Abstract | Bibliography | Notes

Serendipity.

L’hospitalité : jusqu’où irons-nous ?

Photographie de l’auteur : Le « mur des réfugiés », place de la République, Paris, janvier 2016.

Début 2017, les philosophes Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc signèrent un petit ouvrage intitulé La fin de l’hospitalité (Brugère et Le Blanc 2017). Sous-titré Lampedusa, Lesbos, Calais… Jusqu’où irons-nous ?, il prend appui sur le durcissement des politiques migratoires (Weber 2009). L’accueil « au degré zéro » [1] dispensé par les États les plus concernés par les arrivées massives de prétendants au statut de « réfugié » dans les pays d’Europe, cristallisé dans des « camps » – tels que Michel Agier les conçoit et nous autoriserait peut-être à les nommer (Agier 2014) –, les intéresse particulièrement. Pour autant, il n’y a jamais eu autant de centres d’accueil (pour demandeurs d’asile, CADA, et pour réfugiés statutaires, CHR) qu’aujourd’hui, et les « hospitalités privées » (Mollard 2017) se multiplient, de manière informelle ou dans le cadre d’associations spécialisées, comme la branche de l’association CALM (Comme À La maison), SINGA ou Réfugiés Bienvenue. Toutes les échelles possibles de l’hospitalité s’activent dans un contexte où l’inhospitalité de l’État est décrite et dénoncée [2] (Kahn 2013) (Mollard 2017). De ce point de vue, la France n’a jamais été aussi hospitalière qu’aujourd’hui ; c’est valable aussi pour l’Europe, si l’on accepte comme preuve le fait que le thème de l’hospitalité y soit devenu un topos des conversations profanes, des interventions papales et des discussions scientifiques. L’hospitalité qu’on dit finie n’a donc paradoxalement jamais été un sujet aussi peu négligé qu’aujourd’hui, dans l’action comme dans le verbe, à tel point que l’on peut, avec Ricœur [3], la définir comme une « acception de l’agir ».

On peut, avec Guillaume Le Blanc [4], définir l’hospitalité comme une action permettant de « donner, sinon de rendre un espace à l’autre ». Voilà un thème fécond pour les sciences sociales, et en particulier pour la géographie qui, officiellement depuis toujours, mais effectivement depuis le spatial turn des années 1990, fait de l’espace son objet privilégié. Nous exposerons dans cet article les résultats d’un état de l’art effectué en 2017 – qu’on a légèrement étayé de références plus récentes – montrant les différentes formes que nous semble prendre l’hospitalité comme sujet et comme pratique dans la recherche en sciences sociales. Le fameux De l’hospitalité, dont la mort récente d’Anne Dufourmantelle (Domecq 2017), élève puis disciple de Jacques Derrida pour cet ouvrage (Derrida et Dufourmantelle 1997), a fait parler, a lancé la marche ; toutes les disciplines rejoignent, depuis quelques années seulement, un concert devenu plus accessible et plus fructueux, formant à elles seules et se laissant informer par une véritable économie de l’hospitalité telle qu’on la voit faire florès dans les domaines professionnels investissant des lieux où l’on n’est pas chez soi (Le Guen 2017) – c’est-à-dire, en fin de compte, la plupart des espaces du quotidien des sociétés à individus mobiles (Urry 2000) (Lussault 2017). La thèse de l’auteur est celle-ci : en l’espace d’une trentaine d’années à peine, l’hospitalité s’est à la fois développée et diversifiée dans ses apparitions dans la recherche en sciences sociales. À partir d’observations, parfois participantes, de la dynamique épistémologique et des sciences en tant que « champ » social (Bourdieu 1997), nous les avons classées en trois.

Il y a d’abord l’hospitalité « classique », celle d’Homère, dont la fonction est de perpétuer le mythe, au sens que Jean Houston accorde au terme – « A myth is something that never was but is always happening » (Houston 1996, p. 34) –, qui renforce le caractère intouchable et inaltérable du déjà « très beau thème » (Scherer 1993) de l’hospitalité. Chez Scherer, le but est de « faire l’éloge » et de dégager, pour ainsi dire, le sens du sens de l’hospitalité, développé par les sociétés déjà passées à l’heure de l’accueil, au temps – c’est ainsi que le livre est contextualisé par l’éditeur – de la guerre du Golfe qui, par les mouvements de population qu’elle a suscités, invitait à repenser nos manières d’habiter le Monde sur le mode du cohabiter. Dans l’essai, les références antiques abondent et la perspective d’un temps long de l’hospitalité, dont on pourrait dès lors faire une histoire universelle parce qu’elle serait le propre de l’humain, s’y trouve confirmée. Les Anciens comme les « Modernes » choisis sont des « grands noms » : philosophes grecs, penseurs scolastiques, Kant, son cosmopolitisme précurseur et son appel précoce à faire une histoire universelle, Arendt et son militantisme pour l’accueil des réfugiés. On retrouve des penchants semblables dans l’œuvre de Derrida, un Derrida dont la voix sonne de plus en plus dans les émissions de France Culture au sujet de l’hospitalité, notamment dans celles auxquelles est invité le politiste Benjamin Boudou [5], qui ravive cette tendance so 90’s dans son ouvrage Politique de l’hospitalité (Boudou 2017). L’appétit du grand, du long – c’est le temps que choisit Benjamin Boudou pour construire sa Politique. Fondements anthropologiques, traditions philosophiques, de l’absolu et de la théorie, en vue de l’éclairement et, en particulier chez Scherer, de l’édification d’un principe qui serait plus noble que les autres : voilà peut-être ce qui caractérise le mieux cette manifestation-là de l’hospitalité dans la recherche.

Le deuxième élément de cette catégorisation est l’hospitalité « républicaine ». L’adjectif est choisi ici pour désigner une idée qu’il serait correct, préférable, profitable de penser, de porter et de développer dans le cadre d’activités de recherche dans un contexte politique donné. L’hospitalité est, en quelque sorte, devenue une valeur de la république des chercheurs, et la tendance semble, depuis le début de la « crise des migrants », inaugurée à la parution de la photo d’Aylan, se renforcer. Son corps a, par l’image, fait le tour des consciences, et paraît donner aux chercheurs déjà engagés dans des activités de recherche sur le sujet de l’accueil matière à persister dans cette voie et à inciter d’autres à se lancer. C’est « l’accueil » pratiqué par Michel Lussault, dont l’inflexion de la pensée depuis 2007 va dans le sens de l’hospitalité qu’il lie, dans L’Homme spatial, à l’habiter : « la géographie se mue en une science de l’habitation humaine, qui tente de comprendre comment on peut habiter l’espace terrestre, à toutes les échelles, du lieu au Monde, sans le rendre inhospitalier pour soi comme pour les autres » (Lussault 2007, p. 350). Dix ans plus tard, dans Hyper-lieux (Lussault 2017), le cohabiter qui perçait en 2013 dans L’Avènement du Monde (Lussault 2013) trouve sa traduction concrète : dans les lieux de brassage, d’interaction des spatialités (les centres commerciaux et les aéroports sont ses exemples favoris), mais aussi dans ceux où se pensent les valeurs de la nouvelle société (investissement des espaces publics par le mouvement Nuit debout). Mais cet itinéraire ne peut être compris qu’en prenant en compte son engagement, sur d’autres de ses supports d’expression, en faveur des « réfugiés » (Le Guen 2016a) et de leur accueil [6].

C’est encore une hospitalité d’université, à en croire les observations effectuées à l’Université Grenoble-Alpes début 2017. Exemple : le pilotage du séminaire Citoyenneté augmentée, communs et nouvelles mobilisations territoriales. Nouvelles approches pour des villes humaines, accessibles et hospitalières, dispensé aux étudiants de deuxième année du Master ITER (Innovation et Territoires) [7] du géographe Luc Gwiazdzinski par l’ancien ingénieur Olivier Frérot. Il œuvre aujourd’hui en tant qu’essayiste, conférencier et auteur du blog Solidarités émergentes. Cette intervention révèle à la fois la prégnance d’une philosophie de « l’accueillance » – de « l’hospitalitite » ? – dans des formations « innovantes » et, chez les acteurs de la « société qui vient » si chère à Frérot, une véritable disposition à l’accueil et à ses problématiques. Elle avait déjà par ailleurs trouvé un exutoire, en 2016, dans l’association Université d’Accueil, montée pour défendre un projet d’accueil de nuit, dans les amphithéâtres, de femmes SDF (Sans Domicile Fixe). Exposer, composer et coopérer avec l’altérité : professeurs et étudiants, pour partie étrangers par ailleurs, sont sur ce point d’accord.

On peut enfin interpréter la publication, en janvier 2017, à l’initiative de quelques chercheurs de l’UGA, d’une tribune « pour l’hospitalité urbaine » appelant à œuvrer en faveur de « pratiques d’ouverture des villes », « d’espaces accueillants », « auto-gérés », de « lieux hospitaliers », de l’« expression de nos créativités individuelles et collectives » (Mekdjian et al. 2016), comme une manifestation d’hospitalité « républicaine ». On peut encore la relier à la tenue, le même mois, d’une journée d’études en hommage au géographe Matthieu Giroud où fut, par ses parents, ses amis et par les enseignants-chercheurs présents, retracé son parcours de spécialiste de la ségrégation spatiale et, plus largement, des inégalités sociales et leur traitement politique. Sans vouloir faire de corrélation macabre, on peut supposer que le décès de Matthieu Giroud dans les attentats du 13 novembre 2015, semble, plus que la photo d’Aylan, avoir catalysé l’ancrage académique de la « pensée hospitalière » qui, parce qu’elle fait écho à des valeurs qu’il est politiquement correct de posséder, permet à la recherche de prouver son sens de l’engagement et sa capacité à mobiliser autour de problèmes qui n’émeuvent pas qu’elle. En s’alliant aux valeurs républicaines – en théorie tout à fait propices à l’accueil de « réfugiés » – l’Université a trouvé une stratégie d’intégration tout à fait efficace – en théorie.

On peut enfin concevoir une hospitalité de « méthode », circonscrite ici au monde des chercheurs. Dans notre acception, elle consiste en l’accélération du processus d’intégration des objets les uns aux autres, à « faire comme si » les choses étaient par nature co-habitantes et à opérer (co-opérer, souvent, comme c’est le cas dans l’exemple qui suit) une réécriture des grands récits et des règles de production des discours scientifiques. L’illustration la plus claire est l’intervention de Jacques Lévy au Festival International de Géographie 2018, intitulée « Cohabiter » : point de « réfugiés » (et en cela il rompt avec l’hospitalité « républicaine » d’un Lussault), mais des « cohabitations cognitives », et des perceptions par lui d’une forme de permanence de la cohabitation spatiale (Le Guen et Eliot 2018). « Si l’hospitalité, c’est la santé (l’hygiène intellectuelle !), tous les chercheurs en sont malades ? [8] »

Mais cette hypothèse s’appuie initialement sur un constat empirique, partagé en partie avec Le Monde : « le phénomène Boucheron » (Clarini 2017), qui dans une recherche non-gotmanienne [9] sur le sens de l’hospitalité peut se manifester, comme ce fut le cas pour celle-ci, par une certaine tendance à « tomber » sur les dits ou les écrits de l’historien Patrick Boucheron. L’historien n’est en rien spécialiste de l’hospitalité – quoiqu’il évoquait en conclusion du colloque « Migrations, réfugiés, exil » d’octobre 2016 « l’hospitalité aujourd’hui » (Boucheron 2016) –, pas plus que des « réfugiés » ; mais il publiait en 2017 une Histoire mondiale de la France fort remarquée, qui atteste bien de cette ouverture à l’altérité par une invitation et une pratique de l’altération d’un récit national qui serait trop engoncé dans ses frontières et nourrirait l’idée, fausse, de leur naturalité (Boucheron et al. 2017). Ce projet, un petit livre de 2013 intitulé Pour une histoire-monde (Boucheron et Delalande 2013) – on remarque la contemporanéité d’avec la parution de L’Avènement du Monde de Lussault – en portait déjà les prémices et il est plus facile que dans l’Histoire mondiale d’en identifier la teneur et de le comprendre en nuances.

Ce qui distingue sa forme de « pensée hospitalière » de l’hospitalité républicaine, c’est peut-être que Boucheron reconnaît « que les bons sentiments ne font pas les bons livres d’histoire » (Boucheron et Delalande 2013, p. 63) ; qu’il faut une méthode, donc, assez juste envers le réel, en l’avènement du Monde dont ce serait justice que d’en faire « l’entretien » (Boucheron et Delalande 2013, p. 5), c’est-à-dire nourrir les interrelations qui l’animent. « Tenir de l’entre » (Boucheron et Delalande 2013, p. 5) : le mot est employé par Boucheron dans le sens que lui a donné François Jullien dans L’Écart et l’entre, qu’il est également possible de traiter comme exemple de cette hospitalité de méthode (Jullien 2012). Le but est, par là, de « [re]mettre en récit les textures du temps » (Boucheron et Delalande 2013, p. 41), et en même temps d’être assez rigoureux pour éviter « l’histoire globalisante » (Boucheron et Delalande 2013, p. 42) où les interactions ciblées et signifiantes se perdraient au profit d’un flou dangereux.

Que dire encore des diverses formes de méthodes d’écriture scientifique, ouvrages collectifs, intertextualité, hyperliens à l’heure du numérique, accueil du discours et de l’avis de l’autre, en cours au moins depuis les années 1970, avec Hérodote qui intégrait dans la marge les avis des différents rédacteurs et commentateurs des articles qui y paraissaient ? Que dire de l’écriture inclusive dont les linguistes se sont saisie (Brunner, Husson et Neusius 2018) et dont, le linguistic turn n’étant manifestement pas terminé, les chercheurs en sciences sociales se servent aussi dans les formules de politesse de leurs messages électroniques ? L’épicène est une forme d’hospitalité poussée qui montre qu’on finit par considérer tout ce qui n’est pas normal dans une société donnée comme des candidats – et récepteurs effectifs – à l’hospitalité, dans un champ social, celui des chercheurs, qui ne cesse de la pratiquer, toujours plus loin, toujours plus fort.

Il est vrai que Le Blanc et Brugère écrivent La fin de l’hospitalité dans un contexte bien précis : on a vu que l’année précédente, la photo du jeune Aylan mort et échoué sur une plage de la Méditerranée avait fait l’effet d’un « électrochoc » (Le Guen 2017), réveillant des dispositifs d’accueil endormis ou suscitant la création de nouveaux (Le Guen 2016a). Révélés par les journalistes, l’avènement de ces nouveaux dispositifs, de ces « petites solidarités », a déchaîné la critique sur le Dispositif National d’Accueil (DNA), bref, de la politique d’État en matière d’accueil des migrants. En août 2016, l’agriculteur de la vallée de la Roya, Cédric Herrou, est arrêté alors qu’il transporte, dans un van, huit migrants à travers la frontière franco-italienne ; à sa condamnation en février 2017, la presse de gauche, relayée outre-Atlantique par le New York Times, criera à l’injustice du « procès d’un geste d’humanité » (Sifaut 2017). Enfin, au mois de septembre 2016 démarre une série d’incendies criminels dans divers centres d’accueil, de l’Île-de-France à l’Auvergne, pour la plupart antérieurs à leur ouverture. Les « solidarités émergentes » ne semblent guère suffire alors à contrebalancer l’inhospitalité de la politique migratoire française et européenne, pas plus que les voix des scientifiques qui s’élèvent depuis plusieurs années pour réclamer plus d’hospitalité de la part des pouvoirs publics.

On comprend que la conjoncture d’alors ne permette pas de prendre du recul vis-à-vis de l’hospitalité, en particulier en tant qu’elle est concernée dans la recherche – prendre de la distance, c’est peut-être, comme c’était l’enjeu de mon mémoire (Le Guen 2017), ne pas la prendre au sérieux. Mais l’actualité a depuis évolué : l’Aquarius, aussi limité soit-il, sauve de plus en plus de naufragés ; l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides) accorde de plus en plus l’asile, la demande augmentant ; nul n’a péri dans les centres d’accueil français incendiés, lesquels n’ont subi que des dégâts minimes, qui n’ont pas empêché leur ouverture à la date et dans le lieu prévus (Anger 2017) ; et Cédric Herrou, le passeur passé devant la justice, vient d’obtenir du Conseil Constitutionnel la consécration du « principe de fraternité », qui semble signer la fin du « délit de solidarité » et, peut-être, le « début de l’hospitalité » [10]. Il semble aujourd’hui y avoir plus de risques politiques à refuser l’hospitalité qu’à s’y ouvrir, au moins symboliquement, comme l’annonce le Conseil Constitutionnel. Ce retour de l’hospitalité publique paraît résulter, en effet, des pressions exercées par ces solidarités de l’ombre, c’est-à-dire par la mobilisation des particuliers et des associations pour l’accueil, sur l’État qui, par conséquent, ne maîtrise plus les présences et leurs qualités sur son sol. 

Début ou fin sont donc des termes bien peu adaptés pour décrire la dynamique de l’hospitalité, faite moins de flux et de reflux que de changements d’é(É)tat(s). L’hospitalité n’a jamais cessé dans les pratiques, et c’est ce que reflètent les pratiques scientifiques où elle s’est particulièrement étendue. Erreur que la fin de l’hospitalité, qui semble aujourd’hui atteindre la finalité de tout concept : celui du totalitarisme de la « vertu » (Gouirand 1987), du concept basculé en principe moral. Jusqu’où l’hospitalité habitera-t-elle les sciences sociales, et jusqu’où peut-on aller dans la critique de cette incorporation ? Le monde est-il assez hospitalier (à cette démarche) pour cela ?

Qu’on ne me parle plus de la fin de l’hospitalité ; j’ai le sentiment qu’on en est aujourd’hui au bout du bout ; et moi j’en suis à bout.

Abstract

This article argues that hospitality, that should have come to an end according to many authors in the social sciences, has been a fruitful theme and guideline to their practices, especially since 2015. In the social sciences, hospitality appears through new practices of social scientists as well as through the topic’s regain of topicality. This thesis is based upon a state of the art and extracts the most relevant documents to approach the relations between science as a social sphere and hospitality as a topic and practice.

Bibliography

Notes

Authors

Partnership

Serendipity.

This page as PDF