Dans une histoire oubliée des villes indiennes (Louiset 2011), la notion d’espace public a longtemps fait défaut, souvent considérée comme antinomique aux fondements inégalitaires et communautaires du contexte indien. L’idée d’un espace public en Inde n’apparaît pas, comme on pourrait le croire, avec celle de la démocratie. Bien que de nature occidentale, il reste tout à fait pertinent de lire l’espace indien par le prisme d’une potentielle publicité, le contenu y est forcément « indigénisé » tant dans sa forme que dans sa fonction en vue d’assurer le projet d’un bien commun autant sociétal que spatial.
En réaction à l’article de Jacques Lévy, « Le passant inconsidéré », publié dans la revue EspacesTemps.net en 2011, l’espace public en Inde ne remplirait pas les conditions minimales d’existence — tant infrastructurelles que pragmatiques — dans leurs composantes idéelles, à savoir celles reconnues unilatéralement en Occident. Cette assertion est problématique à plusieurs titres, même si elle a l’avantage de questionner et de permettre vraisemblablement d’ouvrir le débat sur un enjeu majeur de la spatialité indienne, jusqu’alors peu exploré, oublié, voire omis : « Existe-t-il un espace public indien ? ». À la manière du poète Attipate Krishnaswami Ramanujan, qui posait en 1989 dans son célèbre article, la question suivante à la revue Contributions to Indian Sociology : « Is There An Indian Way of Thinking ? », je me permets de décliner la question en quatre variantes :
Existe-t-il un espace public indien ?
Existe-t-il un espace public indien ?
Existe-t-il un espace public indien ?
Existe-t-il un espace public indien ?
La réponse est affaire de variations et de définitions. L’espace public, défini par Jacques Lévy par la capacité d’exposition à un niveau de diversité au moins aussi élevé que l’espace de référence, ne connaît pas d’absolu. Ni acquis, ni universel, l’espace public diffère selon les contextes et les sociétés, et peut varier en intensité. En tant que construction relative, cette notion, toujours à réadapter et à réactiver, est à saisir en terme de gradients d’urbanité. Ainsi, l’existence, l’unicité, la conception et la spécificité vont être interrogées pour mieux saisir la potentialité d’un espace public en Inde.
Existe-t-il un espace public indien ?
Si le fait d’exister, d’avoir une réalité se pose pour l’espace public indien, c’est par la confrontation de déterminants constitutionnels de la société indienne, perçus comme d’éventuelles atteintes aux contrats de société dictés par l’Occident, à savoir : de l’inégalité aux interdits socio-spatiaux.
Peut-on concevoir l’espace public sans le paradigme de l’égalité ? Est-ce un impératif, une condition nécessaire et suffisante pour garantir le caractère public d’un espace ? La société indienne repose sur une conception inégalitaire de principe, puisqu’elle valorise et affirme l’hétérogénéité. Elle reconnaît la spécificité de chaque individu pour mieux l’intégrer dans un système qui cherche à faire « vivre ensemble » la pluralité tout en reconnaissant les différences. Elle impose de ce fait une hiérarchie à l’œuvre, une complémentarité qui fait système, reposant sur un principe d’échange et de rétribution de privilèges contre protection. Holiste par définition, la société indienne est formée d’un réseau d’une multitude de communautés qui coexistent nécessairement ensemble. C’est l’essence même du projet sociétal à l’œuvre qui persiste depuis plusieurs siècles, même si de nombreuses mutations ont eu lieu. Pourtant, ces communautés ne sont que dans de très rares cas regroupés en un même lieu, notamment dans le contexte urbain. La caste n’est pas une entité territoriale (Dumont 1979), il faut la concevoir avant tout comme un réseau d’appartenance. Loin de menacer l’instauration d’espaces publics, les individus appartenant à différentes castes peuvent tout à fait coexister et en ont même l’obligation au cours de certains événements rituels (Daniélou 2003, Dupont et Heuze 2007, Galey 1983).
Enfin, lorsqu’on aborde la question de l’accessibilité comme révélateur d’égalité, du moins lorsque chacun peut imaginer y côtoyer les membres de la société — les étrangers y compris —, alors l’espace public devrait être ouvert à tous. Mais, ne doit-il pas avant tout être un espace de circulation ? En terme de biens, dans les logiques d’échanges, de services et de redistributions, ou encore idéalement, lors des défilés et autres manifestations ambulatoires, l’image du carrefour (tirtha) prime et assure à la fois coprésence et convergence. La conquête de l’espace réservée aux manifestations officielles ouvre un espace public à l’épreuve du temps, mobile, labile et adaptable en fonction des célébrations et événements qui y prennent place : « le temps du rite travaille l’espace » (Galey, 1983, p.10). Les processions [1] (ksetra) assurent quant à elles la jonction des parties de la ville, où l’équilibrage des castes, des relations interreligieuses et de gestion d’héritages diverses et parfois contradictoires se joue dans l’espace public (Louiset 2011). Force est de constater que, pour exister, l’accessibilité ne requiert pas sa mise en acte en tout temps, mais elle doit être perçue comme possible.
Existe-t-il un espace public indien ?
Il devient ici prudent d’interroger l’unicité de l’espace public indien. Par son contingent divers et varié de contextes (nord/sud), de situations (événements) et de structures urbaines, l’espace public se veut avant tout pluriel. Ville moghole, ville indigène, ville coloniale, ville nouvelle, ou slums, un quelque chose pourtant tisse des liens entre ces lieux et les fait tenir ensemble.
L’espace public ne peut vraisemblablement se réduire aux infrastructures ni se restreindre aux domaines publics (rue, voirie, place). En Inde, l’infrastructure minimale assurant la bonne intendance des déplacements n’est en effet pas garantie. Les pratiques des usagers modèlent constamment et invariablement de nouveaux espaces inappropriés, par exemple les rails de chemin de fer, les bas-côtés des autoroutes, les zones inondables, ou les carrefours automobiles. L’espace public est en perpétuelle réactualisation dans la combinaison des interactions qui s’y produisent. Élastique, a priori sans bornes, appropriable et fluctuant au grès des saisons et des temporalités, chaque traversée peut cependant être révélatrice de limites sous la forme de seuils magico-symbolique, construite, vécue et perçue.
L’espace public indien s’exprime peut-être là où on l’attend le moins, dans les frictions et négociations que constitue n’importe quel lieu de passage, de franchissement ou de rite de la vie quotidienne. Là s’opèrent les glissements et les équilibrages d’une sociabilité qui s’exprime en public. La valorisation de différences exprimées en public oblige à rediscuter un contrat de partage jamais signé à l’avance. C’est dans la négociation de ces zones frontière, entendues comme intervalles (espacements ou espace-temps) que précisément la publicité de l’espace se réalise. Elle relève de différents effets de seuils qui génèrent des frontières symboliques, sociales et somme toute pragmatiques de la spatialité des villes indiennes.
Existe-t-il un espace public indien ?
En tant qu’espace des possibles, le concept même d’espace public intègre une dimension politique. On ne saurait pourtant confondre le concept au modèle, l’idéel à l’idéal, la réalité au réel. En tant que concept, l’espace public est potentiellement rendu opératoire en tout temps et tout lieu par le substrat d’urbanité qui y réside. En tant que modèle, il est fidèle imitation, servant d’exemple et convoquant une figure communément admise, une copie ou son double identifié comme tel.
L’espace public se distingue du politique stricto sensu, mais conserve une des expressions possibles dans le contrat de civilité à l’œuvre dans l’espace public. La civilité, c’est le politique sans la politique (Gauchet 1998), mettant en relation les individus dans la construction d’un projet sociétal : la société civile. Elle garantit la présence d’une politique interactive, qui s’exerce sans s’afficher, dans le respect des codes, des règles et usages immanents à une société. En tant que principe actif, elle est capable d’agir et de transformer l’espace public par un ensemble de normes à observer. En Inde, ces règles sont intégrées au religieux, à une cosmogonie singulière issue des préceptes fondateurs de l’hindouisme. L’observation de l’intouchabilité, de règles de commensalité et d’un ensemble d’interdits liés à la caste fait partie intégrante des préceptes d’une société civile s’exprimant en public. L’espace s’en voit ainsi tout à fait modifié par rapport à nos paradigmes d’équité sociétale.
Si le chaos, la brutalité et la violence sont souvent décriés pour évoquer l’espace urbain indien, il faut peut-être comprendre que les règles qui régissent cet espace divergent. Le rapport de force peut devenir la règle, à acquérir bien évidemment par une certaine dextérité et pratique. La violence étant un sentiment, une perception construite selon un référentiel propre, cette rivalité de principe perçue n’est qu’une forme de négociation, qui nécessite comme pour le Code de la route une certaine maîtrise, un acquis par l’accumulation des expériences. Dans les deux cas, le corps rendu vulnérable par son exposition dans l’espace public est protégé par une loi, communément partagée. Dans l’un, tout écart à la règle est répréhensible selon un contrat formel. Dans l’autre, le respect est garanti par la détermination de règles de conduite individuelle, dépendant de la contribution des devoirs de chacun, selon une théorie sacrificielle de la société. Même si la coprésence des corps est parfois poussée à son paroxysme en regard de la densité considérable des individus et autres mobiles dans l’espace public indien, la préservation de certaines zones du corps, comme les pieds, est systématiquement maintenue à distance de tout contact et risque de souillures. Et dans les cas où des actes de violence se produisent — car ce risque n’est jamais exclu —, se révèlent-ils sérieusement être de nature intentionnelle ?
Existe-t-il un espace public indien ?
Alors que nous pouvons admettre peu à peu la présence d’espace public en Inde, celui-ci serait-il pour autant le fruit d’un particularisme « indigénisé », sans tomber dans les dérives du culturalisme ? Nous sommes en droit de nous demander s’il existe une originalité indienne, un idiome caractéristique indianisé. La réponse reste ouverte et à modérer.
Oui, dans le sens où l’espace public représente un fragment du territoire indien, perçu irrémédiablement comme sacré dans la cosmogonique indienne et les conceptions symptomatiques de l’hindouisme. Ainsi, l’espace public, comme tout autre espace, serait la propriété de divinités auxquelles il s’agit de rendre honneur, par l’observance de rites et processions quotidiennes. C’est pourquoi, comme composante essentielle et prédominante de la spatialité indienne, il n’est ni absurde ni impensable d’intégrer les espaces sacrés comme ressources dans la conception et l’instauration d’espaces publics en Inde. Y compris pour certains lieux de cultes, comme pour les ghât de Bénarès [2]. À travers les kund, tanks et autres points d’eau, toujours rattachés à un temple, offrir l’eau pour les ablutions rituelles (crémations, offrandes, etc.) ou des usages domestiques est une réalité autochtone fort antérieure à celle de la création du concept d’espace public. Lieu de liens, les temples apparaissent comme espace public inattendu, mais privilégié, savamment articulé par une imbrication de seuils matérialisant autant de passages [3] que de délimitations territoriales et de constructions sociales.
Non, dans le sens où de nouveaux genres d’espace public ont été importés et coexistent avec les précédents, voire connaissent certaines hybridations. Ce sont des espaces bien souvent réservés, confinés aux jardins, promenades ou centres commerciaux, privilégiant une communauté de classe (principalement la middle class). Par exemple, les étendues de promenade sur Marina Drive, Worli, Bandra ou Juhu à Mumbai, ou celles en construction à Ahmedabad près du fleuve Sabarmati sont des lieux où revendications et émancipations sociales prennent place, se dévoilent en public et redéfinissent des mutations importantes du contrat de civilité initiale [4]. Ce sont pour la plupart des pratiques venues d’ailleurs, importées, mais somme toute « indianisées », dans un fin processus d’intégration, d’interaction puis d’incarnation d’attributs mondialisés.
Penser l’autre, autrement.
Peut-on penser l’espace public assez ouvert pour intégrer des prédicats venus d’ailleurs, des civilités perçues comme contradictoires, des spécificités culturelles ou des adaptations exogènes ? Autrement dit, peut-on penser la différence sans exclure ? Il s’agit avant tout de nous défaire de certaines conceptions qui tendent à déformer notre approche d’une réalité venue d’ailleurs. C’est lutter contre l’ethnocentrisme qui nous guette, ou le comparatisme à sens unique, selon Odette Louiset.
Quelle que doive être la réponse, l’essentiel n’est-il pas de se poser la question ? Il paraît plus important d’avoir des idées que de connaître des vérités. Disposer d’une topique pour prendre conscience de ce qui est, l’expliciter, la conceptualiser, l’arracher à ce qui va de soi (Veyne 1976). L’espace public n’existerait que par rapport aux questions que nous lui posons. Les modèles peuvent donc varier alors que le concept, lui, demeure. C’est alors, en se confrontant à l’autre, autrement, qu’il est possible de faire l’inventaire des différences. Le général versusle singulier cesse ici d’être une contrainte, mais cherche plutôt à intégrer ce qu’il y a de social en l’homme.