évaluation la plus modérée – d’environ 50,000 personnes » se sont réunis en congrès à Londres pour accomplir « l’union, si longtemps méditée, des socialistes-révolutionnaires des deux mondes » [1]. La seule question inscrite à l’ordre du jour était la refondation de l’Association Internationale des Travailleurs, officiellement dissoute en 1876, après la séparation entre marxistes et anarchistes en 1872. Malgré des résultats mitigés – notamment l’échec d’une organisation durable –, le congrès fut considéré comme un moment essentiel de l’histoire du mouvement anarchiste par les acteurs eux-mêmes [2], et comme un tournant selon l’historiographie de l’anarchisme [3] (Manfredonia 1984) (Avilés 2012).
L’étude du Congrès de Londres de 1881 est donc importante, d’abord dans le cadre d’une histoire du mouvement anarchiste, ensuite en tant que chapitre oublié de l’histoire de l’Association Internationale des Travailleurs, ou du moins en tant qu’épisode de l’histoire de l’internationalisme, mais aussi pour la compréhension de l’organisation des mouvements politiques par-delà les frontières étatiques – le mouvement anarchiste étant sans doute le premier à vouloir mettre en place des pratiques relativement coordonnées par des acteurs situés à différents endroits du globe et visant des territoires éloignés.
Dans cet article, nous défendrons l’idée qu’en ajoutant au renouveau de l’histoire de l’anarchisme une conceptualisation sociologique il est possible de renouveler l’étude de l’internationalisme du 19e siècle, mais aussi de l’intégrer dans une réflexion plus large sur les phénomènes transnationaux – réflexion qui devrait, à son tour, s’ouvrir à l’échange interdisciplinaire.
Pour cela, nous présenterons un état de la littérature sur l’internationalisme et sur l’anarchisme. Puis, nous exposerons quelques enjeux d’une analyse de l’internationalisme anarchiste à la lumière de la sociologie des mouvements sociaux transnationaux. Finalement, nous montrerons comment ce croisement disciplinaire est nécessaire pour traiter les phénomènes globaux et pour discuter leur conceptualisation.
L’Internationale, une histoire événementielle des personnalités politiques.
Les militants réunis à Londres s’inscrivaient ouvertement dans la continuité de l’Association Internationale des Travailleurs (appelée rétrospectivement « Première internationale », après la fondation de la « nouvelle Internationale » en 1889). Tout d’abord, le but explicitement affiché de la rencontre était de réorganiser le mouvement anarchiste international sous les bannières de l’AIT – malgré certains débats minoritaires sur l’usage d’autres noms, incluant notamment les étudiants –, réactivant ainsi des discussions sur les statuts fondateurs du Congrès de Genève de 1866, qui sont publiés et diffusés par la presse révolutionnaire. Ensuite, par la présence, parmi les délégués, de représentants de fédérations régionales encore actives (comme les Espagnols, les Italiens ou les Suisses), mais affiliées à une organisation internationale techniquement inexistante. Or, à deux exceptions près (Steklov 1928) (Valiani 1954), le congrès a été systématiquement écarté de l’historiographie de l’Internationale.
Cette exclusion du congrès de Londres peut s’expliquer de plusieurs façons : d’une part le manque de continuité – le congrès s’inscrit dans une période sans organisation internationale permanente, et n’aura pas de suites pratiques évidentes –, d’autre part du fait d’une historiographie portée téléologiquement à voir le communisme et la Troisième Internationale comme l’aboutissement logique de l’histoire de l’internationalisme, excluant ainsi de sa généalogie la tradition fédéraliste ou anti-autoritair [4]e (Kriegel 1964). Il est ainsi révélateur que l’on parle d’une histoire de l’Internationale qui, en plusieurs étapes (1864-1872, 1889-1916, 1919-1943), suit son évolution perçue ou présentée comme naturelle, sans se poser la question des continuités et des ruptures et des autres avenirs possibles – aboutis ou ratés – de l’internationalisme.
La téléologie était, sous le nom d’« idole chronologique », une des pratiques critiquées par le durkheimien François Simiand (1960), qui reprochait à l’école méthodique, au début du 20e siècle, de ne pas étudier les faits sociaux, mais seulement le politique, l’individuel et le chronologique. Depuis les premiers auteurs-militants, jusqu’aux grands recueils de documents du centenaire de l’AIT, les historiens de l’internationalisme tombent dans le piège des trois « idoles de la tribu des historiens » (Simiand 1960, p. 117-119).
Premièrement, ces histoires sont souvent des études purement événementielles, où l’on aligne les dates des congrès, avec les listes des participants. On peut trouver des archives et des recueils de documents produits par les congrès, de façon plus ou moins exhaustive, présentés d’une manière plus ou moins superficielle, liée plutôt à une vérification d’authenticité qu’à la lecture des sources.
Deuxièmement, les « grands hommes » sont un facteur d’explication important des histoires de l’Internationale, notamment Karl Marx et Mikhaïl Bakounine. Ainsi, leur opposition et la rupture de 1872 sont présentées autant comme un débat d’idées sur le mode d’organisation (en faveur ou contre la centralisation) que comme un conflit de personnalités et de jalousies individuelles. Les biographies, parcours, positionnements et histoires de vie des différents délégués sont réduits à leur appartenance à un camp « marxiste » ou « bakouniste », ou éventuellement, notamment pour la Deuxième Internationale, à la situation électorale du pays d’origine.
Ainsi, le fonctionnement de l’organisation, la géopolitique et la sociologie des délégués ne sont pas véritablement discutés, et les différents groupes progressivement organisés en dehors de la forme devenue officielle (donc les anarchistes) sont tout simplement écartés de l’histoire. De même, la question de l’appartenance sociale des participants au congrès reste secondaire et très rarement étudiée en tant que telle – ce paradoxe, a priori surprenant concernant des historiens marxistes, est dû à l’ambiguïté qu’il existe entre une histoire (politique) des représentants de la classe ouvrière, et une histoire (sociale) des ouvriers eux-mêmes. Au-delà de quelques informations biographiques, les histoires de l’Internationale laissent de côté toute véritable réflexion sur la composition sociale des congrès, sur le parcours des acteurs ou sur le contexte de leurs actions et de leurs idées (que ce soit politique, social, culturel ou même personnel). L’AIT est prise comme une sorte d’évidence, comme une émanation naturelle représentant la classe ouvrière organisée.
Enfin, au-delà de l’impensé « social », une autre évidence rarement discutée est celle de la question internationale en tant que type d’action particulière ou d’échelle d’organisation nouvelle. Cet impensé international concerne toute une série de questions pourtant pertinentes en sciences sociales : un congrès international est-il censé constituer la simple addition de contextes nationaux ? Si l’AIT s’organise dans une dimension supranationale, son étude implique-t-elle une dimension spatiale élargie ou s’agit-il d’une nouvelle échelle à regarder (et donc seulement un niveau supérieur à l’État-nation) ? Par ailleurs, les délégués représentent-ils un territoire ou une nationalité ? Est-ce une organisation déterritorialisée ou localisée dans des lieux spécifiques (que ce soit par les sections locales ou les congrès) ? L’action internationale a-t-elle pour horizon d’attente des situations locales déterminées éparpillées dans le monde ou vise-t-elle à combattre un même objectif international/global ?
Il est possible d’expliquer cette naturalisation (ou déni) de la question internationale par, d’une part, l’absence de questionnement de l’universalisme socialiste du 19e siècle – opposant une classe ouvrière internationale à une bourgeoisie mondialisée –, et d’autre part par l’intériorisation de l’internationalisme comme étant la réunion de représentants nationaux – ce paradigme étant lié encore une fois à l’interprétation téléologique de l’Internationale, puisque l’idée d’un inter-nationalisme comme la reproduction des frontières nationales correspond moins aux anarchistes qu’aux socialistes parlementaires de la Deuxième Internationale.
L’historiographie de l’anarchisme, de l’Internationale au transnational.
Alors qu’il a été souvent exclu de l’histoire de l’internationalisme, le congrès de Londres s’inscrit pleinement dans l’histoire de l’anarchisme : la dénomination utilisée dans l’appel au congrès est encore vague – on parle de révolutionnaires, des socialistes révolutionnaires, d’anti-autoritaires ou de fédéralistes –, mais l’écrasante majorité des organisateurs, premiers signataires et participants s’inscrivent directement dans la tradition fédéraliste de Bakounine, critique du centralisme et méfiante de tout bureau central [5]. Par ailleurs, ils sont assez nombreux à utiliser, dans les noms des groupes locaux ou dans les journaux, le terme d’anarchiste.
L’historiographie de l’anarchisme, plus vaste que celle des Internationales, présente un panorama assez différent en termes d’approche : depuis les premiers travaux au début du 20e siècle, les historiens ont dû évoquer d’une manière ou d’une autre la question sociale et la question internationale, afin de rendre compte d’un mouvement composé par des acteurs aux parcours extrêmement changeants et mobiles, et aux origines sociales très diverses, défendant par ailleurs en théorie et en pratique le rejet des frontières nationales. Dans une logique d’abord encyclopédique – notamment par Max Nettlau (1865-1944), « Hérodote de l’anarchisme » [6], dont l’œuvre s’efforça de ne laisser de côté aucun territoire – et ensuite biographique, étudiant les vies des principaux théoriciens, marquées systématiquement par l’exil et les déplacements [7].
La logique biographique reflète, par ailleurs, moins une réflexion sociologique qu’un intérêt pour les appartenances et les situations sociales, étant donné les origines des figures principales du mouvement : Mikhaïl Bakounine (1814-1876) vient d’une famille de l’aristocratie provinciale russe, Piotr Kropotkine (1842-1921) est un cousin du Tsar (et très souvent présenté dans la presse en tant que « Prince »), tandis qu’Errico Malatesta (1853-1932) partage le nom d’une importante famille de la noblesse florentine de la Renaissance – dont il n’est pas l’héritier – et entame des études de médecine qu’il abandonne pour devenir mécanicien. Tous les trois passent d’une enfance confortable à des situations de pauvreté et à un contact plus ou moins proche avec la vie ouvrière.
Cette approche biographique n’est pas pour autant sans poser de problèmes, puisque d’une part elle est centrée sur les figures les plus connues du mouvement, dont les sources sont abondantes et les parcours assez exceptionnels et, d’autre part, elle n’évite pas forcément l’illusion biographique d’un cheminement individuel déconnecté de tout groupe ou contexte (Bourdieu 1986).
Après Nettlau, l’histoire universitaire de l’anarchisme se développe en étudiant souvent les mouvements selon des logiques nationales, malgré l’évolution assez particulière du mouvement qui a parfois obligé les historiens à prendre en compte des éléments extérieurs – par exemple, l’anarchisme « italien » est à la fois celui de la péninsule et celui des Italiens exilés en Suisse ou à Londres (Pernicone 1993) et, d’ailleurs, il est très influencé par le russe Bakounine. La question internationale – les migrations, la circulation de personnes et d’idées, la pensée internationaliste ou les formes d’organisation de l’Association Internationale des Travailleurs – n’a jamais été problématisée en dehors de l’« évidence » internationaliste, jusqu’à récemment.
L’avènement d’une histoire transnationale de l’anarchisme.
À partir des années 1990, des chercheurs en sociologie et anthropologie des migrations ont tenté de dépasser les limites d’une approche qui écarterait la double appartenance des migrants, en insistant sur la notion de transnational (Glick-Schiller, Basch et Blanc-Szanton 1994), puis en mettant l’accent sur la critique du nationalisme méthodologique – l’idée de considérer le cadre national comme naturellement pertinent pour l’étude d’un objet en sciences sociales (Wimmer et Glick-Schiller 2002) (Levitt et Glick-Schiller 2004) (Dumitru 2014). Parallèlement, chez les historiens, dans la continuité des études sur les transferts culturels (principalement européens) s’accentue la réflexion sur l’histoire croisée (Werner et Zimmermann 2004) et, dans une perspective plus large – incluant notamment la dimension économique des échanges, et travaillant largement sur l’histoire coloniale et impériale –, l’histoire connectée. Plus récemment, la circulation d’objets, d’acteurs et d’idées par-delà les frontières, mais aussi les réflexions sur l’échelle d’étude et les rapports entre local et global ont été intégrées sous le nom d’histoire transnationale (Saunier 2013).
L’historiographie de l’anarchisme, poussée par un objet qui s’y prêtait aisément – les anarchistes faisant eux-mêmes la critique du nationalisme –, s’est largement renouvelée depuis une dizaine d’années, en s’inspirant explicitement de la critique du nationalisme méthodologique entreprise par la sociologie et l’histoire transnationales. En étudiant principalement les communautés migrantes, on a mis l’accent sur des dimensions jusqu’alors négligées, notamment les contacts et la diffusion de pratiques et d’idées – par exemple la diaspora italienne (Moya 2002) (Turcato 2007) (Di Paola 2013), les anarchistes français à Londres (Bantman 2013) ou les Allemands aux États-Unis (Goyens 2007) – et, dans une logique de décentrement, sur les traditions non européennes et les échanges entre traditions anarchistes de différentes parties du monde (Bantman et 2010). Notre recherche sur le congrès international de Londres s’inscrit alors directement dans cette dynamique d’histoire transnationale de l’anarchisme, mais privilégie moins l’accent sur une communauté déterminée ou une ville, que la localisation d’un mouvement dont le point commun n’est pas (a priori) la langue parlée ou la région habitée, mais la volonté d’organisation d’une action politique par-delà les frontières. Un des défis de l’étude de l’internationalisme anarchiste concerne justement la difficulté de situer les réseaux et les circulations : si l’on peut parfois identifier des liens consolidés (échanges ou traductions d’articles de journaux ou d’autres publications, parfois une correspondance privée), il n’est pas évident de cartographier de façon dynamique les contacts entre internationalistes.
Le congrès est alors un lieu où, le temps des quatre jours de réunion, le mouvement internationaliste anarchiste, transnational, est localisé à Londres et fonctionne comme un nœud où le chercheur peut analyser les différents fils qui le composent. En outre, cette localisation permet non seulement de situer à un moment donné un réseau instable et mouvant, mais aussi d’étudier, en insistant sur l’internationalisme en tant que théorie et pratique politique, l’idée de monde mobilisée et construite par les anarchistes [8].
Ce croisement de parcours à un moment donné permet d’avoir une perspective globale autour d’ancrages locaux.
Enfin, l’étude du congrès permet d’ouvrir la boîte noire de la production théorique : si le congrès de Londres est souvent cité comme étant à l’origine de la « propagande par le fait », peu d’études analysent vraiment la façon dont sont produites les théories anarchistes
Une sociologie historique du transnational.
Le renouveau de l’historiographie de l’anarchisme et l’acceptation de la dimension transnationale du mouvement comme étant non seulement une optique possible, mais un phénomène intrinsèquement lié à son développement politique, comporte cependant un double risque : d’une part, la supposition que l’existence de liens entre des acteurs venant de territoires éloignés est preuve suffisante pour parler d’un réseau bien organisé, voire d’un complot anarchiste international ou d’une « Internationale terroriste » [9] ; d’autre part, la naturalisation de l’idée d’un monde globalisé, déterritorialisé et sans frontières, dont la réalité serait tellement évidente – puisqu’inscrite dans les parcours très mobiles des acteurs, ainsi que dans les idées qu’ils défendent – qu’elle concernerait tous les militants, ou qu’il ne serait pas nécessaire de la questionner ou de la comprendre pour ceux qui s’engagent dans un militantisme internationaliste [10]. Si le premier écueil dépend d’un regard critique sur les archives utilisées, le deuxième mérite d’être confronté à la littérature sociologique sur les phénomènes transnationaux.
L’internationalisme anarchiste comme mouvement social transnational.
L’inscription de l’internationalisme ouvrier dans l’histoire des mouvements sociaux transnationaux a été plusieurs fois évoquée ou demandée (Siméant 2010). Cependant, les précédents historiques sont rarement rappelés ou souvent limités à quelques chapitres d’introduction dans des études majoritairement portées sur la période récente (Keck et Sikkink 1998). Selon les définitions plus ou moins larges, un mouvement social est principalement basé sur une ou toutes les caractéristiques suivantes : une action collective (extra-institutionnelle ou non-institutionnelle) ; orienté vers un changement ; avec une cible ou un but contre/vers qui elle s’attaque/adresse (État, public, entreprises, pratiques culturelles) ; avec un certain degré d’organisation, un certain degré de continuité dans le temps et/ou un certain degré de solidarité ou d’identité collective (Flesher Fominaya 2014) . Au-delà de la simple protestation, d’autres auteurs définissent le mouvement social comme « une opposition collective, organisée, durable, non-institutionnelle envers l’autorité, les détenteurs de pouvoir, ou des croyances ou pratiques culturelles », et donc « un mouvement révolutionnaire est un mouvement social qui cherche, au minimum, à renverser le gouvernement ou l’État » (Goodwin et Jasper 2009, p. 4). L’inscription de l’internationalisme dans une sociologie des mouvements sociaux permet de confronter les logiques de cette dynamique révolutionnaire et la pratique du chercheur à d’autres phénomènes plus récents et à certaines méthodes et raisonnements utilisés dans ces études de sociologie politique, mais différents de l’analyse des partis politiques puisque l’anarchisme ne s’organise pas autour d’un leader amené à conquérir un pouvoir. Les mouvements sociaux transnationaux répondent aux mêmes logiques que les mouvements nationaux, mais présentent certaines caractéristiques nouvelles : il peut s’agir d’une organisation dont les membres sont éloignés dans l’espace, qui agit dans différents pays (ONG, réseaux de plaidoyers transnationaux, mouvement altermondialiste), et/ou dont les objectifs politiques concernent différentes parties du monde ou même parfois la planète entière (sur le changement climatique, par exemple).
La sociologie des mouvements sociaux met l’accent sur les sujets de l’action collective, leurs parcours, leurs dispositions sociales, l’acquisition et diffusion de savoir-faire, les répertoires d’action, et l’imbrication entre parcours biographique et engagement. Ainsi, une biographie collective des délégués du congrès de Londres fait ressortir l’importance de l’exil politique dans l’engagement internationaliste, qui s’accompagne dans certains cas par une persécution politique accrue, et des expulsions et procès successifs, qui renforcent ce type d’engagement, tout en gardant des liens avec leurs pays d’origine et devenant ce que S. Tarrow appelle des « cosmopolites enracinés » (Tarrow 2005).
Parmi les organisateurs et les délégués de 1881 se trouvent des exilés allemands, interdits de participation politique après les lois anti-socialistes de Bismarck en 1878, comme Johann Most (un des premiers signataires de l’appel à une réunion internationale, en prison au moment du congrès), mais aussi Sebastien Trunk ou Johann Neve, dont les parcours d’exil leur avaient permis de rencontrer des militants révolutionnaires en France et en Belgique, avant de s’installer à Londres. Most, ancien parlementaire socialiste, se radicalise progressivement lors de son exil, et cherche des contacts dans les communautés étrangères. Il est en partie à l’origine du congrès, qu’il encourage avec sa présence lors d’un congrès national des socialistes révolutionnaires belges. Il ne pourra pas être présent du 14 au 19 juillet, condamné à la prison pour avoir salué la mort du Tsar Alexandre II.
D’autres délégués arrivent en Angleterre (de façon temporaire et parfois définitive) après un passage par la Suisse : c’est le cas de Nikolai Tchaikowski, Lazar Goldenberg et Piotr Kropotkine qui, avant de faire partie de la colonie d’exilés de Genève dans les années 1870, avaient participé au même cercle d’étudiants révolutionnaires en Russie. En Suisse, Piotr Kropotkine s’était engagé au sein de la Fédération Jurassienne de l’Association Internationale des Travailleurs, qui était devenue le moteur de l’Internationale anti-autoritaire après la rupture entre Marx et Bakounine. Errico Malatesta, qui avait rencontré Bakounine (mort en 1876) et les Jurassiens en tant que représentant italien de l’AIT anti-autoritaire, s’installe en Suisse après des tentatives insurrectionnelles ratées en Italie. Cet aperçu montre déjà quelques lieux de rencontre et de formation de l’internationalisme, ainsi que des points communs dans les carrières des militants internationalistes.
La présence dans des congrès antérieurs de l’AIT, internationaux ou nationaux, donne aux délégués une certaine légitimité (par l’expérience dans ce type de réunions, la connaissance d’un savoir-faire organisationnel). Elle garantit un bon degré de confiance, car la vérification des mandats est essentielle pour éviter la présence de policiers infiltrés, et l’acceptation ou le rejet de certains mandats dépend des réseaux d’interconnaissance – ce qui n’évitera pas la présence d’au moins trois espions parmi les 45 délégués – ; elle permet aussi la transmission d’un savoir-faire à de nouvelles générations de militants (par exemple la rédaction des appels, des rapports ou de résolutions finales). En outre, si le point de départ du congrès est la volonté de refondation de l’Internationale, la publication, traduction et diffusion des statuts de l’Association sont un enjeu important, dont la presse anarchiste se fait le relais en amont du congrès, en présentant aussi les désaccords théoriques.
Ainsi, les débats entre la Fédération espagnole de l’AIT et le Comité d’organisation sur les mandats des délégués se déroulent dans les pages du Révolté (publié par Kropotkine à Genève) et de La Révolution sociale de Paris. Ce journal, fondé en 1880 par un militant arrivé de Belgique (qui s’avérera être financé par le préfet de police), publie régulièrement des informations concernant le Congrès et permet un échange d’idées par les traductions de et par d’autres journaux comme The An-Archist (Boston), La Revista social (Madrid), La Persévérance (Verviers), Il grido del Popolo (Naples), Freiheit (Londres).
L’étude des parcours individuels, engagements successifs, présence à des réunions, lieux d’exil pourrait permettre des méthodes plus systématiques, comme la prosopographie ou l’analyse des réseaux. Concernant les anarchistes internationalistes, les sources restent cependant trop lacunaires et dispersées, ainsi que largement dépendantes des perceptions de la police, ce qui rend difficile une analyse quantitative poussée. Le choix du congrès comme cas particulier permet de limiter le nombre d’acteurs à étudier (qu’il aurait fallu élargir aux membres des groupes représentés, rendant la tâche encore plus difficile), mais aussi de se concentrer sur les débats et la transmission des expériences. La notion de répertoire d’action, classique dans la sociologie de l’action collective, ne doit pas être vue comme un simple catalogue de modes de protestation : elle est d’autant plus utile si elle est située historiquement, afin d’interroger justement pourquoi l’action collective prend telle ou telle forme à un moment donné, dans un espace donné.
Enfin, la sociologie des mouvements sociaux transnationaux intègre à l’étude des logiques d’action collective un intérêt particulier pour le fonctionnement par-delà les frontières et, ainsi, une réflexion sur la mondialisation [11]. On considère souvent ce type de mouvements comme étant radicalement nouveaux parce qu’appartenant à une nouvelle ère globale, mais du même coup, on confirme la dimension radicalement nouvelle de cette mondialisation par l’existence de mouvements sociaux d’un nouveau type. Peut-on alors étudier l’internationalisme du 19e siècle dans le cadre d’une histoire ou une sociologie de la mondialisation ?
Problèmes d’histoire et sociologie de la mondialisation.
On entend par mondialisation « un processus d’interconnexion croissante à l’échelle mondiale » (Lecler 2013, p. 4). Selon les usages, ce processus désigne un cadre analytique, une période historique, une forme de diffusion du capitalisme, ou une dynamique encore inachevée dont les limites ne sont pas évidentes : si pour certains il s’agit d’un phénomène radicalement nouveau, dépendant des nouvelles technologies de communication – et notamment internet –, pour d’autres les débuts se situent au moment de la chute du mur de Berlin et la fin des régimes communistes en Europe de l’Est, ou dans les années 70 et la crise pétrolière, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, voire à la fin du 19e siècle, aux Grandes Découvertes (15e-16e siècle) et même parfois avant l’an 1000 [12].
Parallèlement à l’histoire transnationale, une sociologie transnationale, globale ou de la mondialisation est apparue pour étudier des phénomènes « par-delà les frontières » du monde contemporain (selon une distinction traditionnelle, et discutable, entre passé historique et présent sociologique). Cette sociologie, consacrée à l’origine principalement aux phénomènes migratoires et élargie progressivement à tout type d’événement déjà étudié en sociologie, impliquant maintenant une dimension transnationale (de la famille à la télévision, en passant par le terrorisme et les inégalités sociales) touche à des phénomènes étudiés également par l’anthropologie, la science politique, la géographie ou l’économie [13]. Malgré des traditions méthodologiques différentes, les « études globales » ne posent pas de problème dans leur interdisciplinarité, mais évacuent parfois la question historique. Or, peut-on analyser des phénomènes contemporains sans s’interroger sur les conditions de possibilité historiques ? Peut-on évoquer une rupture historique sans réfléchir aux continuités ?
Les deux premiers problèmes d’une « histoire de la mondialisation » sont l’anachronisme (l’interprétation du passé à partir de cadres contemporains et/ou l’attribution aux acteurs de visions du monde qui ne correspondent pas à leur temps) et la téléologie (l’analyse d’un processus ou une évolution du point de vue de son résultat final – qui n’était pas forcément connu d’avance) (Cooper 2001). Parler de « mouvements sociaux transnationaux » incluant internationalistes du 19e siècle et altermondialistes du 21e peut poser ce type de problème, malgré la forme d’organisation décentralisée ou certains parcours personnels qui semblent similaires, voire certains facteurs politiques ou économiques qui pourraient correspondre (critique de la représentation politique, développement économique inégalitaire).
Si l’on peut répondre que le premier problème dépend de la rigueur et des arguments du chercheur, la téléologie pose, en revanche, un véritable problème épistémologique. Chercher à dater la mondialisation implique forcément de revoir le processus rétrospectivement, du point de vue de son accomplissement, et donc imaginer une histoire de la mondialisation suppose la lecture du processus à partir de la connaissance de l’augmentation des circulations d’êtres humains, de capitaux, de biens et d’objets culturels, et de la compression de l’espace-temps. Le risque de cette histoire serait de la transformer en simple recherche des signes de cette évolution, ou plus largement en quête du moment fondateur ou des origines. Il peut alors être important de revenir à Max Weber, « père de la sociologie » mais véritable chercheur pluridisciplinaire. La comparaison ne concerne pas des événements historiques, qui malgré les efforts des historiens ne sauraient être épuisés dans leur description, mais une conceptualisation, un idéal-type, construit comme un outil heuristique (Weber 1965, p. 180). Tout récit, et n’importe quelle réflexion sur une causalité historique, implique une construction conceptuelle pour mettre en évidence des conditions de possibilité dans une logique multicausale.
L’idée de mondialisation est problématique lorsqu’elle est utilisée directement en tant que catégorie explicative, pour justifier des faits passés ou actuels. Elle n’est pas, d’ailleurs, le véritable objet des recherches sur les phénomènes globaux, mais plutôt un cadre conceptuel construit – une utopie, dirait Weber – qui permet aux chercheurs de comparer, discuter et comprendre des phénomènes sociaux. Ainsi, l’existence d’un internationalisme anarchiste décentralisé, évoluant par-delà les frontières étatiques et ayant une conscience du monde dans sa globalité n’est pas la preuve d’une mondialisation, mais une condition de possibilité du processus historique, et un des facteurs à prendre en compte.
Étudier les phénomènes globaux du passé et du présent.
Finalement, la prise en compte de la réflexion weberienne implique la discussion permanente des catégories construites et l’aller-retour constant entre l’idéal-type construit et les phénomènes étudiés. Ainsi, la notion de mondialisation pourrait être critiquée, parce qu’elle présente un processus historique comme étant une évolution unilinéaire, irréversible et écrasante, allant vers une disparition de l’État-nation et rendant les phénomènes sociaux complètement déterritorialisés, sans ancrage local. Or, des « études globales » pluri et interdisciplinaires permettraient la problématisation et l’analyse d’objets et des événements qui dépassent les frontières nationales tout en discutant sérieusement l’idée d’une mondialisation monolithique, relativisant la nouveauté absolue, mais reconnaissant aussi les dimensions nouvelles [14].
L’exemple de l’internationalisme anarchiste montre bien cette nécessité de dépasser une histoire concentrée sur les groupes nationaux et une sociologie déclarant constamment la nouveauté radicale des phénomènes étudiés. On trouve, en étudiant le congrès de Londres, des événements, des moments, des personnes et des lieux plus ou moins globalisés. En effet, les idées, les textes et les personnes sont en constante circulation, mais cette circulation est forcément localisée par des lieux de réunion et de rencontre. Les publications sont échangées et traduites, mais elles sont aussi imprimées quelque part, envoyées et transmises par des acteurs particuliers. L’idée internationaliste cherche à transcender les frontières étatiques et n’a pas de lieu de référence particulier pour commencer la révolution, mais les vies des militants et leurs rencontres sont constamment déterminées par la présence étatique qui interdit, réprime et surveille leurs actions. De la même façon que le cadre national ne peut pas tout simplement être éliminé, si l’on veut comprendre des contraintes spécifiques qui pèsent sur les acteurs, le global doit être pensé comme situé quelque part, loin de l’idée d’un flux hors de l’espace. En outre, il est difficile de penser les acteurs de l’internationalisme comme une simple élite, déconnectée de la base : l’internationalisme implique aussi un travail quotidien de propagande en dehors des rencontres internationales et des voyages. Les articles et les comptes rendus publiés par la presse révolutionnaire n’ont pas pour simple but d’informer les exilés, mais de toucher tous les militants. Or, c’est cette dynamique complexe entre local et global, l’imbrication des contextes et des parcours différents qui rendent nécessaire la réflexion sur l’internationalisme, à côté d’autres études sur le monde contemporain.
On peut alors comparer rapidement avec l’altermondialisme, un mouvement qui, en dépit des différentes raisons et modalités d’engagement – du militant de base qui veut échanger sur l’expérience locale à l’ONG dont la légitimité repose sur une expertise globale –, peut se rassembler autour d’un certain nombre de principes partagés (Pleyers 2010). Si, dans un Forum social à Nairobi, se retrouvent Danielle Mitterrand et un prêtre franciscain italien, des opposants algériens et des membres d’ATTAC (Pommerolle et Siméant 2008), il est important de se demander quelles sont les conditions de ces échanges, et de quelle façon chaque partie comprend son engagement – qui, malgré les parcours différents et les contextes d’origine, arrive à s’inscrire dans un mouvement commun.
Il est alors légitime de se demander dans quelle mesure les échanges d’idées étaient véritablement possibles parmi les anarchistes du monde : la propagande par le fait, théorie énoncée de façon assez vague dans la résolution finale du congrès, prônant à la fois le tyrannicide et l’insurrection, l’usage des sciences chimiques et du poignard, l’importance des villes en même temps que le facteur essentiel des campagnes, est exemplaire pour mettre en évidence la diversité de points de vue et les difficultés d’une action commune à partir d’expériences et de contextes très différents.
Les études globales ne sont pas simplement une nouvelle étiquette de positionnement dans le champ académique, mais un espace de recherches fécond et pas assez exploité. Au sein d’une université française largement marquée par le poids des structures disciplinaires (agrégation, doctorat, qualification et recrutement ont en effet tendance à décourager l’originalité interdisciplinaire), la légitimation des études globales en tant que cadre épistémologique accueillant toutes les sciences sociales ne peut venir que d’une véritable pratique pluri et interdisciplinaire ouverte à des questionnements partagés.