C’est avec une force éclatante que l’artiste allemand contemporain Jochen Gerz a posé le problème des lieux de rencontre dans une société fracturée, de ces lieux de contact qui souhaitent contrer les effets de dispersion de la société de consommation et du spectacle, mais aussi des endroits dans lesquels la présence et le face à face rendus possibles entre des personnes travaillent le rapport à l’autre, le désir de ne pas voir et le fait que ce n’est pas tout de voir, bref le corps politique. Son œuvre la plus typique à cet égard, Les Mots de Paris [1], de polémiques importantes entre ceux pour qui le lieu participe de l’identité de la chose, et ceux pour lesquels les choses sont indépendantes des lieux. Mais aussi que la réflexion philosophique concentrée sur le vocabulaire de l’espace et des lieux (« continent », « région », « sol », « socle », etc.), outre qu’elle est de date récente, n’est pas sans engendrer toute une série de problèmes supplémentaires [3], ces sortes de no man’s land urbains désespérant toute rencontre. Or, outre les simplifications imposées par ce discours à la géographie des villes, ou à l’urbanisme – en ce sens qu’il oublie que les lieux de rencontre anciens peuvent avoir été aussi des lieux omnivoyants, panoptiques, disait Michel Foucault, ou des lieux de catastrophe, dirait Paul Virilio – les questions de fond demeurent : Qu’en est-il, en vérité, du lieu de rencontre, sinon, bien au-delà d’un site aimable ou fréquentable, d’un lieu qui propose une certaine idée du « vivre-ensemble » ou du « lien social », et que nous ramenons à la reconnaissance ?
Nous allons donc tenter d’opérer cette saisie, en philosophe, tout en nous appuyant sur les travaux des artistes contemporains, qui ne serviront pourtant pas seulement à illustrer le propos. Compte tenu de la trajectoire propre de l’histoire de l’art en public, de l’histoire de l’art de la rencontre si l’on veut, nous disposons d’une matière considérable pour nous aider à penser cette question, et à éviter de tomber dans le contentement affiché des philosophies de la communication ou du vécu [5] ou festif et le lieu de séjour [7] puisque s’y établit la piété filiale [9] !, il faut restaurer des points de repères, au titre desquels, le lieu natal est souvent le plus marquant ! À rebours, vers ce qui correspond à l’image traditionnelle du lieu et de la ville, presque en une « poétique des lieux », si nous pouvons nous permettre de paraphraser Gaston Bachelard [11] et d’identité de soi). Mais, on comprend aussi pourquoi quelques-uns se sont attachés, à l’encontre des précédents, à se réunir toujours « ailleurs », dans des lieux qui n’avaient « absolument aucune raison d’exister », par exemple les Surréalistes [13], quand la réflexion n’a pas mené à valoriser les « passages » [15]. Il n’est pas utile de décrire ce qu’on appelle des « non-lieux » sous de sombres couleurs. Il est simplement utile de savoir ce qu’on entend par là. Un non-lieu n’est nullement un lieu qui n’existe pas. C’est un lieu auquel personne n’est attaché, qui ne fonctionne pas à la manière traditionnelle de la place du village, en tant que lieu de rencontre possible. La mobilité, la consommation, l’errance en un mot, y déploient leurs attraits. C’est justement ce qui répugne le plus à ceux qui commentent ces aéroports, hôtels internationaux, supermarchés, halls aux fonctions multiples, que l’anthropologue Marc Augé nomme des « non-lieux » [17].
Que de tels lieux, ou du moins de nouveaux lieux existent, nul ne peut en douter. Nous nous confrontons désormais à ces gestes architecturaux et urbanistiques de déréalisation des lieux fixes. Nous devinons qu’on nous fabrique des lieux d’un nouveau quotidien qui sont autant de lieux gouvernés par la communication, c’est-à-dire par l’esthétisation des relations aux autres, des lieux qui, si nous n’y prêtons attention, constitueront autant de mondes sans autres, parce que ce sont des mondes pleins d’autrui. Mais, ce que ces lieux nous apprennent, c’est que le vrai problème sera toujours de reconfigurer les lieux, et de refuser qu’ils nous soient donnés ou que nous les acceptions comme donnés. Car ces lieux fabriquent moins du non-lieux que des sans-lieux, des sans domicile-fixe, des humains auxquels on fait perdre leur monde, puis tout monde [19] ? Est-ce que l’artiste français Matthieu Laurette nous conduit vers un autre regard ?
En tout cas, deux choses nous intéressent dans leurs démarches, pourtant différentes. D’une part, que la pratique artistique peut produire des lieux de rencontre partout où des « usagers » ont oublié un peu vite qu’ils étaient aussi des citoyennes et des citoyens. D’autre part, que pour penser les lieux de rencontre, il importe de se fonder plutôt sur des processus. Autrement dit, ce qui est maintenant fort pertinemment en question, c’est l’élargissement du champ de la rencontre à celui de la reconnaissance et de l’action politique, voire l’élargissement du champ des lieux publics [21].
Cette étape de notre variation oblige à raffiner le débat. La question est devenue à la fois celle des lieux (de la démocratie), et celle des modes d’expression dans ces lieux, pour autant que la rencontre qui s’y opère doive servir à donner lieu au passage de la pluralité des voix des citoyennes et citoyens à l’unité d’une loi dont ils sont l’origine et les garants. La rencontre n’a de sens que si elle se fait débat, affrontement au besoin autour d’un espace commun à délimiter et d’une décision à prendre.
Néanmoins, sur ce plan de la rencontre des citoyens, l’histoire a pris un cours particulier. Elle a assorti à ce premier lieu, restreint à une chambre des représentants, un autre lieu, celui-là symbolique, dans ou sur lequel le « peuple », en totalité cette fois, peut se réunir, parce que dans le premier, il n’y est que représenté. Mais ce second lieu est d’abord un lieu vide, le rythme de la vie politico-festive se chargeant de le remplir [23]. Les projets de réforme communicationnels de cette démocratie n’y changent rien. Certes, l’expulsion de ce « paradis » national désabrite beaucoup de nos contemporains, en les exposant à l’irruption des « autres » qui leur viennent d’abord de l’extérieur, sous la forme de l’immigration, puis sous la forme de l’abrupte rencontre. Mais, l’exigence du moment n’est ni celle du consensus ni celle d’un hypothétique déficit cérémoniel sous lequel on la traite.
D’autant que, si la comparution d’un abîme au bord de la clôture peut provoquer des reculs, elle peut aussi induire des ouvertures. Enfin ! Dès lors, si des transformations s’imposent, elles ne peuvent faire l’impasse sur les difficultés effectives. Celles qui concernent l’exclusion des citoyennes et des citoyens du champ réel de la décision politique, celles qui tiennent à la définition des territoires de la démocratie et à la définition de ceux de la République, celles qui relèvent des aires culturelles qui structurent les villes, celles des lieux de rencontre devenus « dangereux » dans la tête de nos concitoyens, celles des modes de développement de la mondialisation avec ses implications en termes de rencontre ou de reconnaissance des autres [25] et Slimane Raïs en ouvre la perspective.
Un premier terrain d’expérience, nous en avons un, commun à beaucoup d’entre nous. L’Europe ? Nous disposons, d’une certaine manière, du pouvoir de nous faire européens, ou de ne pas nous faire tels, du pouvoir de faire telle Europe ou telle autre. Mais que faisons-nous de ce pouvoir ? Un espace politique se dessine au sein duquel les rencontres sont possibles, encore peuvent-elles se contenter d’être touristiques ou folkloriques.
Question donc : Quel est le lieu de l’homo europaeus ? L’Europe est-elle effectivement, pour nous, un lieu de rencontre ? Quelle Europe (du Sud, du Nord, de l’Est, etc.) ? Et autre chose qu’un simple espace (économique, zone Euro, etc.). Toute une géographie des lieux européens est en train de se construire, il serait temps qu’elle ne se construise pas derrière notre dos[27]. Cette Europe de rencontre, le lieu des lieux de notre expérience actuelle du monde effectif, n’a pas ou plus de réel projet, puisqu’elle n’est plus poussée en avant que par le rythme des innovations du marché. Ce qui a pris possession des européens, c’est « une absence qui s’exprime dans l’obsession de faire bonne figure en chute libre et de maintenir, avant une fin que l’on ressent comme imminente, l’apparence de la belle vie » (Sloterdijk).
Au demeurant, dès lors que les européens se défont de l’illusion d’être arrivés à la fin de l’histoire – illusion à laquelle nous devons probablement pour une part le retrait de nos contemporains hors du champ politique – et qu’ils deviennent sensibles aux nouvelles formes d’engagement critique qui se déploient ici ou là à l’encontre de décisions qui ne sont jamais discutées publiquement, la préoccupation philosophique de l’Europe telle qu’elle va redevient centrale.
À nos yeux, l’Europe est plus précisément le lieu d’une tâche de solidarité infinie, une manière d’explorer sans cesse les règles envisageables de l’existence afin de doter de formes légitimes les rapports entre les humains, et sans doute, aujourd’hui encore, l’un des lieux d’expérience privilégié des réponses aux questions concernant les modalités de l’unité sociale et politique.
C’est sans aucun doute ici qu’il faut inventer maintenant de la rencontre.
Des lieux de rencontre trop fixes, on pourrait dire, en parodiant le Louis Aragon du Paysan de Paris, à propos des statues de la ville : « c’est des lieux de rencontre qu’elle périra, l’humanité ». Car toujours figés.
Autrement dit, raisonner sur les lieux de rencontre dans le cadre de la ville contemporaine, ne peut consister à perpétuer une visée nostalgique encombrée des écrans de brume de l’apologie de la ville ancienne ou des images d’une démocratie qui n’a jamais eu lieu. Nous nous méfions de la pensée des lieux qui enferme les lieux, de l’ontologie des lieux. Dès que la pensée s’y attarde, une conception des lieux de rencontre doit rendre compte des aspirations démocratiques envisageables à l’ère de circulations planétaires, des potentiels des lieux dans le cadre des mondialisations possibles, du refus de la convocation de lieux à destination des repères communautaires, et enfin des rencontres effectives dans une démocratie vivante.
En un mot : Partout et nulle part. Tels sont les lieux de rencontre de la démocratie. Si perdus que nous nous sentions, dans l’immensité océanique du monde, si persuadés que nous soyons de vivre sur un bateau ivre, nous faisons de la possibilité de nouveaux lieux de rencontre notre instance de réalisation des archipels de reconquête d’une existence démocratique vivante.
Paradoxalement, en somme, la question des lieux de rencontre dans la ville contemporaine, ce n’est donc pas un problème de localisation. D’une certaine façon, nous recherchons l’institution nulle, mais ce n’est pas nécessairement pour céder à l’interactivité. Nous préférons l’interférence. Parce qu’il n’est pas de lieux de rencontre en soi, il faut en refaire à chaque instant, tout en refaisant la rencontre.