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Serendipity.

L’hospitalité urbaine au risque de la contagion.

Comment continuer à recevoir les plus précaires tout en les espaçant les uns des autres ?

Dans cet article, nous lions les mesures prises pour circonvenir et contrôler l’apparition du Covid-19 et de ses pathologies à la question — éminemment spatiale et temporelle — de l’hospitalité urbaine, que l’on traitera comme une « qualité » qui se déploie à toutes les échelles de la ville (Stavo-Debauge 2020). Comme pour bien des chercheur·euses en sciences sociales, la survenue de la pandémie nous a permis de mieux saisir certains aspects de nos enquêtes en cours (Lazar et al. 2020, Gamba et al. 2020). Plus qu’une étude sur la pandémie en tant que telle, notre propos approfondira des enjeux de l’hospitalité urbaine révélés par la Covid-19 sur le territoire de la ville de Genève, là où nous enquêtions depuis des mois sur les « (in)hospitalités urbaines » rencontrées par de nouveaux venus « précaires », aux premiers moments de leur arrivée. En effet, la pandémie a donné lieu à une importante, mais paradoxale transformation des « milieux d’hospitalité » (Felder et al. 2020) qui offrent aux nouveaux venus — et aux migrants « sans-papiers » plus anciens — la possibilité de « prendre place » (Pattaroni 2016) dans la ville et d’accéder à différentes formes de prises en charge et d’hébergements (généralement inégalitaires et qui les mettent souvent à part des résidents établis légalement et de plus longue date).

Pour saisir l’ampleur mais aussi la dynamique de ces transformations, nous reviendrons d’abord sur la période de mars à septembre 2020, soit le semi-confinement (qui a duré de mi-mars à mi-juin, période durant laquelle presque tous les établissements ouverts au public ont fermé, alors que la population était invitée à ne pas sortir de chez elle) et les trois mois d’assouplissement progressif des restrictions qui ont suivi, avant la seconde vague. Pour finir, nous sonderons la pérennisation des mesures « barrières » au sein de plusieurs structures d’accueil dites « à bas seuil d’accès » (appelées ainsi par leur volonté de se rendre accessible à des publics divers qu’elles n’entendent pas sélectionner au préalable), très fréquentées par les personnes de notre enquête initiale.

Notre analyse fait fond sur des matériaux empiriques récoltés à Genève avant la pandémie : observations menées dans les lieux d’accueil, entretiens avec 39 personnes précaires nouvellement arrivées et avec 20 employé·es de la fonction publique ou d’associations en charge de leur accueil et hébergement. A cela s’ajoute une enquête complémentaire consacrée aux effets de la pandémie sur la prise en charge des « publics » précaires. Nous avons pu ré-interroger quatre nouveaux venus d’origine colombienne, péruvienne et sénégalaise, et retourner dans deux lieux d’importance dans l’accueil dit « à bas seuil d’accès ». Ces observations complémentaires se sont déroulées au mois d’août 2020 (quand la « première vague » semblait refluer) puis en avril 2021 (quand la vaccination était en cours et que l’heure était à l’assouplissement des mesures sanitaires). Nous avons également pu mener de nouveaux entretiens avec trois personnes responsables de ces infrastructures d’accueil et de l’adaptation du dispositif d’hébergement aux mesures sanitaires. Enfin, afin d’éclairer la constitution des difficultés frappant ces personnes précaires en un « problème public », nous avons constitué un corpus d’articles publiés essentiellement dans Le Courrier (quotidien indépendant et politiquement orienté à gauche, édité à Genève), Le Temps (quotidien plus centriste et libéral) et sur le site de la Radio Télévision Suisse (service public). Ce corpus a été composé à partir des mots-clés : covid, précarité, sans-abris, sans-domicile, sans-papiers.

Nous proposons ainsi de traiter la transformation des formes de l’hospitalité de manière chronologique en suivant l’évolution du « problème public » tel qu’il a été posé à Genève. D’abord au travers d’une conséquence de la clôture des foyers privés, objet d’une forte attention publique, tant de la presse que des autorités de la Suisse romande, qui ne se sont jamais autant inquiétées du sort des « travailleuses domestiques » qu’à l’occasion du confinement. Ensuite au travers de l’adaptation du système des « infrastructures » d’accueil et d’hébergement (Meeus et al. 2019), où la fermeture de nombre de dispositifs dits « à bas seuil » a été accompagnée d’un inédit — mais temporaire ? — accroissement de la qualité et de la taille des espaces réservés à la fraction la plus précaire des « publics » du travail social : les « sans-domicile », majoritairement étrangers et « sans-papiers » à Genève. Enfin, nous conclurons sur les subtils réaménagements (post-confinement) des espaces ordinaires de l’accueil « à bas seuil » et poserons la question du devenir des investissements spatiaux et sociaux exceptionnellement consentis au nom d’une urgence sanitaire, qui a été appelée à durer…

On va le voir, c’est la totalité des spatialités et des échelles de la ville qui a été éprouvée. Afin de donner à comprendre l’ampleur de la mise en cause des formes ordinaires de « rassemblements » urbains (Goffman 2013, Joseph 1998), de coprésences circonstancielles et de cohabitations pérennes, touchées jusqu’en leur socle anthropologique et biologique, il faut esquisser le tracé des rapports de la pandémie à l’hospitalité, en relevant deux choses. D’abord, les mots de la virologie et de l’épidémiologie (« hôte », « parasite », « niche », « barrières », et cetera) puisent au champ sémantique de l’hospitalité. Ensuite, les mesures « barrières » ciblent doublement les espaces et les espacements, et affectent donc nécessairement l’hospitalité — que l’on comprend comme une « qualité » des environnements, « qualité » qui se révèle dans leur adéquation aux « engagements » (Thévenot 2006), co-présences et cohabitations qu’ils reçoivent (Stavo-Debauge 2017, 2018 et 2020). Dans ce cheminement, on voit se dessiner le rapport fondamental entre cohabitation et hospitalité : toute cohabitation suppose une part d’hospitalité — une ouverture et un partage de l’« habiter » (Breviglieri 1999) — et doit trouver une juste relation entre le propre, le commun et l’étranger afin d’éviter le double écueil de l’envahissement (du parasite) et du rejet (la clôture méfiante).

L’hospitalité à l’épreuve du SRAS-CoV-2.

Il y a près de 50 ans, Lyn Lofland rappelait à quel point la ville préindustrielle rassemblait des êtres hétéroclites et parfois bien abimés : « Les estropiés, les boiteux, les faibles d’esprit, les aveugles, les balafrés et les malades étaient également présents à un degré incompréhensible pour un occidental moderne » (Lofland 1973, p. 42, notre traduction). Avec l’industrialisation commence alors, selon Lofland, un travail de réduction de l’incertitude cognitive et de l’inconfort moral inhérents à la promiscuité entre inconnus, étrangers les uns aux autres. En ayant largement contenu les épidémies et sorti les « malades » indésirables des espaces publics urbains, les mouvements hygiénistes du XIXe siècle et les entreprises « biopolitiques » du XXe siècle semblaient avoir fait oublier aux citadins à quel point les coprésences et interactions humaines, même fugaces, comportent un risque d’inter-infection — risque qui peut être potentialisé par le simple fait de baigner ponctuellement dans une même atmosphère, en raison du phénomène d’aérosolisation du virus dont on se préoccupe ici.

Au moins autant qu’il questionne les « rassemblements » urbains et la cohabitation, le SRAS-CoV-2 — virus responsable de la maladie du Covid-19 — interroge donc aussi et d’emblée l’hospitalité, en cela qu’il « prospère tant qu’il trouve des hôtes disponibles » (Bensaude-Vincent 2020). De la classe des virus, il appartient ainsi au règne de ce que « les scientifiques appellent des parasites stricts, des entités qui ne peuvent survivre sans un organisme hôte » (Brives 2020). En effet, « pour persister », ce minuscule agent pathogène responsable de la maladie du Covid-19 a « besoin d’hôtes » (MacKenzie 2020), qu’il affecte de manière fort différenciée et avec une virulence très variable [1]. Après avoir été « sorti de son refuge sauvage [2] », débordant sa niche écologique initiale et libéré de « la complexité de la forêt [3], qui empêche les pathogènes les plus meurtriers de mettre leurs hôtes bien en ligne », le SRAS-CoV-2 s’est alors « répandu à travers toute l’humanité », « en l’espace de huit semaines », « en suivant un réseau de transport global et structuré, descendant progressivement des grandes villes vers les plus petites » (Wallace et al. 2020), et touchant rapidement la totalité des espaces habités [4].

Invisible et impalpable, cette indésirable étrangéité [5] s’est alors insinuée en tous nos environnements, sa « trajectoire inexorable » croisant « celle des milliards d’humains qui lui servent d’hôtellerie » (Bensaude-Vincent 2020), elle s’est propagée autant qu’elle s’est multipliée en forçant les diverses « barrières » que l’on a tenté de mettre sur son chemin, d’abord à même nos corps (masques, gel hydroalcoolique, lavage répété des mains, et cetera), mais aussi à l’abord et au sein d’« infrastructures » dédiées à l’accueil d’êtres humains rassemblés. Pour les secondes, ce fut spécialement le cas des hôpitaux, brutalement interrogés dans leur capacité à « encaisser » (Stavo-Debauge 2017) l’afflux de patients affectés par les pathologies du Covid-19, mais aussi à en protéger leur personnel soignant.

Les mesures dites « barrières » prises contre l’expansion de la pandémie se sont ainsi répercutées sur tous les sites et formats de l’hospitalité, affectant tous les modes de coprésences et de cohabitations, transformant les ambiances usuelles de la ville, qui cessait d’être « familière » (Felder 2020, 2021) et se rendait même méconnaissable :

« Voici la ville confinée : un espace vide et silencieux, une voie que l’on emprunte masqué et ganté, à marche rapide, équipé de cabas ou d’un chariot de course pour des quêtes de première nécessité (la recherche de nourriture), accompagné d’un chien, armé de sacs poubelles. Circulation et architecture ne suffisent pas à décrire l’urbain. Même dense et diversifiée, la ville n’est plus le lieu des mille virtualités quand ses habitants ne s’y retrouvent plus » (Blanchard et al. 2021).

Sous la forme du confinement, les autorités ont imposé — ou incité à — une réclusion des gens au sein de leur « foyer » respectif, le repli sur le domicile se dressant ainsi en « rempart contre la propagation du virus » (Bessière et al. 2020). Chacun devait alors quitter le moins souvent possible sa « maison », mais aussi veiller à s’y garder de toute visite, en ne laissant pas seulement amis ou connaissances au seuil, mais aussi celles et ceux qui gagnent leur vie en travaillant au domicile d’autrui — que ce soit pour y faire le ménage ou pour prendre soin de ses occupants ou de leurs affaires. Paradoxalement, cette politique d’espacement a conduit à un singulier resserrement : la vie d’un grand nombre de personnes s’est rétrécie à l’échelle du domicile, tout en le privant de l’une de ses qualités éminentes puisqu’il fallait s’interdire d’y recevoir « chez soi » d’autres que soi, affectant ainsi « l’essence même de l’hospitalité » : « le fait de recevoir quelqu’un chez soi » (Ricœur 2006, p. 270).

Ce resserrement contraint de la vie sur le domicile a ainsi donné lieu à un « dépeuplement » (Kaufmann 2020) — tout aussi contraint et inédit en son ampleur — d’un vaste ensemble de lieux publics et semi-publics, privant tout un chacun des multiples occasions de rencontres et d’activités conjointes que ces endroits reçoivent d’ordinaire. Par crainte du risque de contagion que recèle toute forme de contact et de co-présence (et a fortiori de cohabitation) entre inconnus dont on (et qui) ignore(nt) le(ur) statut virologique [6], un nombre incalculable de sites, de bâtiments et d’espaces communs ont donc été purement et simplement fermés : les écoles, les universités, les commerces de produits ou de services non « essentiels », les terrains de sport, les bâtiments administratifs, et cetera.

Si « l’ordre public » des « interactions face à face » (et même côte à côte) s’appuie ordinairement sur la « régulation normative » de la « coprésence », et que l’une des « règles » de la « sécurité publique » consiste en ce que les « individus — en particulier quand ils sont étrangers les uns aux autres — ne sont pas autorisés à se blesser physiquement, à se bloquer le passage, à s’agresser sexuellement ou à se transmettre des maladies » (Goffman 2013, p. 22-23), l’ampleur de la pandémie a donc requis de drastiques mesures d’amenuisement des occasions de « rassemblements sociaux », fussent-ils aussi éminemment furtifs que ceux qui intéressaient Erving Goffman.

Combinées avec la fermeture des frontières, la suppression des vols aériens et la baisse de l’utilisation d’autres modes de transports internationaux, ces mesures ont particulièrement affecté « l’industrie de l’hospitalité », en ses déclinaisons touristiques, hôtelières, festives et festivalières, toutes très développées en Suisse. Outre cette « industrie », évidemment touchée de plein fouet quand « les transports subissent un spectaculaire coup d’arrêt » (Lazzarotti 2020), les mesures sanitaires ont aussi ébranlé la qualité d’hospitalité d’innombrables autres lieux, en s’actualisant dès leurs « seuils » et en régissant strictement leur accessibilité. Songeons aux contrôles aux entrées des rares lieux qui sont restés ouverts au « public » lors du confinement ; mentionnons également l’installation de bornes équipées de bouteilles, de flacons ou de vaporisateurs de solution hydroalcoolique aux points d’entrée et de sortie ; ou pensons encore à la pose de plaques de plexiglas intercalées entre client et caissier ou entre usager et guichetier, mais aussi au contingentement du nombre d’individus susceptibles de stationner ou de déambuler au même moment au même endroit [7]. Assortis à cette restriction d’accès et au contrôle de la taille et de la nature des « rassemblements », de nouveaux objets et de nouvelles signalétiques ont donc fait leur apparition, reconfigurant les espaces, les matérialités et les ambiances d’une vie sociale qui fut passablement raréfiée.

Dès lors, les mesures ne s’attaquent pas seulement aux espaces, mais aussi et d’abord aux espacements, leur véritable cible et leur premier levier : il s’agit d’écarter les humains les uns des autres afin de diminuer les occasions de propagation du virus [8]. Ainsi de la fameuse « distance sociale » que tout un chacun doit observer afin de réduire les risques de circulation du virus d’un « hôte » à l’autre, et dont la règle se matérialisait publiquement au moyen de divers marquages inscrits à même le sol, tant aux alentours des commerces qu’aux environs d’autres sites encore parcimonieusement ouverts au « public ». Ces mesures d’espacement sont donc allées jusqu’à une temporaire, mais drastique, mise à part et à l’écart, où chacun était appelé à « rester à la maison », en ouvrant fréquemment les fenêtres mais en laissant la porte close.

Enfin, si le Covid-19 touche à l’hospitalité et en montre l’importance dans les modes stabilisés de cohabitation tout autant que dans les formes furtives de co-présence, c’est que l’expansion du virus et les mesures de lutte contre la pandémie révèlent aussi l’inégale condition des gens quant aux qualités, aux volumes et aux degrés d’hospitalité [9] dont ils bénéficient ou que leur milieu leur permet de recevoir, selon leur niveau de revenus, leur lieu de résidence, leurs appartenances (nationales, ethno-raciales, religieuses), leur statut légal, et cetera [10]. D’abord sur le plan de l’hospitalité domestique qui reçoit de multiples formes de cohabitations, et l’on a pu constater que certaines personnes étaient nettement mieux loties (au sens original) que d’autres [11], mais aussi sur le plan des multiples environnements matériels où la vie sociale se déroule, où l’aide publique s’apporte, où les choses se fabriquent, se distribuent et s’échangent, où les modes de transports se rejoignent et s’empruntent, où le soin se prodigue, trop souvent de manières (et avec des conséquences) socialement inégalitaires. Comme le remarquent Jacques Levy et Sébastien Piantoni, prendre « la mesure du rôle des comorbidités prédictives de cas graves » revient à réaliser que « ces prédispositions se trouvent largement corrélées avec des situations sociales difficiles, qui, à leur tour, peuvent être reliées à des modes de vie propices à la diffusion du virus » (Levy et Piantoni 2021).

On ne rendra pas ici compte du détail de ces transformations, mais on s’intéressera à leurs effets parfois paradoxaux [12] sur les migrants (nouveaux ou anciens) à Genève. Cette situation inédite fournit une occasion unique pour comprendre les formes peu visibles de cohabitations et de voisinages avec une population précarisée dont l’hétérogénéité des conditions [13] inviterait à repenser la place accordée aux étrangers (qui passent ou qui restent, bien souvent les deux) dans nos modèles politiques et juridiques ; modèles qui ferment encore trop souvent les yeux sur les abus de l’accueil et les formes d’inhospitalité dont les étrangers sont victimes.

On s’arrêtera d’abord sur la visibilité sans précédent de la situation de personnes sans-papiers qui ne bénéficiaient pas de la protection sociale et se trouvaient subitement privées de revenu de subsistance, souvent parce qu’elles travaillaient dans des lieux — les domiciles d’autrui — temporairement claquemurés. On s’attardera ensuite sur le bouleversement du paysage des « infrastructures » publiques d’hébergements, avant de conclure sur les changements intervenus au sein des dispositifs d’accueil à « bas seuil », qui durent se munir de seuils et dramatiser leur franchissement.

Le « problème public » des travailleuses domestiques.

À Genève, les conditions de ces travailleuses précaires — souvent étrangères — ne constituent un « problème public » que ponctuellement, comme en 2017 avec le programme dénommé « Papyrus », qui permettait des régularisations individuelles sur la base des critères précis (Ferro-Luzzi 2019). En 2020, les longues files d’attente qu’elles en sont venues à former lors de la distribution de colis alimentaires ont remis leur existence sur le devant de la scène. Ces distributions firent l’objet de multiples « récits » médiatiques, à la mesure de l’impression produite, par exemple auprès de cet employé de la Ville, responsable du dispositif Covid, qui nous évoquera, lors d’un entretien réalisé après le confinement fin juin 2020, « la queue [qui] faisait 2 kilomètres et demi, elle allait jusqu’[au quartier de] la Jonction ! ». En effet, au plus fort de la crise, jusqu’à 5400 personnes — deux tiers de femmes et près de la moitié sans statut de résidence — ont reçu un sac de denrées alimentaires lors de la distribution hebdomadaire (Bonvin et al. 2020).

Les médias et les autorités municipales ne furent d’ailleurs pas les seuls à être frappés par cette immense file d’attente, les personnes qui s’y glissaient individuellement et y faisaient nombre collectivement étaient elles aussi impressionnées, comme nous l’ont confié plusieurs de nos enquêtés. Au début de l’année 2020, Hector et Glenda, quarantenaires péruviens arrivés neuf mois plus tôt à Genève avec leurs enfants, s’en sortaient grâce à la vente de gâteaux « faits maison ». Acheter les ingrédients en France voisine et puis vendre leur production aux membres de leur église hispanophone genevoise leur assurait un petit revenu. Au mois de mars, non seulement l’église a fermé ses portes, mais il était devenu très risqué de traverser la frontière — désormais très surveillée — pour bénéficier des prix plus bas des supermarchés français. Hector et Glenda ont alors dû se résoudre à se tourner vers les distributions de nourriture organisées au centre sportif des Vernets. À la fin du mois de juillet, Hector décrivait ainsi sa nouvelle routine hebdomadaire, qui le jetait très tôt dans la rue chaque samedi : « j’allais tous les samedis, et je faisais la queue depuis 4 h du matin. Et même, ma toute première fois j’ai pas tenu, la queue faisait deux kilomètres de long, j’allais perdre toute ma journée à attendre ». Il envisageait d’ailleurs que cet épisode ait un éventuel effet bénéfique pour les personnes qui partagent sa condition de « sans-papiers », en amenant le « public » à une salutaire prise de conscience :

« Maintenant tout le monde est au courant qu’il y a des gens qui travaillent ici, sans papiers. Moi je le savais, mais avec les photos et les gens qui attendaient ça été une sorte de choc pour beaucoup de monde ».

Antonio, Colombien de 43 ans arrivé en septembre sur le sol genevois, s’est également retrouvé dans cette longue file, qui se constituait avant même le lever du jour et s’avérait déjà fort imposante au petit matin : « une fois je suis arrivé à 5 h du matin et j’étais numéro 900 sur la liste d’attente ». Avec le confinement, qui a conduit à une clôture des domiciles sur leurs seuls légitimes occupants, les petits boulots « au noir » qui permettaient à Antonio et à sa femme de survivre ont disparu. En effet, pour assurer leur subsistance, tous deux étaient amenés à franchir le seuil des domiciles d’autrui : Antonio était occasionnellement embauché pour des déménagements, et sa femme venait de décrocher quelques heures de ménage chez un particulier. Leurs petits boulots ne survécurent pas au confinement, et eux-mêmes se claquemurèrent deux mois durant, sortant seulement pour grossir la foule qui se massait le long de l’Arve et s’étirait jusqu’au quartier de la Jonction en espérant accéder aux distributions de nourriture :

« mais après la pandémie est arrivée et bon.. ça a tout bloqué. On a passé 2 mois sans sortir de chez nous… sans sortir du tout. (…) Donc après deux mois on a dû sortir, car on avait besoin de travailler vu qu’on avait épuisé presque toutes nos économies. »

Si les effets économiques indirects du confinement jetaient ces travailleuses précaires (trois quarts étaient des femmes, et plus de la moitié sans statut légal [14]) en une foule inquiète et disciplinée dans l’espace public urbain, après les avoir sortis de la domesticité où se tenaient les activités professionnelles de beaucoup d’entre elles, leur station prolongée dans cette file d’attente n’était pas pour rien dans la facilité avec laquelle les journalistes étaient en mesure de les rencontrer et de recueillir leurs témoignages. Les « récits » journalistiques s’inscrivaient d’ailleurs dans la trame de ce soudain « dévoilement » d’une réalité antérieurement « invisible [15] », ou jusque-là peu accessible, ainsi de cet article du quotidien Le Courrier, à l’intertitre suivant : « Des invisibles dévoilés » (10 mai 2020). La journaliste y convoque une variété de cas et ouvre sa description avec le portrait d’un « auxiliaire de sécurité, payé à l’heure », « premier de la file », posté là dès « 5 h 10 » et honteux d’en être réduit à ça :

« “Il me reste 29 francs sur moi depuis la semaine dernière. Je mange moins qu’avant, j’ai besoin de ce sac”, explique-t-il, veste remontée jusqu’au nez et casquette tirée sur le front, pour ne pas être reconnu ».

L’accent principal de l’article du Courrier porte sur « Les femmes de ménage et nounous licenciées », ces figures familières et quasi familiales pourtant abandonnées au seuil des « mondes habités » (Breviglieri 2006) dont elles prenaient soin, comme mises à la porte par le confinement de leurs employeurs :

« Neuf heures : les portes s’ouvrent. Ana, Bolivienne arrivée en Suisse il y a deux ans comme femme de ménage, attend son tour. “Je suis venue pour payer les médicaments de ma mère restée en Bolivie, elle a de graves problèmes de santé”, raconte-t-elle. Elle a laissé derrière elle son garçon de 8 ans. Sur les 250 francs qu’elle gagne par mois, elle leur en envoie 150 et garde de quoi payer son lit, dans une chambre partagée avec deux autres femmes. Elle espère tenir deux semaines grâce au sac, mais elle s’inquiète : sa mère et son fils dépendent de son argent et elle ne sait pas quand elle pourra recommencer à travailler.

Sa voisine de file d’attente, Silvia, 38 ans, est elle aussi femme de ménage. Dix ans que cette Brésilienne habite en Suisse, elle a passé cinq ans sans voir son fils. Avant la crise sanitaire, elle gagnait environ 2000 francs par mois, mais voilà précisément “un mois et vingt jours” qu’elle n’a pas travaillé. Elle accumule du retard dans les paiements, surtout côté assurances. Ses priorités : régler le loyer et les abonnements de bus pour son fils et elle, car “comment chercher du travail sans ça ?” ».

Si G. Simmel opposait les femmes de ménage aux domestiques (Simmel 1999), les premières étant libres de se déplacer entre plusieurs employeurs tandis que les secondes sont attachées à une maisonnée (Stavo-Debauge 2017), l’article les rassemble, car toutes deux sont affectées par le confinement, qui a conduit à ce qu’elles soient « écarté(es) de l’espace domestique à l’aune du risque biologique qu’(elles) représente(nt) » (Peccoud 2020), d’où leur soudaine perte de revenus. Après Ana et Silvia, la journaliste du Courrier mentionne ainsi « plusieurs femmes philippines [qui] expliquent être engagées comme “nanny” » auprès d’« enfants de diplomates », où elles seraient soumises à une forme d’« esclavage moderne » selon la présidente de l’association La Caravane de Solidarité. Entre ces témoignages et avant de rapporter cette dénonciation, la journaliste intercale aussi une voix syndicale, chargée de rappeler la loi, d’informer les victimes de leurs droits et d’enjoindre les employeurs à « respecter » leurs obligations :

« Ces situations sont connues des syndicats : “Licencier du jour au lendemain des femmes de ménage ou des nounous est illégal. Les employeurs ont des délais de congé à respecter et doivent verser des salaires, même si la personne ne vient pas”, souligne un membre du Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs (SIT), qui distribue des flyers d’information à la sortie ».

L’article du Courrier laisse planer un doute sur la nature de la faillibilité des employeurs. Si les « diplomates » sont clairement incriminés via l’avis de la présidente de la Caravane de Solidarité, tel n’est pas le cas des particuliers genevois plus ordinaires. En effet, ces derniers sont moins directement pointés du doigt, même si la voix syndicale les englobe dans un même rappel à l’ordre légal. C’est comme si ces particuliers oubliaient qu’un contrat de travail les liait à leur femme de ménage, au-delà de chacune de ses prestations ponctuelles : ils sont habitués à la payer à la tâche, en lui laissant bien souvent de l’argent en liquide à un endroit déterminé, tandis qu’elle est habituée à récupérer son dû une fois le ménage terminé et avant de sortir de leur demeure. Liezel, employée de maison interrogée par la Radio Télévision Suisse [16], a par exemple reçu par SMS le mot suivant : « Salut Liezel, je pense que c’est mieux que vous ne veniez pas pour le moment. Merci beaucoup. Prenez soin de vous et des vôtres. » Depuis lors et après réception de ce message, elle s’est donc retrouvée sans revenus.

Cet oubli de l’antécédence d’un contrat, que ces employeurs ne s’imaginaient parfois même pas avoir rompu, pourrait bien avoir été surdéterminé par le fait que la mesure du confinement a été décidée par des tiers (les autorités médicales et politiques) et qu’elle réclamait que chacun s’isole hermétiquement en son « foyer » : en laissant derrière la porte quiconque n’y appartient pas et en évitant sciemment de l’ouvrir aux visites, que tous devaient interdire (chez eux) et s’interdire (chez autrui). De la sorte, le sort des « employées de maison » pouvait sortir d’autant plus facilement du champ de conscience de certains employeurs, qui avaient tout le loisir de garder « bonne conscience » en estimant qu’ils ne faisaient qu’obéir au confinement demandé par les plus hautes instances de l’État. Cet oubli peut aussi renvoyer aux effets d’une familiarité où s’estompe le sentiment d’une relation contractuelle, faisant d’ailleurs des femmes de ménage une forme certes plus mobile mais, au fond, pas si distincte des domestiques aux statuts professionnels hautement problématiques. Dans les cohabitations et les relations familières, soin, contrat et argent sont toujours difficiles à articuler : pas seulement avec les employé·e·s domestiques et les femmes de ménage, mais aussi entre les membres de colocations ou de squats (Breviglieri et al. 2004).

Bien sûr, tous les employeurs ne se sont pas montrés oublieux, même si leur employée exerçait d’ordinaire son activité sans leur présence en période pré-pandémique. Ainsi du cas de ce couple — rencontré au cours de l’enquête — dont la femme de ménage venait tous les vendredis, de 10 h à 18 h, en leur absence, mais en la présence d’autres occupants légitimes de leur demeure : leurs enfants, qu’elle gardait et dont elle s’occupait durant la pause de midi et après l’école. Là où une de leur connaissance leur « a raconté » avoir cessé de payer sa femme de ménage « naturellement », « sans identifier qu’il y avait une faute possible », ce couple nous a expliqué avoir « continué à la payer pendant la période de strict confinement où elle ne venait plus du tout travailler », aidé par leur choix d’une mensualisation de son salaire, qui maintenait un lien financier et contractuel. Selon un responsable syndical, seuls 20 % des employeurs de travailleuses domestiques ont agi de la sorte [17].

Le problème a donc été suffisamment consistant pour que les autorités cantonales s’en saisissent et y réagissent, en appelant par voie de presse les employeurs à se montrer responsables et solidaires, mais aussi en leur rappelant que faillir à leurs obligations les exposait à des poursuites. Les journaux locaux et sites internet ont ainsi vu fleurir des interventions allant en ce sens, mais aussi des encarts officiels tels que celui-ci, confectionné par le Bureau de l’Intégration des Étrangers (Genève) :

Figure 1 : Information créée par le Bureau de l’Intégration des Étrangers (Genève), juin 2021.

Le Courrier, dont la rédaction est basée à Genève, a fait quant à lui paraître cet avis officiel de la Ville (voisine) de Lausanne, sachant que ce rappel à la loi valait aussi pour les résidents et citoyens genevois :

Figure 2 : Information de l’inspection du travail (ville de Lausanne) paru dans Le Courrier du 15 mai 2020.

Les médias du service public se sont volontiers joints à cette mission civique de rappel à (et de) la loi. À titre d’exemple, le 18 mai 2020, dans une séquence intitulée « Seul un employeur sur cinq continue à payer son employé de maison », la journaliste de RTSinfo rappelait ainsi qu’un SMS du type « Pouvez-vous s’il vous plait repasser le linge cet après-midi » constitue un élément de preuve de l’existence d’une relation de travail et donc de l’existence d’obligations de la part de l’employeur, même si aucun contrat n’avait été établi de manière plus formelle. De la sorte, les journalistes remplissaient un office « d’intermédiaires du droit » (De Munck 2006) et les informations délivrées visaient deux « publics », éloignés l’un de l’autre par la mesure de confinement : les travailleuses domestiques précaires et leurs employeurs ; tout en armant les premières d’éléments à faire valoir pour revendiquer un droit, elles incitaient les seconds à se conformer à leurs obligations, qu’ils découvraient parfois à cette occasion.

L’attention aux problèmes rencontrés par ces travailleurs précaires a survécu au confinement. Ainsi, à la fin du mois de juin, le canton a voté un fonds d’urgence de 15 millions, qui prévoit une indemnité de 8000 francs (deux mois d’arrêt à 4000 par mois) à laquelle pourraient prétendre 3000 personnes, selon les estimations des autorités. Par là, il s’agit de soutenir celles et ceux qui ne peuvent prétendre aux autres aides : les travailleurs sur appel, les employés domestiques sans protection, les intermittents du spectacle, ou encore les travailleurs du sexe. Alors que la droite libérale acceptait le principe de cette mesure, la droite populiste s’y est opposée, dénonçant hypocritement un soutien apporté au « travail au noir ».

Le bouleversement des « infrastructures » de l’accueil public.

Parmi les personnes attendant la distribution de colis alimentaires, une personne sur dix vivait dans un hébergement collectif d’urgence ou dans la rue, selon une étude menée par Médecins Sans Frontières et les Hôpitaux universitaires de Genève. Outre la situation des personnes soudainement sans revenu, le sort des personnes sans domicile a également émergé comme un « nouveau » problème. La question ne portait pas seulement sur l’impossibilité — bien souvent relevée dans les médias — de demander à des « sans abris » de rester « chez eux », alors qu’ils sont privés de « la sécurité du “chez soi” » (Pichon 2009, p. 24), mais aussi sur la difficulté à continuer à accueillir les personnes déjà prises en charge.

En effet, la politique d’espacement pendante à l’application des mesures « barrières » a eu des effets immédiats sur la capacité d’accueil d’une grande variété d’« infrastructures » d’aide aux migrants et aux personnes sans domicile fixe. Si elles n’étaient pas tout simplement fermées, il fallait à leurs responsables faire avec des exigences sanitaires qui affectaient lourdement le volume d’espace disponible, où il n’était plus possible que s’agglutinent les bénéficiaires, entre lesquels une distance règlementaire (variable) devait être de mise. Mathématiquement, cette distance amène à rogner sur la capacité d’accueil, diminuant leur « jauge ». Le directeur d’un centre d’accueil dit « à bas seuil » explique ainsi avoir été obligé de réduire les places disponibles, d’abord de 50 à 22, puis à 14. Un redimensionnement aussi conséquent ne touche pas uniquement au volume d’hospitalité, il en affecte aussi la qualité et défigure le « métier », ravivant une contrainte de sélection que les lieux « à bas seuil » s’efforcent d’amenuiser. Pour ce directeur, devoir choisir « qui pourra manger à table, décemment et en sécurité, et qui repartira avec son tupperware manger à l’extérieur, dans la rue », revient à renoncer « à une part importante de l’ADN du métier [de travailleur social] » [18].

La sélection n’est pourtant pas absente du fonctionnement ordinaire des « infrastructures » de l’accueil d’urgence, qui ne se départissent jamais complètement d’une face « inhospitalière » (Felder et al. 2020). En effet, pour les professionnels qui gèrent au quotidien « l’allocation de ces ressources indivisibles (le lieu), semi-divisibles (sanitaires, lit) et divisibles (nourriture) » (Bruneteaux 2006, p. 13), une forme de sélection précède — ou au moins encadre — toute aide apportée. Si ce trait de l’activité devenait difficilement supportable au directeur de centre, il se peut que cela tienne au caractère exogène des normes à l’origine de la réduction de l’hospitalité du lieu dont il s’occupe.

Si l’exigence d’espacement a limité le nombre de places disponibles dans les dispositifs « à bas seuil » et a obligé à fermer de petites structures d’accueil, de nouveaux sites, souvent plus spacieux et mieux équipés, ont néanmoins été réaffectés, de sorte à respecter les règles sanitaires tout en augmentant la capacité d’accueil global. Afin d’éviter la promiscuité et de se prémunir contre la formation de « clusters », Genève a rapidement mis en place un dispositif exceptionnel, à l’instar d’autres villes. L’utilisation des abris PC antiatomiques souterrains — depuis longtemps dénoncés par des associations de « réfugiés » et des groupes militants qui les qualifiaient de « bunkers » infamants — devenait maintenant problématique même aux yeux des autorités genevoises, qui n’y logeaient certes plus les « réfugiés », mais continuaient à laisser les « sans-abris » s’y « entasser ». Comme nous l’a expliqué un responsable de l’opération, qui mesurait sans mal l’inadéquation architecturale et écologique de tels sites en période pandémique :

« Entasser des gens dans un abri qui est enfermé avec une circulation d’air [aussi mauvaise]…, c’est peut-être pas l’idéal quand t’as un virus. Et donc la première chose qu’on a faite, c’était de mettre dans d’autres abris. Donc on a séparé. On avait 100 personnes et puis on a séparé, on a mis dans deux abris de 50. »

Un centre d’hébergement collectif, construit en 1998 pour faire face à l’afflux de réfugiés de la guerre des Balkans et autrefois promis à la démolition, a été ensuite intégré au dispositif initial. Enfin, une ancienne caserne militaire, elle aussi sur le point d’être démolie, a été aménagée — avec le concours des pompiers et de spécialistes de Médecins Sans Frontières — en centre d’hébergement principal. Ainsi apprêtée, la caserne des Vernets permettait de loger, nourrir, et tester la majeure partie des « sans abri », qui y bénéficiaient souvent de chambres individuelles, disposition spatiale requise par la règle de l’espacement et utile aux éventuelles mises en quarantaines des personnes testées « positives ».

Avec l’investissement de ces deux sites, qui suppléaient aux défauts sanitaires et épidémiologiques des « infrastructures » existantes, l’extension de l’offre d’hospitalité n’a pas été que quantitative et spatiale, mais aussi temporelle. En effet, alors que les hébergements d’urgence souterrains ferment en période diurne, l’accueil se faisait pour la première fois en continu : tant dans l’ancien centre pour réfugiés des Balkans que dans la caserne réaffectée, les usagers étaient habilités (et même incités) à rester toute la journée.

Pour ces derniers, souvent migrants [19] et d’ordinaire astreints à battre le pavé dès le petit matin, cette possibilité attestait d’une singulière hausse de l’hospitalité des « infrastructures » de la ville à leur endroit. En effet, un espace se montre réellement hospitalier lorsqu’il invite ses usagers à « rester » (Stavo-Debauge 2017) et ne les oblige pas systématiquement à déguerpir à heures fixes, sans leur laisser une quelconque latitude personnelle dans l’aménagement de la « règle », qui leur impose invariablement son « hétéro-rythmie » (Pattaroni 2005). Amadou, un Sénégalais d’une quarantaine d’années que nous avions rencontré six mois auparavant, alors qu’il logeait dans un abri souterrain, considère que sa situation s’est « largement » améliorée. Alors qu’il souffrait, depuis son arrivée à Genève un mois auparavant, à la fois de devoir dormir aux côtés de huit autres personnes et d’avoir à quitter l’abri chaque matin, il goûte durant le confinement à un inédit degré et volume d’hospitalité, en bénéficiant d’une chambre individuelle dans un des deux nouveaux centres, ce qui lui permet de pouvoir être enfin « seul » et d’avoir « un temps à soi » (Aulanier 2021). Le responsable de la gestion de la crise que nous avons cité plus haut notait lui aussi cette hausse de la qualité d’hospitalité fournie, qui abaissait fortement le « stress » des bénéficiaires :

« Je pense qu’ils étaient moins stressés. C’était une sorte de pause pour eux. D’une certaine manière… (…) Ben ils avaient une chambre. (…) Tu sais il y a une différence… Chaque soir tu viens dans un abri… En plus, quand ils viennent dans les abris en temps normal, je crois que c’est 30 jours qu’ils ont le droit. (…) Là, ça a sauté ça. Là, ils avaient une chambre attitrée, c’est-à-dire qu’ils avaient leurs affaires, etc. (…) Donc c’était quand même, peut-être pour un certain nombre, c’était une aubaine. Je sais pas si c’est le terme adéquat, mais c’est plutôt agréable. Plus agréable pour eux. Donc je pense qu’il y avait moins de source de stress. »

Signalant « l’aise » qu’ils trouvaient dans ces lieux de séjours exceptionnels, où s’ajournait temporairement « l’horizon du ne plus habiter » (Breviglieri 2002) et où se regagnait une forme d’autonomie, conquise sur la disparition des contraintes que diverses administrations leurs imposent habituellement, il relevait aussi l’apparition de plaintes ou de demandes qui, à ses yeux, sortaient clairement du cadre de l’« urgence » sanitaire auquel le dispositif répondait :

« Parce que les mecs ils étaient bien… Enfin, bien… Je caricature un peu. Mais c’est assez rigolo parce qu’ils commençaient à être assez à l’aise. Ils commençaient à se plaindre de la nourriture, (…) à être un peu plus exigeant. Et puis quand je leur dis : “là on va passer [en hébergement] de nuit à nouveau”, il y a eu des lettres qui ont été envoyées au magistrat pour dire que c’était scandaleux. Il y a un moment où une personne qui s’occupe du secteur dit : “Oui, mais ils s’emmerdent la journée, il faudrait peut-être faire des trucs pour qu’ils s’occupent”. Après, ils avaient fait des photos : “On pourrait faire une expo”. C’est pas un lieu d’expo. On est dans une urgence ».

Ce qu’il considère comme des exigences discutables vient plutôt du fait que l’ouverture de ces nouveaux espaces d’accueil et d’hébergements a accompagné la fermeture d’une foule d’autres dispositifs, soudainement jugés inadaptés aux mesures sanitaires. Par exemple, des associations proposaient des cours des langues, des activités culturelles, sportives ou ludiques qui manquent malgré le nouveau confort de l’hébergement. Si l’amoindrissement des relations imposées avec des travailleurs sociaux a d’abord pu sembler bienvenu aux « migrants », généralement contraints de courir d’un guichet à l’autre et de hanter les couloirs d’une foule d’administrations, l’allongement du confinement leur a fait ressentir le manque d’activités et d’attention [20] que les structures d’accueil « à bas seuil » et leur personnel leur prodiguaient en temps normal.

Dans un bâtiment fraichement rénové en 2019, Le Point d’Eau offrait gratuitement l’accès à des douches, à des soins dentaires et à un service de coiffure. Ouvert depuis quelques mois à peine, ce lieu géré par une association a dû fermer ses portes. À la place, la Ville a mis à disposition les installations sanitaires d’un centre sportif voisin. De même, l’ouverture de la caserne est allée de pair avec la fermeture d’un dispositif d’hébergement qu’un collectif d’associations avait mis en place en 2019, après de longs mois de négociations. Nommé Sleep-In, il avait pour mission d’accueillir les personnes sans domicile par petits groupes dans des lieux convertis temporairement en hébergement de fortune : église, locaux associatifs, etc. Ce dispositif « flexible et nomade », selon l’équipe qui l’a conçu, n’a pas résisté à la reprise en main par les autorités locales. Pour un membre du collectif, la Ville aurait agi « au mépris de notre engagement ces derniers mois » [21]. Une partie des intervenants associatifs s’est sentie mise à l’écart, alors que les autorités se tournaient plutôt vers Médecins Sans Frontières, à qui elles reconnaissaient une compétence « pour sensibiliser le personnel et les bénéficiaires aux mesures barrière » [22].

Si la Ville de Genève affirme avoir mis les grands moyens pour « mettre à l’abri les personnes sans domicile » [23], c’est aussi son autorité et le reste de sa population qu’elle protégeait en se montrant plus hospitalière. Avec ces mesures, il s’agissait à la fois d’éviter que les « personnes sans domicile » forment des « clusters » (mobiles, qui plus est), mais aussi de rendre manifeste que l’interdiction de rassemblement et la consigne « restez chez vous » s’appliquaient uniformément, sans exception. Il n’y avait plus d’excuse, pourrait-on dire, pour ne pas se conformer aux règles sanitaires, que même les plus « marginaux » et les moins bien lotis étaient appelés à observer. Dans l’agglomération voisine de Lausanne, dont le système d’accueil avait lui aussi été bouleversé, la police n’a pas hésité à amender seize personnes rassemblées devant un centre d’hébergement [24].

Bien d’autres villes se sont montrées soudainement hospitalières envers leurs populations les plus précaires. Dans un Township près de Johannesburg, par exemple, les journalistes de l’AFP rapportent les propos d’un homme se déclarant « habitué au manque d’espace, d’eau courante et d’électricité dans la tente qu’il partageait avec sa femme et ses trois enfants » [25]. Craignant la propagation du virus, les autorités y ont assuré l’accès aux installations sanitaires et relogé les familles.

À Genève, ces mesures furent d’emblée présentées comme exceptionnelles, manière de dire que cette hausse de la qualité de l’hospitalité publique n’avait donc pas vocation à perdurer. Après la « première vague » du printemps 2020, le responsable du dispositif Covid-19 nous faisait d’ailleurs part de sa crainte que les élus et les électeurs ne s’étranglent au moment de la reddition des comptes :

« t’as posé quelque chose qui te parait normal alors que c’est une exception. (…) C’est-à-dire que c’est quelque chose qui est accepté comme normal, alors que c’est pas normal. Et à partir du moment où tu l’enlèves, tu dis : “ah, tu m’enlèves quelque chose”… Parce que ça coûte du pognon, tout ça (…). Là, on n’y est pas encore, mais, à un moment, on va nous demander de nous justifier : “Mais pourquoi vous avez ouvert à telle période ?”… Tu sais, quand tu as la facture : “Mais c’est qui qui a pris la décision ?” » [26]

De leur côté, certains responsables associatifs et politiques s’inquièteront plutôt du retour à un standard d’hospitalité plus minimal, voire de la mise à la rue des bénéficiaires de ces efforts exceptionnels. Énonçant cette crainte, une élue (de gauche) de l’exécutif de la Ville appellera ainsi à sortir des réponses « humanitaires » et à apporter des réponses « pérennes ».

Seuils temporaires ou transformations pérennes ?

Plutôt qu’un véritable retour à la normale, la fin du premier semi-confinement a ouvert une période d’adaptation, avec des évolutions contrastées sur le plan de l’hospitalité donnée. Les lieux d’accueil « à bas seuil » destinés aux populations précaires ont ainsi été contraints d’ajuster non seulement leurs pratiques, mais aussi les environnements dans lesquels elles prennent corps et se déploient. Si dans ces cas, la notion de « bas seuil » est avant tout métaphorique, les lieux d’accueil qui se revendiquent de ce principe facilitent l’accès, en abolissant si possible toute forme de seuil physique qui serait trop intimidant. Il en allait ainsi au temple protestant réaffecté qui héberge l’Espace Solidaire Pâquis. L’accès se faisait en montant les six marches d’escalier du perron et en poussant simplement la porte. Derrière, ni guichet ni espace faisant office de sas ou de comptoir de réception, juste un accès direct aux prestations dispensées dans les lieux : cours de français, ordinateurs, tables et chaises pour se poser et prendre un café, et cetera. Au mois d’août 2020, alors que ces lieux avaient rouvert, nous avions pu constater l’apparition d’une table disposée sur le perron, en haut des escaliers, obstruant partiellement la porte d’entrée. Derrière la table, une collaboratrice s’assurait que toute personne souhaitant entrer se désinfecte les mains et inscrive son nom et son numéro de téléphone sur la liste. Elle veillait aussi à ce que ces personnes ne soient pas plus de 20 en même temps à l’intérieur. En avril 2021, le jour où nous nous y sommes rendus à nouveau pour voir ce qui avait perduré de ces aménagements, on observe que la table est maintenue : sise dans la grande salle commune, légèrement sur sa droite, elle ne s’interpose toutefois plus aussi frontalement qu’au mois d’août. Néanmoins, cette table phénoménalise toujours bien quelque chose comme un « guichet », ainsi que l’indique un panonceau bricolé sur lequel est inscrit le mot « accueil » en quatre langues, à quoi s’ajoute une vitre en plexiglass derrière laquelle se trouve un jeune animateur, dûment masqué, comme tous les usagers et l’ensemble du personnel (qu’il soit professionnel ou bénévole, voir Figure 3).

Figure 3 : Photo des auteurs (avril 2021).

Le jeune homme y tient un registre des entrées, où il consigne les noms, prénoms et numéros de téléphone des usagers, pour assurer le « traçage » en cas d’infection, à sa droite figure une bouteille de liquide hydroalcoolique. Si la table a été mise dedans plutôt que sur le perron, c’est pour de banales raisons climatiques, « il fait trop froid dehors », et non parce que les mesures sanitaires auraient été assouplies, nous dit-il. Dans la salle, des meubles ont été retirés et les tables, moins nombreuses, sont espacées l’une de l’autre, ce qui en change l’atmosphère — beaucoup plus calme qu’avant l’« événement durable » (Bartholeyns 2021) du Covid-19. Le présentoir qui livrait à l’attention et aux mains des usagers un ensemble disparate et bigarré de flyers et de livrets d’information est vide. La table qui recevait d’ordinaire la cafetière, les tasses et une panière de biscuits est déserte elle aussi, ce dont les usagers sont prévenus via une affichette épinglée sur la porte (voir figure 4). Le jeune homme nous dit que les bénévoles peuvent apporter un gobelet de café ou de chocolat sur demande expresse, mais la « pause » où tout le monde pouvait se servir librement et se rassembler autour de la table n’a plus lieu. Il y a d’ailleurs moins d’usagers depuis la réouverture post-confinement et bon nombre d’activités ne se tiennent plus, comme l’indique la section « activités » du présentoir, qui n’est donc pas seulement vide pour éviter les transmissions manuportées.

Figure 4 : Photo des auteurs (avril 2021).

Quant au CARÉ, qui propose d’ordinaire un « accueil libre, sans inscription, ouvert à toute personne adulte en situation de vulnérabilité », on y accédait, en aout 2020, en descendant quelques marches menant directement sur la salle en sous-sol, à la fois espace de rencontre et de repas. À l’instar de l’Espace Solidaire Pâquis, une nouvelle table (surplombée d’une tente à l’automne 2020) était aussi apparue au CARÉ, marquant le seuil du lieu d’accueil. Deux bénévoles y proposaient, outre du désinfectant pour les mains, du café à emporter : signalant du même coup qu’il n’était plus possible de s’attabler pour le déguster librement à l’intérieur. Un portail barrait aussi l’accès à l’escalier menant à la salle commune : une collaboratrice venait l’ouvrir de l’intérieur, sur demande des bénévoles stationnés à la réception nouvellement instituée. Le changement était d’importance, l’usager ne poussait plus spontanément la porte de l’extérieur, on la lui ouvrait de l’intérieur, seulement après qu’il s’est arrêté à un seuil, au-delà duquel il ne pouvait pas nécessairement s’aventurer. Les choses se présentaient donc ainsi en aout 2020.

En avril 2021, au CARÉ, tout comme aux Pâquis, les mesures et dispositifs d’espacement sont encore là. La petite tente dressée sur le trottoir devant l’entrée est toujours à sa place, mais nul bénévole muni d’un thermos de café ne s’y trouve, comme c’était le cas plus tôt dans l’année. Néanmoins, le petit portail métallique (qui peut facilement s’enjamber) est encore verrouillé, et un agent de sécurité n’est pas loin. Après avoir pris langue avec une collaboratrice — masquée — qui nous demande si elle peut nous aider, une autre responsable nous fait faire le tour de l’espace réaménagé, commentant les conséquences des transformations sur les rapports avec et entre les usagers. L’espace a tout récemment regagné en animation, nous dit-elle, depuis que les activités « en intérieur » viennent d’être ré-autorisées, mais avec port du masque et distance règlementaire : deux jeunes noirs échangeant des balles autour d’une table de ping-pong posée sur l’estrade en attestent.

La table de ping-pong aidant à maintenir une distance entre les deux pongistes, cette activité passe sous les fourches caudines des contraintes d’espacement, mais les jeux de société mêlant membres du personnel et usagers, non. La disparition des activités ludiques « en intérieur » pèse d’ailleurs sur le « rapport » aux « bénéficiaires » : « ça change le rapport entre bénéficiaires et accueillis. Quand on fait une activité ou qu’on joue, on est sur un pied d’égalité. Maintenant, l’asymétrie est plus forte. »

Ainsi, les contraintes d’espacement compliquent les possibilités de rapprochement des personnes et de floutage des rôles institués, essentielles dans l’accueil prodigué par les lieux « à bas seuil d’accessibilité » qui, outre leurs prestations formelles, offrent aux bénéficiaires l’occasion d’échanges familiers et de relations interpersonnelles (Pattaroni 2006). En un sens, l’injonction à la distanciation met en cause tout ce travail de rapprochement, qui est au cœur du travail social de proximité (Breviglieri et Stavo-Debauge 2006).

En amont de ce rapprochement, l’enjeu de ces politiques d’hospitalité se tient aussi (et peut-être d’abord) dans la possibilité même de venir librement comme nous la signale avec force notre interlocutrice, dépitée par les contraintes sanitaires qui l’ont enserré depuis plus d’un an et qui sont toujours à l’œuvre : « L’accueil libre, pour moi, n’existait plus, il n’existe plus aujourd’hui encore. » Imposant des seuils et des procédures nouvelles d’enregistrement et de filtrage, la pandémie a annihilé la spontanéité des fréquentations ; il faut maintenant s’inscrire pour bénéficier des « services » de l’association, qui se sont aussi raréfiés et auxquels un volume plus restreint d’usagers peut avoir accès. Il s’en est suivi des effets d’engorgement et des moments de panique à bord, spécialement durant le premier confinement, où le CARÉ est resté ouvert, alors que la majorité des autres « infrastructures » avait mis la clé sous la porte :

« Notre directeur a tenu à ce qu’on reste ouvert parce qu’on est un lieu de première nécessité : on se DOIT d’être ouvert. On a quand même fermé une journée pour prendre des décisions et reprendre nos esprits. »

Notre interlocutrice se remémore ainsi la fois où « 50 personnes étaient agglutinées devant le portail, à se battre pour les douches » : chose rare, les membres du personnel appelleront la police, débordés par les grondements de cet afflux soudain, imputable à l’indisponibilité des autres structures d’accueil « à bas seuils » et à la décision des autorités de fermer les toilettes publiques disposées sur la voirie ou en sous-sol. À une autre occasion, ils en vinrent à jeter en l’air les tickets d’accès aux douches (tickets institués durant cette période) parce qu’ils ne savaient pas comment les distribuer. Cette saturation du service des douches ne tenait pas seulement à la fermeture du Point d’eau, mais aussi à la mise en œuvre des règles sanitaires au sein du CARÉ. Alors que la demande avait pourtant augmenté, le CARÉ a dû condamner trois cabines sur quatre dans les deux salles de douches et espacer leur utilisation. La restriction de la « jauge » se double en effet d’une restriction de la plage d’utilisation. Il ne s’agit pas seulement de mettre de la distance entre les usagers (en fermant trois cabines sur quatre), il faut aussi s’astreindre à un nettoyage soigneux de la cabine après le passage de chaque utilisateur, et le cumul de la durée de ses désinfections systématiques des parois, pommeaux et poignets rogne nécessairement sur le temps d’accessibilité aux deux seules cabines de douches non condamnées.

Si le CARÉ fournissait une moyenne de 70 douches par jours avant la pandémie, ce chiffre a dû tomber à 40 en raison des normes sanitaires, alors que la demande avait explosé (du moins avant l’ouverture de la caserne des Vernets qui en a absorbé une partie). Bien entendu, l’abaissement de la « jauge » ne vaut pas uniquement pour les douches mais pour l’ensemble des services et d’abord pour l’accueil lui-même, puisque seuls quinze usagers (en avril 2021) ont officiellement le droit de vaquer ensemble dans l’espace du CARÉ — la limite était même mise à dix usagers encore antérieurement.

Le jour de notre dernier passage, en comptant le personnel, le CARÉ rassemblait ainsi entre 20 et 25 personnes, dont un certain nombre massé auprès des « casiers ». La localisation préférentielle des usagers présents à proximité des « casiers » n’est pas anodine, elle tient à une nouvelle règle, instituée durant le premier semi-confinement et toujours en vigueur. En vertu de cette règle, l’entrée au CARÉ suppose une inscription préalable, notamment pour les douches, sauf pour qui y a un « casier ». Avoir un « casier » suspend non seulement la nécessité d’une inscription préalable pour entrer mais confère aussi à l’usager le droit de rester pendant une heure dans l’espace du CARÉ. Concrètement, le « casier » vaut donc comme un sésame : permettant d’abord de franchir le seuil, il donne ensuite droit à l’usufruit des lieux une heure durant, « voire plus s’il n’y a pas trop de monde » — bien entendu, la demande de « casier » a fortement augmenté ces derniers temps, puisque s’en voir octroyer un autorise à reconstituer la configuration de l’accueil « à bas seuil » : « si j’ai un casier, je peux rentrer », voilà le calcul que feraient (à raison) les usagers selon notre interlocutrice.

Figure 5 : Photo des auteurs (avril 2021).

Parmi les autres transformations héritées de la période du semi-confinement, le personnel du CARÉ a également procédé à une « extériorisation » d’une part de ses activités, lesquelles ont donc été paradoxalement déconfinées et mises en dehors de l’espace d’accueil usuel. Ainsi, le « petit déjeuner » est maintenu, mais il se prend au-dehors et les repas de midi sont uniquement à « l’emporter ». Comme le dit l’une des responsables, « on a externalisé nos activités », par quoi il faut comprendre que ce qui se passait dans « l’intérieur public » (Harteveld et Brown 2007) du CARÉ se passe maintenant bien souvent dans l’espace public urbain, à l’extérieur. Soucieux de continuer à pouvoir instaurer des situations où se déploient des engagements pratiques qui permettent de symétriser les relations entre bénéficiaires et travailleurs sociaux, le personnel du CARÉ en est même venu à proposer de nouvelles « activités » comme la « course à pied », la « pétanque », le « football » ou le « basketball ». Par-là, le personnel parvient à retrouver les bienfaits du ludique à plusieurs tout en n’étant pas enfermé avec des usagers en grand nombre dans un lieu clos, ce que les règles sanitaires leur interdisent de toute façon (voir Figure 4). Si de telles « activités » tendent à effacer le seuil du CARÉ, en projetant son personnel et ses bénéficiaires au-dehors, les mesures d’espacement ont plutôt eu pour effet de multiplier et de durcir les seuils, jusqu’à rendre méconnaissable « l’accueil libre » qui avait cours d’ordinaire.

Figure 6 : Photo des auteurs (avril 2021).

Outre des conditions structurelles qui limitent l’accès (nombre de personnes maximal, inscription, désinfection, etc.), ces seuils sont symboliques, en ce qu’ils contreviennent de manière très nette au principe même de l’accueil « à bas seuil ». Bien sûr, y compris en temps normal, ce principe ne suggère pas une absence totale de seuil. D’ailleurs, les récits de ceux qui fréquentent ces lieux expriment bien la difficulté à le franchir, aussi bas soit-il. Quand ce n’est pas une table faisant office de réception qu’il faut contourner, c’est sa fierté qu’il faut parfois ravaler pour accéder à ces lieux, dont la fréquentation publicise une vulnérabilité et renvoie à une indigne condition — et bon nombre de nos enquêtés rechignent à y être mis sur le même plan que les personnes sans domicile fixe et toxicomanes qui les fréquentent eux-aussi. Néanmoins, l’apparition de ces nouveaux seuils « dramatise la question de l’inégalité d’accès » (Joseph 1998, p. 110), manifestant un impératif de filtrage et de décongestionnement auquel la crise conférait en sus une dimension hospitalière : un lieu d’accueil ne pourrait être hospitalier à ceux qu’il reçoit s’il s’ouvrait sans s’inquiéter de l’innocuité de qui s’y avance et laissait ses hôtes (bénévoles comme bénéficiaires) à la merci d’un virus qui se propage d’autant mieux en milieux clos, où il peut rester en suspension dans l’air ambiant, sous forme d’aérosols.

Si les mesures « barrières » qui restreignent sensiblement l’accès aux lieux d’accueil répondent à des règles imposées par les autorités et visent à protéger le personnel, elles rassurent et protègent aussi le « public » d’usagers, en veillant à son immunité. Cette veille ne s’assure pas seulement au travers d’une vigilance exercée au seuil des dispositifs. Réclamant une gestion fine du nombre et de la conduite des personnes co-présentes, elle appelle aussi une attention à la spaciosité et à la ventilation des lieux mis en commun : ce qui nous rappelle que l’hospitalité ne peut se résumer à un franchissement de seuils. Consistant en un bien recevoir (Stavo-Debauge 2020), elle demande donc d’aménager des environnements qui soient disposés à ménager leurs usagers et à tenir compte de ce qu’ils y apportent (et ce peut-être un virus et ses symptômes…). Et en période pandémique, les intervenants sociaux et les responsables des dispositifs d’hébergements ou d’accueil « à bas seuils » ont convenu que bien recevoir revient à devoir recevoir moins.

À l’inverse, certains usagers parmi les plus précaires, comme Amadou que nous citions plus haut, ont eu la surprise de découvrir qu’être moins (à être) reçus signifiait être mieux reçus ; par exemple, en disposant d’une chambre individuelle dans la caserne des Vernets et en ayant la possibilité d’y demeurer en journée. Et les pensionnaires des Vernets ne furent d’ailleurs pas sans manifester leur légitime mécontentement quand la caserne a été évacuée avant d’être aussitôt détruite, au printemps 2021, comme cela était prévu de longue date, la crise du Covid-19 n’ayant fait que différer de quelques mois la mise à bas de ces grandes bâtisses militaires (voir Figure 5).

Figure 7 : Photo des auteurs, avril 2021.

À l’issue de cette évacuation, d’anciens pensionnaires ont encore pu goûter à un rare degré d’hospitalité. En effet, une « idée » du groupement associatif CAUSE a rencontré l’intérêt des autorités publiques, lesquelles se retrouvaient avec — selon les dires d’un membre de CAUSE — 400 « sans-abris » sur les bras, ou plutôt dans la rue. Un certain nombre de ces personnes ont été hébergées dans des chambres individuelles d’hôtels ou d’auberges de jeunesse, selon un principe « d’accueil 24/24 », comme le souhaitait CAUSE, qui entendait aussi se montrer « solidaire » avec les professions hôtelières et l’« industrie de l’hospitalité » genevoises, durement touchées par la crise pandémique. Comme nous le dira un des fondateurs du collectif CAUSE, heureux de la concrétisation de cette « idée », qui avait d’abord été repoussée par les autorités : « On bénéficie de cette parenthèse de la pandémie, avec un mot d’ordre : personne dans la rue ».

À Genève, le sort réservé à la caserne des Vernets illustre que l’accroissement de l’hospitalité publique réservée aux plus précaires a été conçu comme temporaire, à l’instar des restrictions exceptionnelles du premier confinement que tout un chacun était prêt à accepter pour endiguer la pandémie. Et l’idée — naïve — était qu’après la levée de ces restrictions, il ne serait alors plus nécessaire d’accorder autant d’importance à la qualité des lieux mis à disposition des personnes sans logement. De même, les employeurs de travailleuses domestiques sans statut légal ni contrat pensaient sans doute qu’il s’agirait de quelques semaines de suspension, avant un retour à la normale. Cette crise, et surtout son caractère durable et sa virulence variable, montre qu’il n’en est rien. Peut-être aura-t-elle le pouvoir que la crise sociale n’a pas à elle seule : pointer la nécessité d’améliorer la qualité et le volume d’hospitalité fournis aux plus précaires. Après tout, depuis le XIXe siècle, c’est moins la soif de justice sociale que la crainte des maladies transmissibles qui a motivé la lutte contre les logements insalubres… En un sens, la prolongation hôtelière initiée par CAUSE après la destruction de la caserne des Vernets dessine une telle tendance. En effet, selon un membre de CAUSE, deux cents chambres d’hôtel sont désormais garanties 24 h/24 h et 7 jours sur 7 pour l’hiver prochain (les chambres actuelles sont prolongées et d’autres seront donc ajoutées), payées essentiellement par la ville. Si le virus a donc nui au principe de l’accueil à « seuil-bas », il a bien été l’occasion d’une extension de l’hospitalité publique prodiguée aux personnes sans domicile fixe. Et contrairement à ce que craignait l’un des responsables du dispositif Covid-19 que nous avions rencontré, il semble aussi que ces mesures et leurs coûts n’ont jusqu’ici pas été contestées et ont même été étendues. La lutte contre le virus a ainsi permis de faire passer des mesures sociales qui ne paraissaient pas envisageables auparavant. Et si l’urgence sanitaire en limitait l’extension temporelle, force est de constater qu’elles ont pour l’instant été reconduites après leur échéance initiale.

Au final, avec les nouvelles distances et clôtures qu’elle a imposées, la pandémie a souligné l’importance de la part proprement spatiale des hospitalités urbaines. Au-delà des gestes personnels, des initiatives associatives et des mesures institutionnelles, la possibilité de faire place aux nouveaux venus et de promouvoir un ordre (en) commun équitable et décent renvoie à des enjeux de production, d’excavation et de régulation, non de l’espace au singulier mais des espaces au pluriel : tant les espaces de l’« habiter » (Breviglieri 1999) et de l’entretien de la puissance d’« autonomie » (Pattaroni 2005) de chaque citadin que les espaces de la réception des proches et de la rencontre des lointains. Plus encore, en venant problématiser les formes ordinaires de la variété des cohabitations et co-présences urbaines, le Covid-19 nous conforte dans l’idée que l’hospitalité des villes est affaire de milieux (Felder et al. 2020) et qu’elle appelle donc une analyse croisée des efforts pour composer avec les distances et les différences, les structures et les événements, les vivants et leurs environnements.

Abstract

This paper interrogates the social and spatial consequences of lock-down and “barrier” measures for newcomers and precarious foreigners in the city of Geneva. Linking these measures to the question of urban hospitality, the article documents the paradoxical transformations of the “hospitable milieux” that usually offer newcomers — and established “undocumented” migrants — the possibility to “take place” in the city and to stay there somewhat poorly. Addressing the case of “domestic workers” as well as “low-threshold” shelters and the public housing system for the homeless, the paper traces the problems faced by authorities and their publics during the first year of the pandemic.

Bibliography

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