Une gigantesque usine trônant sur un champ… La vue aérienne d’une raffinerie… Une église blanche et, en surimpression, un volant… Un parking entassé de camions… Un échangeur routier dans lequel s’inscrit le visage d’un homme… Une cour de jeu au milieu d’un brouillard épais… Un réservoir de gaz… Deux hommes, une voiture… et sur le fond… la silhouette d’un énorme complexe industriel… Des corps et des paysages juxtaposés…
Ainsi se développe le générique de la première saison de la série True Detective produite par la chaîne télévisée HBO et diffusée en 2014. Écrit par Nic Pizzolatto et dirigé par Cary Fukunaga, TD raconte l’histoire d’une enquête policière menée par Martin Hart (Woody Harrelson) et Rustin Cohle (Matthew McConaughey) à propos d’une série de meurtres qui hantent le cours inférieur du Mississippi, entre les villes de Baton Rouge et de la Nouvelle-Orléans.
Le générique, réalisé par la société de production Elastic et dirigé par Patrick Clair, a obtenu en 2014 l’Emmy Awards. Comme l’explique son auteur, « visually we were inspired by photographic double exposure. Fragmented portraits, created by using human figures as windows into partial landscapes, served as a great way to show characters that are marginalised or internally divided. It made sense for the titles to feature portraits of the lead characters built out the place they lived. This became a graphic way of doing what the show does in the drama : reveal character through location » [1]. Le but manifeste de ce générique est donc celui de reprendre une des stratégies narratives de la série : décrire les personnages à travers le paysage. Ce qui est encore plus intéressant est le choix des images qui composent cette introduction. La plupart des paysages montrés et retravaillés sont en effet des photographies de Richard Misrach, auteur (avec la paysagiste Kate Orff) de l’atlas géo-environnemental Petrochemical America. Ce projet se compose, entre autres, de 49 photographies, réalisées entre 1998 et 2010, qui montrent ce que certains reportages ont appelé, à partir de la fin des années 1980, la Cancer Alley [2], le corridor industriel qui longe le Mississippi, entre Baton Rouge et la Nouvelle-Orléans. Comme l’affirme toujours Patrick Clair, « [t]he production was inspired by the work of photographer Richard Misrach. We started with that and also folded in other evocative and strangely beautiful shots of pollution, prostitution, and wildlife across the Gulf Coast ».
Le générique, donc, met en exergue l’étroite relation entre les personnages et un territoire, celui du cours inférieur du Mississippi, connoté au travers des choix ciblés, qui sont fonctionnels au développement même de l’histoire. Comme on le verra, ce processus esthético-narratif ne sera pas limité au générique lui seul. La relation entre corps des personnages et paysages, dans True Detective, a été mise en exergue par le géographe italien Fabio Amato, qui affirme que « le paysage même assume le rôle d’un véritable acteur » (2015, p. 119). Encore plus précise est la contribution de Casey Ryan Kelly (2017), axée sur le rapport au toxique qui se développe de manière implicite tout le long de la saison et qui, surtout, considère le corps des personnages comme la métaphore d’un territoire outragé par la pollution industrielle. Les contributions scientifiques à propos de cette série sont nombreuses et proviennent de domaines tels que la sociologie de la communication ou les études filmiques. Au-delà des articles d’Amato (le rôle « actif » du paysage) et de Kelly (True Detective comme métaphore d’une condition « toxique »), l’on peut mentionner les contributions de Christopher Lirette (2014) et de Marie Maillos (2016) et Maylis Astié (2016). Cette variété est sans doute révélatrice de la richesse des contenus de True Detective. Toutefois, exception faite de l’article d’Amato, il semble manquer une véritable réflexion géographique, capable de creuser les liaisons entre le paysage mis en scène par Pizzolatto et Fukunaga et le riche imaginaire de la Louisiane.
De quelle manière, donc, les auteurs mettent en scène ce territoire ? Quel type de paysage nous offrent-ils à l’écran ? Et surtout, quels sont les rapports que l’espace fictionnel de True Detective entretient avec le riche imaginaire géographique de la Louisiane et, en particulier, avec celui des narrations du genre Southern Gothic ? C’est toujours Fabio Amato qui souligne la parenté entre ce dernier et la série. Selon le géographe, le Southern Gothic serait « un style qui se sert d’événements macabres afin d’examiner les valeurs et les traits culturels des États du Sud » (2015 p. 114-115).
Cette contribution retrace une recherche géographique dont le but a été, avant tout, celui de décrire le paysage de la série et ensuite de le confronter, au travers d’une démarche intertextuelle, à une typologie d’images et représentations qui ont contribué à définir, pour employer l’expression de Michel Lussault (2007), « l’identité visuelle » de la Louisiane, ou si l’on veut, ses régimes tant visuels que narratifs, en particulier ceux qui se sont cristallisés au travers du Southern Gothic. On préfère employer cette dernière expression pour mettre en exergue le caractère instable, en mutation constante, de l’imaginaire géographique. Comme le décrit magistralement André Gardies (1993), la construction de l’espace diégétique (l’espace fictionnel dans lequel se déroulent les actions des personnages) se fait au travers d’une étroite interaction entre les données fournies par les auteurs, les connaissances spatiales subjectives de chaque spectateur et, enfin, les savoirs collectifs et intertextuels. En mettant d’un côté toute variable subjective, ce qui est véritablement pertinent pour une analyse géographique est la relation entre les données fournies par les auteurs et un imaginaire spatial ancré à niveau intersubjectif.
Vis-à-vis du Southern Gothic, True Detective semble effectuer une opération géographiquement très intéressante, qui se manifeste dans un jeu d’affinités et de divergences. Ce genre se caractérise, entre autres, par une attention particulière accordée au paysage. Pourtant, afin que cette analyse soit pertinente, il est nécessaire, en premier lieu, de retracer les traits de ce paysage. Ensuite, l’on procédera à une analyse détaillée de l’espace fictionnel de la série, tant sur un plan visuel que narratif, en se concentrant en particulier sur les relations avec les travaux de Richard Misrach. L’espoir est celui de pouvoir procéder à une définition d’analogies et de divergences entre le paysage dans True Detective et l’imaginaire de la Louisiane, tel qu’il a été construit par les narrations du Southern Gothic. Au-delà de la portée innovatrice de l’imaginaire de True Detective, notre conclusion sera orientée vers une réflexion sur l’usage, en géographie, de produits tels que les films ou les séries. Comme on le verra, si les fictions audiovisuelles contribuent, de manière tant directe qu’indirecte, à la fabrication des imaginaires spatiaux, parfois elles peuvent incarner tout de même le rôle de représentations « réalistes » de certains traits d’un territoire.
Le Southern Gothic et l’imaginaire du marais.
L’imaginaire gothique du Sud des États-Unis recouvre un riche éventail de contextes narratifs et esthétiques, allant des déserts entre le Texas et le Mexique jusqu’aux plaines du Tennessee dans les romans de Cormac McCarthy, en passant par les marais d’une Louisiane pas encore contaminés par l’industrie pétrochimique, dans la plume de William Faulkner. Pour le cinéma, il nous suffit de rappeler quelques exemples significatifs d’ouvrages qui font de la Louisiane le lieu principal de l’action, comme les films Swamp Water de Renoir (1941), Interview with the Vampire de Neil Jordan (1994), Bad Lieutenant : Port of Call New Orleans de Werner Herzog (2009), ou encore des séries comme True Blood (2008) ou American Horror Story : Coven (2013). Pour ce qui concerne les instances géographiques, il est intéressant de remarquer comment, au sein des imaginaires de la Louisiane, confluent aussi certains traits qui intéressent les zones humides et les marais en général.
Sophie Lécole Solnychkine et André Laury-Nuria, ont interrogé les connotations négatives qui ont été attribuées à ce territoire depuis l’antiquité (2014). L’époque moderne semble avoir figé une image du marais, incarnant la notion de locus horridus. En se référant aussi aux travaux d’Alain Corbin (2005) et Jean-Paul Dufour (1984), les auteurs affirment que « l’imaginaire du marais et, plus largement, celui des zones humides, partage certaines de ses figures emblématiques avec l’imaginaire des zones littorales. Les deux types de zones semblent mêlés dans le dispositif affectif siégeant à la configuration de ce locus horridus qu’est l’espace mixte, tiers, indéfini » (Lécole Solnychkine et Laury-Nuria 2014, p. 28). Le portrait géo-culturel de ces territoires rappelle alors l’idée d’une « terre d’exil, le lieu du malheur, le lieu où sont tapis les monstres, la ruine diluvienne, le réceptacle des excréments de l’eau comme de la terre ». Et encore : « cette dernière image sera retenue par l’époque moderne, dans ce lent travail, sinon d’affectivité élective, du moins de sélection, qui reçoit le passé et élabore le présent. Cette image, en l’occurrence sera “adaptée” à l’espace du marais par l’époque moderne qui la développe autour des thèmes de la corruption ou de la putréfaction, mais aussi de la fièvre et de la pestilence » (Lécole Solnychkine et Laury-Nuria 2014, p. 29). Les auteurs argumentent donc que la modernité, par rapport à une antiquité classique et hellénistique offrant plus de variété à ce sujet, a retenu uniquement des connotations négatives, qui ont joué un rôle déterminant dans la fabrication de l’imaginaire contemporain du marais et plus généralement des zones humides. « Ainsi, vapeurs méphitiques et autres humeurs miasmatiques, figures du pourrissant et du coagulé configurent cette répulsion des marais qui tend au dégoût » (Lécole Solnychkine et Laury-Nuria 2014, p. 29).
Les paysages du Southern Gothic sont, du moins en partie, « victimes » de cette connotation qui, du point de vue géographique, s’incruste au sein des traits socio-culturels spécifiques des territoires méridionaux des États-Unis, et notamment des zones humides et littorales, comme par exemple la Floride, la Louisiane, l’Alabama et les rives du Mississippi.
Marie Liénard, spécialiste d’études littéraires, affirme que le gothique américain, notamment dans le contexte du Sud, « représente bien plus qu’une sous-culture. Il recouvre en effet un véritable mode esthétique et épistémologique. (…) Il correspond d’abord à une certaine approche de la terreur, qu’il rejoint non par le comique, comme c’est le cas pour le grotesque, mais par le tragique » (Liénard 2008, p. 789). L’auteur poursuit en se référant au gothique en général, considéré d’un côté comme une réaction aux Lumières et une expression de l’angoisse suscitée par la révolution industrielle et par la réduction de l’homme à la machine, et de l’autre comme la manifestation culturelle d’un désir de retourner vers un passé « qui apparaît glorieux et rassurant », et qui s’oppose à un présent porteur d’inquiétudes et angoisses. Un rôle important est attribué au concept du sublime, défini comme un mélange de beauté et de terreur qui est lié, avant tout, à une expérience paysagère. De ce point de vue la référence au concept du sublime kantien est évidente. Selon le philosophe, c’est la magnificence de la nature, sa puissance et sa force potentiellement destructrice qui génère un sentiment d’égarement et de frustration permettant ensuite à l’homme de prendre conscience de sa supériorité. Cette supériorité, pour Kant, est due à sa capacité d’agir moralement. Grâce à cette expérience, l’homme éprouve les limites de la rationalité et admet l’existence d’une dimension extra-sensible qui se manifeste sur un plan purement émotif [3]. Comme on le verra, cet aspect recouvrira une importance non négligeable pour la compréhension de l’imaginaire de True Detective.
Pour ce qui concerne le rôle du paysage dans le Gothic américain, Liénard fait aussi référence aux processus de « mise en scène de l’Autre ». « Cet Autre recouvre la nature sauvage (wilderness) impossible à “domestiquer” (to tame) ; la nature, c’est aussi celle de l’être humain qui, libéré ou “délivré” de la loi (Loi) risque de tomber dans le chaos et peut menacer alors le projet civilisateur de la démocratie salvatrice. L’Autre, enfin, c’est le protagoniste de l’histoire qui a été éradiqué (l’Indien), exploité (le Noir), ou oublié (le “petit blanc” appelé familièrement white trash, pauvre, illettré, souvent rural » (Liénard 2008, p. 794). L’argumentation de Liénard se poursuit avec des exemples tant littéraires que cinématographiques, parmi lesquels on peut signaler certaines nouvelles d’Edgar Allan Poe, les proses de Faulkner et McCarthy et des films comme Deliverance (John Boormann, 1972) ou encore l’adaptation cinématographique du roman de McCarthy No Country for Old Men (Joel et Ethan Cohen, 2008). L’auteur insiste sur un rapport ambigu à la nature, en concluant que « le gothique s’assimile parfois à une maïeutique, car il oblige le spectateur/lecteur à se poser des questions sur les problématiques de son époque : environnement, science et technologie, terrorisme… » (Liénard 2008, p. 797-798). Plantations sinistres, communautés rurales perverties ou encore décadentes, rivières sombres, forêts ténébreuses et plus généralement des territoires connotés par une nature sauvage et menaçante, dont les traits inspirent angoisse, peur, terreur… À cela on peut facilement ajouter le marais, en raison des caractères dont on a parlé auparavant : « lieu du malheur », « territoire méphitique et malsain », un locus horridus par excellence. Ces traits peuvent sans doute définir la connotation, souvent négative, du bayou, c’est-à-dire des zones humides et marécageuses formées par les anciens bras du Mississippi à la fin de son cours, et qui caractérisent le paysage du sud de la Louisiane.
Pour revenir à l’imaginaire, la filmographie appartenant au Southern Gothic est très riche. À part No Country for Old Men et Deliverance, on peut rajouter, à titre d’exemple, des films tels que Swamp Water (Jean Renoir, 1941), Wild River (Elia Kazan, 1960), Southern Confort (Walter Hill, 1983), Interview with a Vampire : The Vampire Chronicles (Neil Jordan, 1994) et, plus récemment, deux séries, True Blood (2008) et American Horror Story : Coven (2013). Exception faite pour le film des frères Cohen qui se déroule dans le désert du Texas, les autres produits cités se rassemblent au travers des traits communs qui agissent sur un plan visuel (une certaine manière de mettre en scène le paysage et de le connoter), un plan narratif (des thèmes propres au genre, qui reviennent au travers des successives réélaborations) et enfin sur un plan géographique (les zones humides de la Louisiane, de la Géorgie et du Tennessee). Pour ce qui concerne les analogies visuelles, l’on peut citer les marais et les rivières de la Géorgie dans Swamp Water et Deliverance, ainsi que celles du Tennessee dans Wild River. Southern Confort, de Walter Hill, mérite une référence à part. Le film se déroule dans son intégralité au milieu du bayou louisianais. Un groupe de militaires, pendant des manœuvres d’entraînement, se perd dans le bayou. Après avoir tué un homme cajun, les soldats sont traqués par les membres de cette communauté au milieu de la jungle, dans une ambiance qui rappelle vigoureusement l’imaginaire de la guerre au Vietnam. Le marais en tant que locus horridus revient tout de même au sein de certaines séquences de Interview with a Vampire, tandis qu’une certaine connotation sinistre de ce territoire constitue le paysage dominant dans les séries True Blood et American Horror Story : Coven. Sur le plan narratif, le marais peut incarner le lieu de refuge pour un criminel (par exemple dans Swamp Water), ou encore un territoire sauvage qui est sur le point d’être détruit par l’homme, comme dans les films de Kazan et de Boorman (dans les deux il s’agit de la construction d’un barrage). Ce dernier, dans Deliverance, reprend magistralement le topos de la rencontre avec l’Autre, selon les termes posés par Liénard. Un groupe d’amis provenant d’une grande ville décide de faire une excursion en kayak le long d’une rivière en Tennessee. En revanche la rencontre avec deux campagnards (deux hommes incarnant le cliché du white trash [4]) transforme la balade en cauchemar. L’un des membres du groupe subit une violence sexuelle et l’excursion devient une chasse à l’homme, au final meurtrier. Comme on l’a anticipé, le thème d’une présumée « civilisation » qui rencontre « la sauvagerie » (incarnée non plus par l’indigène ou le noir, mais par l’habitant blanc rural, violent et illettré) revient dans Southern Comfort avec une lutte entre militaires et Cajuns au milieu du bayou. Pour ce qui concerne le film de Neil Jordan et les séries True Blood et American Horror Story : Coven, l’attention se tourne vers les références macabres et sinistres à un surnaturel ancestral, aux hybridations culturelles entre le catholicisme et le vaudou, importé par Haïti à travers l’esclavage.
Selon les recherches de Gardies, un imaginaire géographique – appelé par le cinéaste nîmois « savoir encyclopédique sur l’espace » (Gardies 1993, p. 73-87) – se construit au travers d’une démarche intertextuelle, au sens que chaque produit qui concourt à sa définition se trouve à incarner un double rôle. D’un côté un film (ou une série) offre des références analogiques (tant explicites qu’implicites) à l’intertexte, de l’autre la singularité de chaque production contribue à son innovation, à sa constante mutation. Toutefois, ce double rapport est variable de cas en cas. Un produit, dans sa singularité, peut offrir plus d’analogies que de différences par rapport à sa tradition intertextuelle (en étant donc plus « conservatif ») ou bien le contraire, en présentant donc un certain degré d’innovation. L’imaginaire cinématographique (mais l’on pourrait bien inclure la littérature) offert par le Southern Gothic est riche dans un sens comme dans l’autre. Les exemples choisis ne sont pas le fruit d’un hasard, mais au contraire sont représentatifs de certains traits récurrents qui, comme on le verra, seront utiles pour la comparaison de cet imaginaire avec celui de True Detective. Pourtant, avant de procéder à la définition du rapport d’analogies et différences entre cette série et ses intertextes géographiques, il est nécessaire de bien décrire les traits paysagers de la série de Pizzolatto et Fukunaga.
La Louisiane dans True Detective. Wasteland, décadence, pollution.
“This place is like somebody’s memory of a town,
and the memory is fading.
It’s like there was never anything here but jungle”
“I get a bad taste in my mouth out here…
Aluminum… ash…
Like you can smell a psychosphere”
“The King in yellow… the king in yellow”
(Rustin Cohle.)
Comme on l’a anticipé auparavant, la description d’un imaginaire spatial au sein d’un produit fictionnel passe au travers de la conjonction d’éléments narratifs et d’éléments visuels. En revanche, les rapports entre ces deux dimensions sont variables cas par cas. Tout comme certains films ou séries font de la mise en scène de l’espace un véritable enjeu, indispensable à leur fonctionnement, d’autres, au contraire, sont moins sensibles à cette dimension. Bien des éléments nous poussent à affirmer que, dans True Detective, la construction d’un certain imaginaire de la Louisiane est décisive pour sa réussite. Premièrement, nous disposons des intentions des auteurs, qui ont manifesté ce propos dans de nombreuses interviews [5] ; ensuite, d’autres analyses, géographiques ou non, ont mis en exergue cet aspect (Amato 2015) (Astié 2016) (Maillos 2016) (Kelly 2017). On peut aussi mentionner les liaisons de cette série avec le genre du Southern Gothic, dans lequel, on l’a vu, une certaine manière d’employer le paysage est l’un des traits constituants.
Si l’on se plonge au sein de l’univers narratif fictionnel, les trois phrases prononcées par Rustin Cohle peuvent constituer un point de départ important. Le détective fait référence, d’abord, à un endroit qui lui rappelle le souvenir d’une ville en train de disparaître (avec une référence à la jungle). Ensuite, pendant un déplacement en voiture, il parle d’une « psychosphère au goût de cendre et aluminium ». Enfin, une référence littéraire, le Roi en jaune, qui, avec le mystérieux toponyme de Carcosa, revient à plusieurs reprises tout le long des huit épisodes de la saison. Ce renvoi littéraire mérite quelques précisions. King in Yellow (1902) est un recueil de nouvelles signé par la plume de Robert W. Chambers, écrivain américain actif entre la fin du 19e et le début du 20e siècle. Proche de Lovecraft, ses ouvrages se caractérisent par un mélange d’atmosphères sombres, décadentes, dans lesquelles le fantastique se mêle à une sorte de science-fiction angoissante. Le toponyme Carcosa, qui donne le titre au dernier épisode de True Detective, est en revanche une référence que Chambers emprunte à Ambrose Bierce, un auteur connu pour avoir publié, en 1911, le Dictionnaire du Diable. Ces rappels littéraires sembleraient conférer à l’enquête une connotation surnaturelle, qui, en revanche, ne se concrétisera pas. Toutefois, le sens de ces références n’est pas à rechercher dans un plan purement narratif. Aucune relation directe n’existe entre l’histoire de Cohle et Hart et l’univers littéraire de Chambers. Comme l’explique Christopher Thill (2014), ces références ont pour but de contribuer à l’ambiance générale de la série, de lui conférer un caractère anxiogène et troublant, au-delà, donc, de toute analogie narrative.
Un autre élément qui contribue à élucider le rapport avec le paysage est constitué par la « psychosphère au goût de cendre et aluminium », évoquée par Cohle à des moments précis de la narration, notamment quand les deux policiers s’approchent des coupables présumés. À ce sujet, C.R. Kelly affirme que « the psychosphere Cohle describes is one in which people are vulnerable and predisposed to primitive symbols. This is exemplified by Hart and Cohle’s discovery of Lange’s drug-induced obsession with the “yellow king”. Here, the program references Robert Chamber’s King in Yellow (1902), an obscure collection of gothic vignettes about a millennial America blind to its own imperial hubris. (…) Like Chambers, True Detective constructs a visual narrative of America in ruin, where toxicity warps and distorts the perception of its residents » (Kelly 2017, p. 49). Nic Pizzolatto, auteur de la série, confirme l’analyse de Kelly. Dans une interview [6] il affirme que True Detective « is portraying a world where the weak (physically or economically) are lost, ground under by perfidious wheels that lie somewhere behind the visible, wheels powered by greed, perversity, and irrational belief systems, and these lost souls dwell on an exhausted frontier, a fractured coastline beleaguered by industrial pollution and detritus, slowly sinking into the Gulf of Mexico. There’s a sense here that the apocalypse already happened ». Quels sont donc les éléments que nous pouvons déduire ? Selon Kelly, Thill, et le scénariste Pizzolatto, True Detective plonge le spectateur au sein d’un univers fait de vulnérabilité, de précarité physique et économique, au sein d’une Amérique en ruine qui fait face à une hybris ancestrale. Il s’agit d’une réalité marquée par la pauvreté, la décadence, la pollution industrielle et rappelant l’idée d’une apocalypse qui a déjà eu lieu.
Comment le paysage de la série exprime ces trois éléments ? Comment peut-on définir plus précisément la nature de l’espace fictionnel ?
À l’apparence ce type d’analyse semblerait avoir déjà été effectué par Astié (2016) et Maillos (2016). Toutefois, l’insistance de deux chercheuses sur le concept de « nature » n’apparaît pas convaincante. Astié affirme que « l’évocation de la Nature s’avère fondatrice dans la construction de la représentation sociale attachée au territoire louisianais. La série True Detective (…) se déroule dans le milieu rural, un espace souvent marginalisé. La vision des campagnes louisianaises qu’elle propose est celle d’une terre aux appartenances plurielles ; les hommes possèdent la terre tout comme elle les possède » (Astié 2017, p. 30). Avec des propos similaires, Maillos soutient que « dans la première saison de la série de Nic Pizzolatto True Detective, la nature de Louisiane, particulièrement présente et remarquable, offre des paysages dont l’aspect sauvage n’est pas sans faire penser aux jungles devenues mythiques du Vietnam – lesquelles servaient d’ennemi parfois plus puissant que l’ennemi lui-même aux soldats américains – telles que représentées dans de nombreux films depuis » (Maillos 2017, p. 41). Les points de désaccord avec ces deux interprétations sont nombreux. Premièrement, s’il est bien possible de parler d’évocation de la nature dans TD, au contraire, l’impression est que l’analyse d’Astié fait une confusion, inacceptable dans notre contexte géographique, entre nature et ruralité. L’analyse de Maillos reste tout de même peu convaincante et la référence au sauvage et au Vietnam relève d’une certaine gratuité. Deux séquences, à la limite, sont susceptibles de suggérer cette analogie. Il s’agit de la fusillade entre les deux détectives et le producteur de drogue Reginald Ledoux, se déroulant dans le laboratoire de ce dernier au milieu du bayou (épisode n°5) et le duel final avec Errol Childress, tourné dans les ruines de l’ancien Fort Macomb (épisode n°8). Toutefois, même ces deux séquences montrent un territoire, qui, bien que dominé par une végétation importante, se caractérise par un certain degré d’anthropisation. Si l’on fait référence à la nature et à la sauvagerie (éléments cruciaux dans l’imaginaire du Southern Gothic), le recours au concept de wilderness semblerait courant. Comme le rappellent Paul Arnould et Éric Glon, « s’il est un terme “piégé”, c’est bien celui de nature. (…) Si l’on ajoute à nature le qualificatif de sauvage, qui correspond au sens commun de wilderness, pour les Nord-Américains, les choses se compliquent encore plus » (Arnould et Glon, 2006, p. 227). Et encore : « En évoquant la pureté liée à la naissance ou à la virginité, l’étymologie du mot nature s’avère très proche du sens donné à l’idée de wilderness. Celle-ci s’identifie à des milieux naturels vierges couvrant souvent des vastes superficies. Les écosystèmes évoluent largement par eux-mêmes dans leurs interactions biologiques et la faune demeure variée et abondante » (Arnould et Glon 2006, p. 228). Les auteurs poursuivent en faisant référence à la wilderness comme quelque chose qui se trouve en dehors du social (Oelschlager 1992). « La wilderness c’est le sauvage, c’est-à-dire cette nature laissée à son propre sort et à des individus jugés primitifs » (Arnould et Glon 2006, p. 228). Si l’on se tient aux définitions fournies par Arnould et Glon, on peut sans aucun doute affirmer que, du moins d’un point de vue visuel, dans True Detective la nature n’apparaît que très rarement à l’écran. Elle se situe hors du cadre, ou bien dans les références intertextuelles qui composent l’imaginaire de la Louisiane et plus généralement de certains états du Sud. Le paysage de True Detective est bien loin de celui de films tels que Deliverance ou Southern Confort, dans lesquels, en effet, il est tout à fait possible d’évoquer le concept de nature sauvage et, pour le deuxième notamment, une véritable analogie avec les jungles du Vietnam.
Pour essayer de parvenir à une meilleure compréhension du paysage, nous avons repéré dans la série soixante-trois séquences en extérieur, en essayant d’identifier les éléments paysagers dominants. Huit séquences montrent clairement un paysage industriel ; vingt-deux se déroulent dans un milieu urbain/périurbain (quartiers pavillonnaires souvent dégradés, échangeurs autoroutiers, etc.) ; vingt-deux indiquent un paysage rural dominé par des maisons de campagne, des petits villages, des plantations, des habitations mobiles ; sept séquences montrent la rivière du Mississippi et des zones humides anthropiques. Enfin, seulement quatre séquences évoquent certains traits d’un milieu naturel, mais, comme on l’a vu auparavant, il est toutefois difficile de leur attribuer la qualité de « wilderness ». Pour ce qui concerne les prises aériennes, très utiles pour apprécier le paysage, nous en avons repéré dix-neuf, dont huit montrant clairement des grands complexes industriels, six des environnements périurbains, deux ruraux et enfin trois des zones humides et/ou fluviales anthropisées.
Cette analyse est sans doute approximative et est axée sur un regard général, porté sur la série dans son intégralité. Bien évidemment, chaque séquence mériterait un approfondissement ad hoc. Elle reste toutefois utile pour essayer de saisir les traits paysagers dominants. Si en plus on la juxtapose à d’autres éléments que nous avons évoqués (les contributions de Amato, de Lirette, de Kelly ainsi que les interviews des auteurs), elle peut contribuer à nos buts. Ce qui importe n’est pas tant la nature de chaque séquence considérée dans sa singularité. La construction de l’espace diégétique (pour reprendre le terme employé par Gardies) ne peut pas se passer des rapports entre une séquence et les autres. L’univers narratif de True Detective, avec les références géographiques qui y sont insérées, limite l’espace de l’action à un territoire défini et limité. En ce sens, la juxtaposition des séquences montrant des paysages différents suggère une proximité géographique entre eux. La description que l’on est en train de proposer doit donc tenir en compte ces aspects.
À titre d’exemple, l’on peut faire référence au premier épisode de la série, qui non seulement introduit les personnages et les traits fondamentaux de la narration, mais aussi l’univers géographique.
Après le générique dont on a déjà parlé, l’épisode s’ouvre sur un incendie nocturne qui ravage une plantation. Il s’agit du lieu dans lequel sera retrouvée la victime du meurtre. Une grande partie de l’épisode se déroule dans cette scène du crime, dominée par un grand arbre qui s’élève au milieu d’une plantation traversée par des lignes électriques aériennes. Suivront : un travelling aérien (tourné dans la ville de Port Sulphur), qui montre un groupe de maisons au milieu d’une zone humide traversée par une route délabrée ; le parking d’un bar pour camionneurs ; une place déserte au milieu d’un espace urbanisé ; un travelling sur un quartier pavillonnaire dégradé ; une église dans une forêt ; la silhouette d’une prison trônant sur un terrain vague (prison d’Avoyelles) et enfin un quartier fait de maisons mobiles (trailer park), situé à Des Allemands. C’est à partir du deuxième épisode que le paysage commencera à montrer, comme un fond omniprésent, des infrastructures industrielles.
Un autre élément très intéressant est un document [7] qui reproduit une carte montrant les emplacements exacts de toutes les séquences tournées en extérieur. Contrairement à d’autres productions audiovisuelles qui, pour différentes raisons (facilité de tournage, contraintes budgétaires, etc.), utilisent des lieux de substitution [8], True Detective montre une forte correspondance entre les lieux où est censée se dérouler l’histoire racontée et les endroits effectifs dans lesquels le tournage a eu lieu. Il y a toutefois une autre correspondance géographique, qui unit la série à l’atlas Petrochemical America. Ce dernier s’ouvre avec une double page représentant une image satellitaire du cours du Mississippi, entre la Nouvelle-Orléans et Baton Rouge, dans laquelle est indiquée la localisation exacte des prises de Misrach. La proximité géographique apparaît évidente. Au-delà de toute réduction à des catégories telles que périurbain, rural, industriel, etc., tant True Detective que Petrochemical America montrent un paysage fait de maisons délabrées, d’énormes complexes industriels qui trônent sur des terrains vagues, d’échangeurs routiers, de petits villages au milieu de vastes étendues de terre non cultivée, d’anciennes plantations abandonnées, de quartiers pavillonnaires dégradés, d’habitations mobiles au sein d’un milieu insalubre, de bars pour camionneurs, et enfin de milieux naturels à proximité d’équipements industriels. Kelly (2017) qui, on l’a vu, a beaucoup pointé l’attention sur la question toxique, définit les relations entre la série et Petrochemical America au travers d’un critère thématique (l’histoire d’une enquête comme métaphore d’un territoire empoisonné par la pollution), et d’un autre, esthétique (la mise en scène d’un territoire intoxiqué). Ce rapport peut être complété, donc, par une considération véritablement géographique concernant l’étroite correspondance entre lieux de la fiction (là où l’histoire est censée se dérouler), lieux du tournage (là où les séquences ont été effectivement réalisées) et emplacements des photos de Misrach.
Avant d’achever cette description, il faut peut-être évoquer une dernière notion géographique qui se transmet de Petrochemical America à True Detective : le wasteland. Souvent traduit en français avec des expressions telles que « friche », « terrain vague » ou « terre délaissée », la notion de wasteland – souvent associée à d’autres qualificatifs tels que « urban » ou « industrial » – s’inscrit dans au moins deux champs sémantiques. D’un côté, le terme indique des traits géographiques liés à la morphologie des sols, de l’autre il peut assumer une connotation qualitative et culturelle. Le dictionnaire anglais Cambridge [9], par exemple, définit cette notion d’abord comme « an empty area of land, especially in or near a city, that is not used to grow crops or built on, or used in any way » et ensuite comme « a place, time, or situation that does not contain or produce anything positive, or that is completely without a particular quality or activity ». À partir de considérations telles que l’absence d’un usage précis des sols, l’on passe à un terrain sémantique plus large qui recouvre aussi les notions de lieu, temps et situation. Une autre définition intéressante est celle proposée par le Longman Dictionary, selon laquelle le wasteland serait « an unattractive area, often with old ruines factories, etc. ». La plupart des définitions scientifiques, notamment issues du domaine de la géographie environnementale, pointent l’attention sur la description des sols, sur l’absence d’un usage précis tel que l’agriculture, le bâtiment, etc [10]. Il s’agit d’un point de vue qui s’adapte mal au cadre théorique de cette analyse. Avec une certaine prudence, on peut tout de même retenir d’un côté l’idée d’une portion de territoire qui n’est pas utilisée, souvent à cause des caractéristiques du sol, tant intrinsèques (sa nature) qu’extrinsèques (pollution/contamination), de l’autre celle qui confère à cette notion des traits liés à l’abandon, à la dégradation, à la ruine. Un exemple concret d’utilisation massive de ce terme peut être celui de la « zone interdite » de Tchernobyl, le périmètre de 30 kilomètres autour de l’ancienne centrale nucléaire – dans lequel se trouve la ville fantôme de Prypiat –, qui fut interdite en raison de la contamination radioactive.
Nombreuses photographies de Misrach, tout comme certaines séquences de True Detective, semblent suggérer le recours à cette notion : territoires dégradés et/ou en état d’abandon, maisons rurales en ruine, vastes étendues de terres délaissées sur lesquelles, souvent, trônent les silhouettes de grands complexes industriels, ainsi qu’une ambiance générale de désastre.
True Detective offre, donc, un portrait nuancé et complexe du territoire en question. Si, comme on l’a vu, très peu de place est accordée à la wilderness, il est toutefois difficile de pouvoir réduire l’identité paysagère de la série à une seule catégorie préétablie. Il y a sans doute une forte présence du rural, qui nous est cependant présentée avec des traits sombres, anxiogènes, tendant parfois à l’expression d’un certain catastrophisme. Le même constat peut être fait pour une certaine imagerie du périurbain américain. Certainement, ce qui marque peut-être la mise en scène de True Detective est la présence d’un paysage contrasté, dans lequel la végétation se voit côtoyée par d’imposantes structures industrielles. Ces silhouettes, tant d’un point de vue visuel que narratif, sont présentées sous la forme d’une présence constante et menaçante, aux limites d’un deus ex machina. En ce sens, compte tenu des liaisons avec le projet de Petrochemical America, le terme de wasteland est celui qui, dans ses significations variables, semblerait mieux décrire les paysages de True Detective. Tout en gardant un certain degré de prudence, cette notion, parfois floue et mutable selon les contextes différents, incarne raisonnablement une partie importante des traits paysagers que nous avons essayé d’élucider.
Il reste alors à voir quelles sont les relations géographiques entre True Detective et l’imaginaire de la Louisiane, en particulier celui fabriqué à partir du Southern Gothic.
Affinités et divergences… évocation et monstration.
La description des traits paysagers que l’on vient de faire a débuté par la remise en question de deux analyses, celles proposées par Maillos (2016) et Astié (2016), axées notamment sur un concept de nature qui, de manière implicite, rappelle celui de wilderness. Le fait de vouloir débuter cette description par un trait qui, par rapport à d’autres, n’a guère de place, n’est en revanche ni le fruit d’un hasard, ni une envie de faire débat.
Pour comprendre la fonction de True Detective dans les pratiques de construction de l’imaginaire louisianais, le recours à la notion de wilderness est tout de même indispensable, en raison notamment du rôle que ce dernier joue dans les narrations du Southern Gothic auxquelles la série s’apparente. Comme on l’a vu, parmi les traits constituant cet imaginaire, une certaine mise en fiction de la nature sauvage est centrale. Cette dernière est souvent articulée autour des trois éléments : la connotation négative des zones humides et du marais, représentées et perçues comme locus horridus, une expérience du sublime qui vise à créer un sentiment d’égarement, d’impuissance face à la force de l’élément naturel, et enfin le caractère sauvage, « impossible à domestiquer », le lieu où réside l’« autre », et qui génère angoisse et peur (Liénard 2008).
Concernant les affinités, la série de Pizzolatto et Fukunaga propose ces éléments tout le long de son développement. La connotation du paysage comme un locus horridus est fortement évoquée. L’enquête des deux policiers est, en effet, un voyage dans un monde sombre, menaçant, décadent, dominé par la violence et la perversion, par l’inceste et la corruption. Pour reprendre les mots de Lécole Solnychkine et Laury-Nuria (2014) il est difficile de ne pas voir dans l’univers de True Detective une claire référence à l’idée de la terre d’exil, à un lieu de malheur, aux monstres, à la corruption tant morale que physique, etc. Tout de même, l’expérience paysagère est marquée par certains traits du sublime qui se manifestent – notamment à travers l’usage des vues aériennes –, dans un sentiment d’égarement, d’oppression et de frustration face à un territoire qui incarne la fonction narrative d’un deus ex machina implacable. Une place importante est enfin accordée à la notion de l’« autre » et à une certaine idée de « sauvagerie ». Exception faite pour le milieu policier et pour la famille de Martin Hart, tous les personnages représentés dans la série semblent appartenir à la catégorie du white trash. Marginalisation, pauvreté, exclusion sociale, détresse physique et mentale marquent l’univers narratif de True Detective. L’enquête des deux détectives est alors à considérer comme une descente dans un univers qui apparaît isolé du reste du monde et qui justement rappelle la notion de « sauvagerie ». Les références sont d’ailleurs explicites et proviennent des paroles de Rustin Cohle, le policier qui vient du Texas et qui incarne souvent le rôle d’un observateur externe. À ce sujet, la phrase prononcée par Cohle pendant la séquence du prédicateur est particulièrement intéressante (épisode n°3) : « I see a propensity for obesity. Poverty. A yen for fairy tales. Folks puttin’ what few bucks they do have into a little nicker basket being passed around. I think it’s safe to say nobody here’s gonna be splitting the atom, Marty », affirme-t-il. Cette sensation de plonger au sein d’un « autre monde » revient dans l’un des nombreux dialogues entre les deux policiers, pendant leurs flâneries routières (épisode n°1) :
Rustin : « People out there… it’s like they don’t even know the outside world exists. Might as well be living on the fucking moon ». Martin : « There’s all kinds of ghetto in the world ». Rustin : « It’s all one ghetto, giant gutter in outer space ».
À cela on pourrait ajouter aussi les références au vaudou louisianais et à un surnaturel qui, bien que non développé jusqu’au bout, marque indéniablement l’ambiance générale de la série (le Roi en jaune, Carcosa et les rappels à Chambers et Bierce).
Toutefois, cette analyse se heurte à nombreuses objections, ou si l’on veut, à l’absence de certaines précisions. C’est bien ici que se situe le terrain des divergences entre True Detective et l’imaginaire du Southern Gothic et qui confère à ce produit un véritable caractère innovateur. La wilderness est une notion qui visuellement occupe une place minimale dans la série. Comme on l’a vu, il ne peut pas être considéré comme un leitmotiv paysager. Toutefois, il est évoqué à partir de certains traits qui, au sein de l’imaginaire du Southern Gothic, lui sont généralement associés. Les mises en fiction des marais, les expériences esthétiques du sublime et les leitmotivs de la rencontre avec l’« autre » sont tous des éléments dans lesquels la notion de nature sauvage joue un rôle déterminant. Dans True Detective, au contraire, la wilderness reste implicite, hors du cadre visuel, mais toutefois évoquée grâce aux références à un riche intertexte (l’imaginaire du Southern Gothic) dans lequel cette notion est clairement montrée. Pour le dire d’une manière plus simple, l’imaginaire que, généralement, l’on associe à ces territoires suggère l’idée d’une nature sauvage, tandis que, dans la série, cet aspect n’est qu’un sous-texte, un élément ancré au sein de ce que Gardies appelle les « savoirs encyclopédiques sur l’espace » (Gardies 1993, p. 73-87).
La véritable clé de lecture qui nous permet de saisir le paysage de True Detective réside alors dans un processus qui substitue l’artificiel au naturel. Ce changement se manifeste notamment à travers l’idée d’un territoire marqué par une industrialisation meurtrière, par une forte pollution et par la marginalisation sociale, économique (mais aussi géographique) de ses habitants. Le caractère méphitique, horrible, malsain n’est plus le résultat d’une nature sauvage puissante et indomptable, mais celui d’un rapport à l’environnement pervers et destructeur, à retrouver dans l’artificialité de l’industrialisation. Tout de même, l’« autre » n’est plus l’habitant d’un monde sauvage aux frontières de la civilisation. Il n’est plus associé à l’éradication de l’Indien ou à l’exploitation de l’esclave. Le white trash de True Detective n’est pas non plus, tout simplement, l’oublié de la campagne profonde qui habite des lieux souvent sauvages et inaccessibles (comme par exemple les Cajuns dans Southern Comfort de Hill ou les rednecks dans Deliverance de Boorman). Les personnages de la série résident dans des maisons délabrées aux marges de zones industrialisées, dans des villages ravagés par les ouragans, dans des maisons mobiles éparpillées tout le long d’un corridor industriel.
En ce sens, C.R. Kelly nous suggère l’insertion de True Detective au sein de l’expérience du sublime toxique, que Jennifer Peeples définit comme les « tensions that arise from recognizing the toxicity of a place, object or situation, while simultaneously appreciating its mystery, magnificence and ability to insipirate awe » (Peeples 2011, p. 375). Si, à la base du sublime kantien, il y avait une certaine représentation de la nature, ici au contraire, c’est un fait purement artificiel qui permet la mise en place de cette expérience. Le paysage qui génère le sublime toxique doit alors porter des signes capables de suggérer cette contamination. Comme le démontre magistralement C.R. Kelly, tout l’apparat narratif et visuel de True Detective se développe implicitement autour de la notion du toxique. Selon le chercheur américain, l’enquête de Hart et Cohle n’est rien d’autre qu’une exploration métaphorique « of the degradation of the human condition in advanced industrial society » (Kelly, 2017, p. 2). L’auteur poursuit avec une description détaillée des références, tant implicites qu’explicites, à la toxicité. À titre d’exemple, l’on peut mentionner la référence au corps de la victime, Dora Lange, dans lequel les signes de la violence ne sont pas uniquement visuels, mais résident aussi dans la grande quantité de drogues retrouvées à son intérieur. En ce sens, l’on peut facilement rappeler les paroles de Patrick Clair (auteur du générique) qui manifestait un des propos de la série : reveal character through location. À l’issue de ce que l’on vient d’argumenter, l’on peut considérer ce processus comme étant à double sens, c’est-à-dire qu’il est tout à fait possible de voir dans True Detective un processus visant à révéler, aussi, un territoire au travers de ses personnages.
En conclusion donc, on peut affirmer que la série de Pizzolatto et Fukunaga propose une intéressante, mais surtout originale, réinvention de l’imaginaire louisianais, notamment celui qui s’est fabriqué au travers des narrations du Southern Gothic. Si, dans ce dernier, la nature est représentée comme un espace sauvage, menaçant, indomptable et anxiogène, dans True Detective c’est un territoire pollué par une industrialisation massive qui est marquée par ces traits. Cette réinvention se manifeste alors à travers la mise en place d’un paysage décadent, au sein duquel l’artificiel remplace le naturel. Pour le dire d’une autre manière, l’horreur que le Southern Gothic générait grâce à une certaine connotation de la nature sauvage est ici produite, au contraire, par la destruction de cette dernière, par le phénomène, entièrement artificiel, d’une industrialisation massive. Le rôle que la wilderness jouait dans le Southern Gothic est incarné dans True Detective par un paysage que l’on peut approximativement définir comme un wasteland, rappelant parfois l’idée d’un monde post-apocalyptique, dans lequel les personnages assument les traits de survivants. Au sein de ce paysage, le sublime du Southern Gothic, étroitement lié à la nature, se voit substitué par un sublime toxique. Enfin, il est intéressant de remarquer comment cette réinvention agit tant sur le plan visuel (les affinités esthétiques avec le reportage Petrochemical America) que sur le plan narratif, qui fait d’une enquête policière la métaphore d’un monde contaminé, dans lequel les peurs ancestrales sont substituées par la réalité d’une modernité terrible.
De l’imaginaire à la représentation.
La conclusion que l’on souhaite offrir à cette analyse ne voudrait pas se limiter à un simple résumé de ce qui a été exposé auparavant. Au contraire, on souhaiterait réfléchir sur le rôle que des produits tels que le cinéma ou les séries peuvent jouer au sein des savoirs de l’espace. L’analyse de True Detective a été axée sur le concept d’imaginaire, c’est-à-dire un patrimoine intertextuel de représentations qui, dans leur mutuelle interaction, contribuent à la fabrication de l’identité d’un territoire. En se référant aux théories de Michel Lussault (2007), cet intertexte est à considérer comme de l’espace-en-propre, au sens qu’il constitue, en soi, une des dimensions immatérielles de l’espace social. Toutefois, les produits audiovisuels de fiction entretiennent des rapports assez complexes à l’espace, qui peuvent varier d’un cas à l’autre. Pour mettre en fiction un territoire, un film (comme d’ailleurs une série) peut recourir à différents processus. Il n’est pas étonnant, par exemple, de découvrir qu’un film censé se dérouler à New York a été réalisé au contraire à Toronto ou dans un plateau de Los Angeles. Souvent, les conditions matérielles du tournage, et notamment les exigences de production, les contraintes budgétaires, ou tout simplement la difficulté que certains lieux présentent, sont au cœur de ce décalage entre la fiction et la réalité matérielle. Parfois, au contraire, ce sont des choix esthétiques ou tout simplement narratifs. Il suffit de penser à la science-fiction, qui crée des réalités fictionnelles qui ne peuvent pas avoir de correspondance directe en dehors de l’écran, ou encore à des films comme Dogville de Lars Von Trier (2003), dans lequel l’espace de l’action est totalement dépourvu de toute analogie visuelle. Pour ce qui concerne True Detective, par exemple, l’on peut souligner comment, au début, la production avait choisi l’Arkansas [11] en tant que lieu de tournage, et non la Louisiane. Ce fut un hasard, ou bien une décision totalement indépendante de la volonté des auteurs, que de se retrouver dans le cours inférieur du Mississippi. C’est un hasard, aussi, que Pizzolatto soit né et ait grandi dans cette région. Toutefois, l’on espère avoir démontré comment le choix d’un territoire, malgré le résultat de conditions « externes », a joué un rôle déterminant pour le fonctionnement de la narration. La connaissance des conditions de réalisation est donc indispensable pour l’analyse géographique, puisqu’elle permet de sonder les relations spatiales que la fiction entretient avec la réalité matérielle. Par exemple, l’esthétique néoréaliste se caractérise par la reproduction à l’écran de lieux, contextes, situations et personnages qui possèdent une forte adhérence à la réalité matérielle. C’est sans doute un cas extrême, au sens que le souci de réalisme est considéré, dans ce cas, comme une véritable marque esthétique. De ce point de vue, un film néoréaliste non seulement contribue à la fabrication d’un imaginaire, mais offre aussi une véritable représentation de certains traits de la réalité en question. Que ce soit la ville de Berlin en 1945 dans Allemagne Année Zéro de Rossellini, ou la banlieue contemporaine de Naples dans Gomorra, il est important de remarquer comment le souci réaliste, et un certain respect des lieux, deviennent un véritable enjeu.
Le cas de TD est, en ce sens, emblématique. Comme on l’a vu, bien que les événements racontés soient le fruit de l’imagination de l’auteur, en revanche la série propose une représentation du territoire louisianais qui, bien que partielle, s’appuie sur des références concrètes et documentées. C’est peut-être le sens du rapport que ce produit entretient avec l’enquête de Misrach et Orff. La liaison entre TD et Petrochemical America ne se fait pas sur un plan uniquement esthétique. Comme l’a démontré magistralement C.R. Kelly, toute la narration peut être lue comme la métaphore d’un problème environnemental tristement bien réel et qui a contribué à la naissance du toponyme de Cancer Alley. Cet aspect se voit profondément renforcé par la forte correspondance entre les lieux de la fiction et les emplacements effectifs du tournage. La question qui se pose est alors la suivante : au-delà du rôle indéniable joué dans les processus de fabrication de l’imaginaire spatial de la Louisiane, est-ce que True Detective peut être considérée comme une représentation de certains traits de ce territoire ? Si l’on s’en tient à l’opinion de Christopher Lirette, chercheur de l’Emory University, la réponse ne peut qu’être affirmative. Son article, Something True about Louisiana : HBO’s True Detective and the Petrochemical Amercia Aesthetic (2014), possède déjà un titre emblématique. C’est justement le sens de la thèse qu’y développe l’auteur : l’idée que la série est un « show about precarious life as much as it is about catching a serial killer » (Lirette 2014, p. 1). Lirette, originaire de ces lieux, remarque les profondes adhérences que ce produit entretient avec la problématique socio-environnementale du corridor industriel. Précarité, pauvreté, marginalisation, exclusion, mais surtout exposition massive des agents polluants. En ce sens, la thèse d’une métaphore réaliste se voit profondément renforcée : « The influence of Petrochemical America does not stay within the title sequence, but seeps into the story, creating a heterogeneous geography, a palimpsest Louisiana with varied, distinct meanings and genealogies » (Lirette 2014, p. 8).
La singularité de ce produit, donc, permet d’élargir sa portée géographique, qui se manifeste non seulement à travers une puissante réinvention de l’imaginaire, mais aussi à travers une pratique de représentation spatiale résidant dans la convergence entre le plan esthétique/visuel et celui d’une narration qui, métaphoriquement, met en scène une part de réalité. C’est en ce sens que l’on peut tout de même remarquer le réalisme profond de la série, qui réside notamment sur le plan géographique, ce dernier n’étant pas seulement un décor, mais un véritable et incontournable enjeu. On souhaite alors conclure avec deux phrases de Jean-Pierre Esquenazi, qui semblent bien s’adapter aux réflexions ici développées : « Le “réalisme”, finalement, ne constitue qu’une procédure parmi d’autres pour évoquer symboliquement le réel. Elle consiste à proposer (ou prétend proposer) une représentation globalement exacte du monde réel, tout en insérant une structure narrative inventée » (Esquenazi 2011, p. 206).