Derrière la couverture attrayante, le jeu de mots évocateur du titre et le sous-titre accrocheur dévoilant une unité dans le choix des lieux, on est d’emblée séduit par cette approche des « lieux communs » à l’Europe. Cet ouvrage collectif, dirigé par Brigitte Krulic, tente d’exhumer le patrimoine de sociabilité fédérateur, que constituent certains lieux ostensibles en Europe : « les lieux communs ». « Le lieu commun est d’abord un lieu » nous dit-on en introduction, c’est-à-dire, une réalité topographique « non neutre », un espace dans lequel une société se reconnaît et peut s’identifier. L’ambivalence du lieu commun réside alors dans sa propension à exister universellement en Europe – en n’étant pas légitimement attaché à un cadre national – tout en se déclinant finement selon son espace d’insertion. Au-delà des variantes locales, comme Krulic l’expose à travers l’exemple de la grand-place ou du café, chaque lieu générique affiche une tonalité particulière, signe de son immersion dans un milieu situé. Ainsi, le café se décline sous des formes locales diverses, présenté à travers les exemples de la stammtisch, du bistrot, du pub ou encore de la terrasse. Krulic ancre ainsi une approche de lieux communs qui se démarque de la réflexion amorcée par Pierre Nora sur les « lieux de mémoire » se référant « à un espace stato-national », pour l’inscrire dans « un espace de civilisation, aux représentations culturelles communes à un ensemble de sociétés civiles largement fondées sur des valeurs partagées […] » (p. 8).
Chacun des huit articles se consacre entièrement à l’étude minutieuse d’un lieu. Ils sont présentés dans l’ordre suivant : le café, parcs et jardins publics, la grand-place, la forêt, le château, rives, rivages et villégiatures, le presbytère, la gare. Cette sélection de lieux est intéressante et l’ordre de passage n’est pas anodin puisque le livre débute avec le café – choix évident – aboutit à l’inévitable gare, en passant par des choix plus étonnants, comme celui du presbytère. Il reste à démontrer que le presbytère, la grand-place, la forêt, la station balnéaire…etc. sont de la même manière, des lieux communs à l’Europe. On peut donc s’interroger sur les critères de référence sur lesquels repose cette sélection. Tous ces lieux présentent la même qualité d’être appréciable dans différents pays d’Europe et d’établir le ferment de la sociabilité européenne. C’est en effet sur ces lieux que repose le bon fonctionnement de la société dont la condition sine qua non se matérialise par l’interaction généralisée entre individus. À l’image de la photographie de couverture, le lieu commun européen peut être envisagé comme un espace public dans le sens où les individus ont la possibilité d’échanger, de se rencontrer, de s’éviter, de se parler…autant de situations possibles parce qu’un des héritages européens a été laissé sous la forme même de l’espace public. De fait, ce dernier est consistant et conséquent.
À partir de la liste de lieux communs arborée, on peut alors fonder au moins deux groupes de lieux. Le premier contiendrait le café, le jardin public, la gare et la grand-place. Tous les quatre se présentent comme de véritables espaces publics urbains où la structure d’une urbanité est tangible. Le second groupe, composé par le presbytère, la station balnéaire, le château (tel qu’il est exposé), et la forêt, paraît davantage hétérogène. Il n’est pas uni par des critères communs et ne présente pas les mêmes caractéristiques que le précédent. Ces lieux se réuniraient donc par opposition aux attributs affichés dans le premier groupe. Ils ne peuvent en effet être appréciés sur un même plan : soit, ils ne présentent pas la même essence – celle d’espace public urbain – soit, ils ne permettent pas de lecture à la même échelle – celle d’un lieu sociétal-. Tous ne concourent pas dans la même catégorie d’espace et ne peuvent de ce fait, prétendre être à la hauteur de la définition des « lieux communs » caractérisés par l’interaction sociale. La solution réside donc dans la spatialisation de la lecture de ces lieux communs. Le sous-titre du livre avait en quelque sorte amorcé le travail. Si l’on procède à une lecture spatiale de cette liste de lieux de l’ouvrage, le groupe pertinent rassemblant le café, la gare, le jardin public, la grand-place, propose des lieux qui fabriquent de l’Europe et plus particulièrement de la ville européenne. Il paraît même former un maillage de l’Europe urbaine qui s’appuierait sur un réseau de lieux sociétaux. En ce sens, ils établiraient une grille de lecture de l’Europe, parmi d’autres.
Le déficit spatial dont est frappé cet ouvrage, puisque in fine, c’est d’espace dont manque le livre, se lit donc très clairement quant à ce choix de lieux qui ne semble pas très rigoureux en termes de catégorisation spatiale. Tous ne peuvent être portés, dans ces conditions, au rang de « lieux communs ». L’interdisciplinarité convoitée, vu l’origine disciplinaire des contributeurs – germanistes, philosophe, sociologue et historien – aurait pu inclure des géographes et prêter à conséquences plus audacieuses, mais le manque de transversalité, que la lecture spatiale des lieux aurait pu exprimée, atténue l’efficacité de cette initiative commune.
Pourtant, l’idée était judicieuse : il semble bien que l’on puisse réaliser des lectures intéressantes de l’Europe à partir de ses espaces publics urbains qui constituent un véritable maillage européen. On pourrait dire que toute la clef du problème des « lieux communs » en Europe réside en quelque sorte dans les trois points de suspension qui achèvent le sous-titre de l’ouvrage : « cafés, gares, jardins publics… ».
Brigitte Krulic, (dir.), Europe, lieux communs. Cafés, gares, jardins publics… Paris, Autrement, collection Mutations, 2004. 19 euros. 170 pages.