Dans l’espace de recherches francophones sur la sociologie des problèmes publics, deux auteurs ont proposé des perspectives originales : Louis Quéré et Jean Widmer [1]. Les parcours de l’un et de l’autre se recroisent à de multiples moments, ce qui m’a donné envie d’éclaircir leurs points de rencontre et de divergence. Widmer a participé à maintes reprises au séminaire que Louis Quéré a tenu en continu depuis le début des années 1980 au Centre d’étude des mouvements sociaux (ehess et cnrs-Paris) et qui a été l’un des principaux lieux d’introduction et de discussion en France de la pensée de Habermas, de l’analyse de conversation (Quéré, Conein et de Fornel, 1990-1993), de l’ethnométhodologie (Quéré, de Fornel et Ogien, 2000) ou du pragmatisme (Karsenti et Quéré, 2004). Il est, comme Quéré, membre du Centre d’étude des mouvements sociaux (cems). Quéré a accompagné le groupe de recherche de Fribourg (Domaine de Sociologie de la communication et des médias), en Suisse, rassemblé autour de Jean Widmer, qui a inventé une méthode d’analyse de discours, appliquée à des controverses publiques sur les politiques de la langue, de la toxicomanie ou de l’enseignement… Ils ont pris part à de nombreuses publications en commun et ont partagé le suivi et la direction d’étudiants. Après la disparition de Widmer, en 2007, Quéré a été l’un des membres de l’équipe qui a recueilli et édité ses travaux (Widmer, 2010), qu’il a également préfacés.
Le texte qui suit n’est cependant pas une simple présentation des travaux de l’un et de l’autre. Il s’efforce, certes, d’en restituer les grandes lignes ainsi que le contexte de gestation et de réception. Mais il est surtout la poursuite d’un dialogue que l’auteur a eu la chance d’établir avec Quéré à la fin des années 1980 et avec Widmer au début des années 2000. Il vise à donner, depuis un certain point de vue, un aperçu des discussions qui ont eu cours en sociologie des problèmes publics dans un petit réseau de chercheurs français et suisses, nourris d’ethnométhodologie, enracinés dans une perspective praxéologique et depuis une vingtaine d’années, lecteurs de philosophie pragmatiste. Du même coup, ce texte cherche à formuler quelques propositions sur ce concept de « problèmes publics ».
Ce dernier, rentré dans le vocabulaire commun, était peu usité jusque dans les années 1990. Tout en partageant l’héritage du concept nord-américain de « social problems », il le déplace sur trois points, au moins. Un problème public s’inscrit dans l’horizon de sa résolution par une action publique, qui échoit en général aux pouvoirs publics : il se publicise au sens où il en appelle à l’État ou à des montages institutionnels qui agissent au nom du bien public. Mais indissociablement, au sens de Joseph Gusfield (2009), un problème public se publicise en se rendant sensible, en s’inscrivant dans un espace argumentatif et en donnant lieu à différentes espèces de récits – il se donne une configuration dramatique, rhétorique et narrative (Cefaï, 1996). Un problème public se constitue enfin en constituant un public, au sens de John Dewey (2010) : ce public n’est pas le simple destinataire de messages médiatiques, mais un collectif qui se fait dans les processus d’association, de coopération et de communication qui émergent autour d’un problème. Un problème public ne se recrute pas seulement dans le répertoire établi de ce que l’on appelle communément « problèmes sociaux » — santé, chômage, migration, écologie, injustice, sécurité… : tout trouble qui engendre une arène publique de sensibilisations, de « concernements », de mobilisations, d’enquêtes, d’expérimentations, de disputes, et ainsi de suite, est candidat au statut de problème public.
Une sociologie des problèmes publics est donc indissociable d’une interrogation sur les publics et sur le type d’expérience spécifique qu’ils peuvent « avoir » et « faire ». C’est dans ce sens que nous entendrons ici l’opinion publique, ni comme artefact des sondages d’opinion, ni comme somme d’opinions individuelles, ni comme fiction esthétique ou politique, mais comme expérience publique. Nous verrons comment les perspectives de la sémiotique, de l’ethnométhodologie ou du pragmatisme ont permis d’avancer un certain nombre de propositions qui permettent de rendre compte de cette expérience publique. Et c’est l’un des enjeux d’une sociologie des problèmes publics que de se donner les moyens de la saisir — en tirant davantage, pour Widmer, du côté d’une description rigoureuse des modalités d’existence de cette expérience publique en Suisse, pour Quéré, d’une élucidation conceptuelle et normative des formes générales de l’expérience publique.
Praxéologie : déplacer l’attention des représentations aux activités.
Le point de départ de Quéré et de Widmer est critique (Widmer, 1999a), au sens où l’enquêteur s’efforce avant tout de comprendre des manières ordinaires de comprendre, leurs conditions de possibilité et leurs limites de validité. Mais le primat est donné à l’action [2]. Comprendre recouvre un ensemble d’activités, qui ne se réduisent pas à une construction de représentations. Les deux chercheurs revendiquent une démarche praxéologique [3], par où il faut entendre une étude de « l’action telle qu’elle s’organise “naturellement” par et pour ceux qui y prennent part » (Acklin Muji, Bovet, Gonzalez et Terzi, 2009, p. 21) et qui permet d’
élucider les relations de détermination réciproque que les pratiques concrètes des agents (irrémédiablement locales et singulières) entretiennent avec les systèmes d’activités (qui les encadrent et dont elles sont l’accomplissement) (ibid.).
Cette démarche a ses racines dans le programme de recherche du premier Garfinkel, celui d’avant 1974. Widmer a été l’auteur, en 1980, de la première thèse en langue française sur l’ethnométhodologie (Widmer, 1986a) et il était sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire de ce courant (Widmer, 1986b) [4]. Quéré en a été le principal introducteur en France, au milieu des années 1980, avec Bernard Conein, Patrick Pharo, Renaud Dulong, Albert Ogien, Michel de Fornel et quelques autres [5] et il aura coordonné avec Michel Barthélémy la traduction des Studies (Quéré et Barthélémy, 2007). Les deux sont d’une certaine façon dans une position frontalière, sinon dissidente, par rapport au réseau ethnométhodologique. Ils refusent de rompre avec la « sociologie professionnelle », dont ils continuent de se revendiquer [6]. Ils refusent une conception étroite des catégorisations ou des conversations et sont attachés à prendre en compte leur contexte — institutions communes, histoire commune ou environnement commun. Enfin, le rapport à la chose politique est pour eux fondateur, avec des différences sur lesquelles nous reviendrons : la question du (bien) vivre-ensemble est indissociable des questions de l’ordre social, de l’espace public, de l’institution politique ou du temps historique (Quéré et Terzi, 2010).
Étudier la constitution d’un problème public, c’est d’abord prendre en compte les activités de « rendre compte » — au sens de l’account de Harold Garfinkel ou de Harvey Sacks — à travers lesquelles les membres d’une collectivité rendent problématique et rendent public ce qui ne va pas dans telle ou telle situation. William Isaac Thomas aurait dit qu’ils définissent une situation comme problématique — avec la réserve que cette « définition » n’est pas tant une projection de significations sociales dans une situation (thèse constructiviste) que la dynamique de sens qui organise les transactions entre des organismes et leur environnement (thèse écologique, [Dewey, 1967]). La situation problématique n’est ni construite, ni subie, elle se fait, et en se faisant, organise l’expérience que ses participants ou des observateurs peuvent en avoir. Le travail descriptif, explicatif, interprétatif et évaluatif des chercheurs est arrimé aux activités de catégorisation et d’énonciation qui ont cours dans les situations où se fait le problème public. Les outils ethnométhodologiques ou conversationnalistes permettent d’épouser le déploiement temporel de ces activités pratiques et discursives, en respectant la pertinence qu’elles ont pour ceux qui les accomplissent. De ce point de vue, Widmer a travaillé à recadrer le projet ethnométhodologique par rapport à la sociologie compréhensive de Weber, dans la reprise qu’en a assuré Alfred Schütz (Widmer, 1985) [7]. Quant à Quéré, il a lancé des passerelles entre le projet ethnométhodologique et une perspective herméneutique et sémantique, d’inspiration ricœurienne, sur l’interprétation en sociologie. L’un et l’autre ont, dans les années 2000, pris un virage vers des thèses pragmatistes.
Cela a des implications fortes. Premier point, ils se démarquent de l’analyse fonctionnelle qui traite les problèmes sociaux comme le résultat d’une déviation ou d’une transgression de normes établies, en raison de processus de socialisation défaillante, eux-mêmes sans doute dus à des tensions du système social. Pour Widmer ou pour Quéré, l’émergence du problème public fait advenir son propre arrière-plan normatif et produit les critères cognitifs et surtout moraux et politiques qui permettent de l’appréhender. Elle engendre une configuration d’expériences et d’actions où les critères du normal et du pathologique, du légitime et de l’inacceptable, du légal et du déviant, du juste et de l’insupportable, deviennent eux-aussi problématiques, et sont élaborés, discutés, critiqués, testés, avant de se stabiliser. Le problème public se tisse dans les comptes rendus, multiples et conflictuels, qui le rendent visible et intelligible et c’est de cette phénoménalité que l’analyse doit partir.
Ou encore, deuxième point : l’analyse structurale tend à faire des problèmes sociaux le résultat de rapports de classe, de genre ou de race ou de conflits entre organisations représentant des intérêts constitués, engagées dans des stratégies de maximisation de leur capital, de leur pouvoir ou de leur influence. Pour Widmer ou Quéré, c’est l’émergence du problème public qui engendre des collectifs et c’est dans le procès de configuration de ce qui fait collectif que se déterminent des « identités », des « forces » ou des « intérêts ». Des arènes publiques se déploient temporellement dans lesquelles des groupes d’appartenance et de référence vont prendre consistance, se rassembler, se nommer et se confronter — collectifs de protestataires ou de victimes, groupes désignés comme coupables, institutions de médiation ou de décision, publics de lecteurs, de spectateurs et d’auditeurs et ainsi de suite. Et si des institutions et des organisations préexistent au problème public, et jouent un rôle crucial dans sa configuration, son administration ou sa suppression, elles se transforment à travers ce processus.
Dans cette optique praxéologique, le problème public se confond avec sa dynamique de problématisation et de publicisation, qui engendre de nouveaux mondes, dispositifs et réseaux, capacités et habitudes, catégories et croyances. Il n’est pas rabattable sur des tensions fonctionnelles, des rapports de force ou des conflits d’intérêt ; il n’est pas déductible du procès de socialisation d’agents sociaux soumis à des contraintes structurales.
De la sémantique à la socio-sémiotique : les mots et les choses.
Cette praxéologie est très attentive aux usages et aux effets de la parole : le langage en actes y occupe une place centrale. « Si le sujet se constitue dans la parole, il en est de même des acteurs et des entités qui émergent dans le discours social » (Widmer, 1993, p. 19). Deux points doivent être signalés d’emblée. Widmer rompt avec Greimas et développe une perspective peircienne [8], que l’on doit rapprocher avant tout de la semiosis d’Eliseo Verón (1987, 1995a), mais également resituer par rapport à son dialogue avec Oswald Ducrot à Genève, Umberto Eco à Bologne et Jörg Bergmann à Constance. Quéré, dans le sillage de débats entre sémantique, herméneutique et philosophie analytique, travaille à introduire les études sur le langage en sciences sociales, la référence principale étant là celle de Paul Ricœur (Quéré, 1994).
Ce n’est pas le lieu ici de raconter comment un certain nombre de chercheurs francophones ont épousé le tournant linguistique et pris au sérieux ces « médiations symboliques » de l’activité sociale dont il était question pendant l’ère structuraliste (Widmer, 2009). Ils l’ont fait en accordant plus ou moins d’autonomie au monde des discours, des images et des symboles, sans que cela ne signifie pour autant que le monde social s’y réduise, position assez fréquente dans le domaine des études sur la communication [9]. Et c’est le deuxième point, les « discours » qui ont cours dans un monde social — qui lui donnent ses matériaux de sens et qui contribuent à le façonner — ne sont pas examinés seulement comme des textes, mais comme des activités en langage (idem pour les images, qui relèvent d’activités iconiques ou symboliques). En tant qu’actions sociales, les discours ont un pouvoir instituant. On peut expliciter ce tournant avec Eliseo Verón (1983a) — on pourrait tout autant le faire avec le Lector in fabula d’Umberto Eco (1985). Trois générations de sémiologie se sont succédé. À partir des années 1960, une tradition immanentiste et structuraliste, qui court jusqu’à Greimas et Barthes, s’est enfermée dans les corpus de textes « pour décrire le fonctionnement connotatif du sens » (Verón, 1983a). Puis, les conditions de production ou d’engendrement de ces textes ont été prises en compte, contrecoup de l’émergence des grammaires génératives. Enfin, à partir des années 1980, l’enquête sur les textes les a réexaminés du point de vue de leur réception ou de leur reconnaissance : la situation d’énonciation ouvre un « champ d’effets de sens » (ibid.). Dans un autre registre, Michel de Certeau écrivait que « les récits marchent devant les pratiques sociales pour leur ouvrir un champ » (de Certeau, 1980, p. 185). Le problème est de savoir qui parle, montre ou raconte quoi, à qui et pour quoi, dans quelles circonstances, en recourant à quels « savoirs procéduraux et sociaux » (Widmer, 1999b, p. 7) et en empruntant à quelles « ressources sociales et culturelles » (ibid.)? Dit autrement : quels sont les dispositifs d’énonciation qui se mettent en place ?
Quéré fait cette démonstration en commençant par critiquer « la conception représentationniste et instrumentale du langage » (Quéré, 1991). Mais il se démarque aussi des traditions de Humboldt — le monde fondé sur des habitudes linguistiques, culturelles et historiques — ou de Durkheim — la langue et la pensée comme expressions de l’organisation sociale. Le problème est de décrire moyennant quelles activités une réalité prend. Comment percevons-nous des actions et des situations, des personnes et des choses, dans notre champ phénoménal ? Quels sont les savoirs et les raisonnements pratiques qui nous conduisent à voir des faits comme « ceci » ou comme « cela » ? Par quelles activités individuons-nous un événement unique et singulier pour l’affilier à un contexte de description ou l’inscrire dans un cadre d’expérience ? Comment les acteurs décrivent-ils et analysent-ils une situation — ce qui s’y passe, qui y intervient, où et quand, à cause de quoi et en vue de quoi, avec quelles responsabilités, en vertu de quelles conventions ? Par exemple, dans un texte de littérature grise qui a été décisif pour l’avancée de la réflexion collective dans le cems de l’époque (Barthélémy et Quéré, 1991), Quéré se demande, avec Michel Barthélémy, par quelles inférences pratiques, descriptives et interprétatives les commentateurs de l’événement du cimetière juif de Carpentras l’affilient au contexte de la profanation de tombes par des jeunes du coin ou de l’attentat antisémite à imputer au Front national (Barthélémy, 1992). Plus récemment, il s’interroge sur les dispositifs de catégorisation et d’explication, d’imagination et de symbolisation, incorporés dans des histoires, qui font voir aux promeneurs, dans les algues vertes d’une plage de Bretagne, un scandale écologique, à relier à l’élevage porcin (Quéré, 2012) [10]. On peut transférer quelques idées de Quéré, énoncées à propos des événements publics, vers la sociologie des problèmes publics. Sélectionner un contexte de description, c’est spécifier un problème en en montrant la particularité, c’est en réduire la contingence ou le normaliser, en le comparant et en lui attribuant des caractères génériques et c’est « l’inscrire dans un champ pratique » en déterminant « qui est affecté » et « qui a une capacité de réponse » (Quéré, 1994). Ce processus se fait
sous la forme d’attribution de responsabilités, de définition d’orientations d’action, de proposition de rôles à endosser, de personnages à incarner et de systèmes d’action à actualiser (ibid., p. 25).
Mais attention : il ne s’agit pas seulement d’y mettre en relation, de façon arbitraire, un phénomène et une description, mais bien de saisir des faits de réalité, de droit ou de justice. Quéré n’est pas du tout constructiviste. Une situation problématique n’est pas une créature de langage. Elle se détache sur un fond de capacités, d’habitudes, de croyances, de moralités pratiques qui sont donnés et qui commandent à notre engagement dans des situations intramondaines ; et elle se donne moyennant des opérations d’enquête et d’expérimentation qui, en éprouvant la résistance des choses, organisent l’expérience publique de ce qui fait problème. Dit autrement, le problème public n’est pas seulement une projection de représentations sociales, accessibles comme des contenus discursifs. D’une part, il se factualise en incorporant un processus d’exploration — par les sens, les actes et les mots — qui transforme les organismes explorateurs et l’environnement exploré et qui implique des opérations de validation, soumises à la raison publique [11]. Il ne fait pas que colporter des stéréotypes, il bouleverse nos habitudes de pensée et nos croyances pratiques en recourant à l’enquête, et il ouvre sur des actions réparatrices. D’autre part,
on ne peut pas dissocier le langage des habitudes d’action et des pratiques qui ont cours dans une forme de vie sociale : nos concepts sont intimement liés à nos façons d’agir et de répondre, qui déterminent notre expérience du monde (Quéré, 1994, p. 29).
Les mots, images et symboles qui donnent forme au problème public ont une épaisseur sociale et historique : tout en articulant de nouvelles manières de voir, de dire et de faire, ils ont la typicité de formes d’expérience publique, ancrées dans des environnements matériels.
Widmer, dans un autre cadre de référence, développe des idées similaires. Il engage une analyse de discours extrêmement originale par rapport aux analyses de contenu à la façon de Berelson, aux sémiologies à la Barthes, Eco ou Greimas, et plus encore, aux analyses de cadres de Gamson, aujourd’hui amplifiées et mécanisées par des logiciels informatiques. Widmer, fidèle en cela à Eliseo Verón (1988), veut ressaisir des discours dans le procès de leur circulation et comprendre quels effets de sens ils produisent. Les outils d’analyse des images et des textes médiatiques, qu’il a élaborés pour rendre compte de problèmes publics, ne s’en tiennent donc pas aux acquis de la « socio-sémiotique » (au sens de Verón) [12] : ils ouvrent à une sociologie, respectueuse de l’indexicalité et de la réflexivité d’actes d’énonciation, d’inscription et de réception. On peut ici citer un extrait de son cours « Analyse sociologique des discours : mots clés » (non publié, probablement 2005) :
L’analyse énonciative proposée ici est une sociologie parce qu’elle ne se limite pas à la structure sémiotique “interne” des textes. Elle étudie les discours en tant que relations sociales et analyse les catégories sociales qui les occupent et qui sont utilisées par les membres pour comprendre les discours comme des pratiques sociales. Partant, cette attitude sociologique considère que le monde social a un sens pour les membres qui le constituent. La première tâche du sociologue consiste à expliciter et à analyser ce sens-pour-les-membres. Cette attitude suppose que l’analyste recoure explicitement à sa qualité de membre comme point de départ pour comprendre le sens pour les membres et qu’il se décentre pour l’objectiver. Elle implique aussi que l’étude des pratiques des membres ne peut se limiter à l’étude de leurs interactions, mais s’étend à l’ensemble des faits sociaux en tant que, de diverses manières, ils sont présupposés, modifiés, utilisés par les membres dans le cours de leurs pratiques.
Widmer ne démordra jamais de cette position : que l’on passe par l’analyse de cadres, de récits, de catégories ou d’arguments, l’analyse des problèmes publics doit être sociologique. Elle active les « compétences de membre » (Garfinkel, 2007) de l’analyste ; elle est rapportée à des usages sociaux des discours ; elle ne s’en tient pas à des interactions discursives, mais elle prend en compte des modes de factualisation des faits sociaux ; et elle se soucie de la façon dont des auditoires vont se rapporter aux énoncés qui leur ont été proposés, en formant des publics et en transformant leur monde social.
Problèmes publics, auto-réflexion et auto-institution de la communauté.
De là, la question politique à proprement parler. Quéré et Widmer, chacun à sa façon, s’inscrivent dans une pensée de la démocratie. Avec des différences sensibles. Widmer n’a jamais rompu le dialogue avec la sociologie critique, d’Adorno à Bourdieu. Il a suivi une ligne politique forte, toute sa vie, consacrant son dernier séminaire à la question de la servitude volontaire et relisant régulièrement L’Institution imaginaire de la société de Castoriadis (1974) avec ses étudiants. L’ethnométhodologie l’intéressait en lien avec ses recherches sur le langage, mais elle était pour lui indissociable d’un engagement politique et d’une visée de transformation du monde social. Décrire autrement, c’est ouvrir la possibilité d’un autre monde. La science sociale comme « respécification » [13] des opérations de constitution des problèmes publics veut introduire de la réflexivité par rapport au sens commun, sans pour autant proposer de solutions normatives. La position de Widmer était celle d’un libéral suisse qui, jusqu’au bout, ne renonce pas aux pouvoirs de la critique sociale. Quéré a sans doute un cadre de pensée plus républicain, à la française. Il a une plus grande révérence pour le jeu des institutions, que l’on ne change pas par décret, et il est plus mesuré quant à la portée des mouvements sociaux, dont il était proche dans sa jeunesse [14]. Mais au-delà de ces nuances, la différence la plus flagrante réside dans les points de passage, en Suisse et en France, entre les mondes universitaire, civique et politique. Widmer a eu une carrière dans l’administration fédérale et a maintenu une grande proximité avec certains ministres fédéraux et cantonaux. Il a longtemps été un élu de la gauche du Parti socialiste de la ville de Fribourg. D’un point de vue personnel, il attachait une grande importance à l’ancrage local de l’Université qui, tout en produisant des savoirs universels, se devait d’être utile aux affaires publiques du canton et du pays — un engagement que l’on pourrait comparer à celui de Dewey ou de Mead à Chicago. Quéré a fait carrière au Centre national de la recherche scientifique, et son intérêt pour des objets politiques est assorti d’une plus forte distanciation par rapport aux actions et aux passions politiques. Sa pensée est du coup moins descriptive et plus orientée normativement. Peut-être faut-il relier à ces différences de tempérament, de contexte et de trajectoire la différence entre leurs perceptions de l’institution et leurs réceptions de Dewey. Dewey est lu par Widmer, et par ses étudiants Terzi ou Bovet, dans l’horizon de leurs pratiques civiques, de première main. Ses thèses consonnent avec la possibilité de mener en Suisse des enquêtes à l’échelle locale, susceptibles d’avoir des implications législatives. Tandis que la pensée de Dewey entre en résonance en France, en tout cas pour Quéré, avec une sensibilité « deuxième gauche » — Quéré a été proche du Parti socialiste unifié (psu) dans les années 1970 et a développé sa perspective des mouvements sociaux à l’encontre du Parti communiste de l’époque [15]. D’où les plus grandes affinités du premier avec Castoriadis et du second avec Lefort. Le concept d’État n’a pas tout à fait le même sens des deux côtés des Alpes et du Jura. Mais Quéré est très proche de Widmer quand, en compagnie de Terzi et en accord avec Barthélémy, il voit dans le programme de Dewey un enrichissement potentiel de l’ethnométhodologie, contre ses dérives conservatrices. « La structure de l’ordre social n’est pas une fatalité » et la saisir comme un « accomplissement pratique » permet de concevoir autrement la dynamique de « constitution et résolution des problèmes publics » (Quéré et Terzi, 2010). L’ethnométhodologie acquiert une portée politique ; son ferment critique est réactivé contre sa pente conservatrice [16].
La réflexivité du discours et de l’action est élargie à la question de l’auto-institution du social [17]. Deux sources peuvent être particulièrement retenues. Quéré hérite explicitement de la pensée de Touraine sur la « production de la société » (Touraine, 1973), et quand elle ne le satisfait plus, il se rapproche de l’idée d’ « invention démocratique » de Lefort (1981). Une collectivité n’est jamais enclose et centrée sur elle-même. Pour exister, elle doit se donner à voir et à entendre — se mettre en ordre, en scène et en sens, comme aimait à le dire Lefort. Ce moment de « phénoménalisation a-subjective » [18] est un moment d’auto-institution d’une communauté, qui se réfléchit en miroir en s’apparaissant à elle-même. Elle se représente alors même qu’elle exerce un travail sur elle-même pour s’auto-organiser et s’auto-gouverner. Tout en reconnaissant les conflits qui l’animent et en se percevant à la source de sa propre historicité, elle reconduit les quasi-transcendantaux du pouvoir, du savoir et de la loi à l’épreuve desquelles elle s’institue. Le texte fondateur d’un tel questionnement aura été, pour toute une génération, Sur la démocratie. Le politique et l’institution du social, co-signé par Claude Lefort et Marcel Gauchet (1971). Un ordre symbolique se déploie à travers des processus de mise en visibilité qui à la fois découvrent et recouvrent ce processus d’auto-institution. C’est ainsi que la société prend forme, dans un triple mouvement où elle s’organise concrètement, se représente comme telle et se rend intelligible à ses membres, mais distille aussi l’illusion d’être une chose. Où à la fois, elle reconnaît l’historicité, la pluralité et la conflictualité qui l’animent, pour aussitôt les recouvrir sous des fictions d’immobilité, d’unité et d’unanimité (Lefort, 1978). Quéré mène ainsi dès 1978, date de parution en français de L’Espace public de Habermas (1978), une interrogation sur les transformations des « structures de la sphère publique » — Habermas qui, du reste, lui conseillera la lecture de Garfinkel qu’il ne connaissait pas encore. Quéré reprend alors, entre autres, les intuitions de Sennett sur le « déclin de l’homme public » (Sennett, 1979) ou de Lyotard sur la « condition post-moderne » (Lyotard, 1979) pour analyser les formes d’érosion de ce qu’il appelle avec Jean-Joseph Goux le « tiers-symbolisant » (Goux, 1973). Avec la disparition des « garants méta-sociaux » [19] et la fin des grands récits théologico-politiques, les membres des sociétés modernes sont condamnés à une réflexivité dont un mode de description est proposé par l’ethnométhodologie. « L’échange social est une interaction entre sujets, médiatisée par du symbolique » (Quéré, 2002a), mais ce « symbolique » n’est pas lui-même totalement appropriable par les participants à l’échange social. Cette incomplétude est ce qui fonde la réflexivité immanente de l’échange social, laquelle a un caractère paradoxal. Il n’y a pas de message sans méta-message et sans spécification et actualisation d’un jeu de rôles et de conventions dans le procès de communication ; et ce procès de communication, traversé par la verticalité de l’institution, opère comme « activité de constitution d’une communauté intersubjective » (Quéré, 2002a, pp. 30-31). On est encore là, à l’époque des Miroirs équivoques, dans une perspective habermassienne (Quéré, 1997), revue et corrigée à travers Lefort : la communication est pour Quéré un « procès de publicisation » (Quéré, 1991, p. 77) au sens où elle configure le contexte, ses enjeux et ses participants, lesquels n’en sont pas maîtres.
Cette interrogation méta-sociologique (Quéré, 2002a, p. 187) de Quéré, tout en ayant des points d’appui différents, est somme toute proche de celle de Widmer. Celui-ci effectue un parcours similaire dans une confrontation avec la logique mathématique, qu’il a étudiée dans sa jeunesse [20], et avec la pensée systémique et cybernétique. Les paradoxes de l’auto-institution du social sont par définition une transgression des règles de la logique : ils impliquent selon Yves Barel (1979) un « survol sans survol » qui définit les médiations symboliques. Dans les années 1970, Edgar Morin ou Jean-Pierre Dupuy [21] (1992, 2001) convoquent le théorème de Gödel pour penser l’incomplétude des systèmes et leur capacité à l’auto-organisation. Lefort et Gauchet passent quant à eux par l’ontologie de la chair ou la pensée du chiasme du dernier Merleau-Ponty pour saisir la « transcendance dans l’immanence » (Gauchet, 1971) du rapport de l’État à la société. La société ne peut se clore sur elle-même et pour se totaliser, doit se rapporter à un lieu transcendant, qui était celui de la religion dans les sociétés traditionnelles, qui est devenu celui de l’État, à la fois héritier du règne théologique tout en étant désormais ramené sur terre, traité comme une émanation de la société. Mais cette réflexivité paradoxale, mise en évidence dans une espèce de philosophie de l’histoire, peut tout autant l’être à l’échelle des interactions. La « logique de la communication » de Paul Watzlawick permet d’aller dans ce sens, sinon que pour Quéré ou Widmer, elle hiérarchise deux niveaux d’échange, celui de la communication et de la méta-communication, sans éclairer leur relation. Au lieu de quoi, il faut saisir comment opère le « tiers-symbolisant » dans la spécification des modes de compréhension de ce qui se passe et dans la distribution des places dans une conversation, une famille ou une file d’attente… Et repérer à quels moments de trouble ce « tiers-symbolisant » — que l’on pourrait, peut-être, rapprocher de la figure de l’« Autrui généralisé » chez Mead —, d’ordinaire ni vu ni connu dans le cours des choses de la vie, devient soudain problématique. La situation ne va plus de soi quand ses participants découvrent qu’ils n’ont pas le même cadre de référence ; ils ne partagent plus le même horizon d’expérience des choses et des gens, des actions et des événements, qui peuplent leurs situations. Du coup, ils ne réussissent plus à s’y orienter de concert et à coordonner leurs actions. De ces situations de trouble, certains symptômes de désagrégation des formes d’existence individuelle ou collective, ou tout simplement de montée de l’anxiété face à l’inconnu ou à l’incertain, se laissent déchiffrer [22]. Le recours pour les personnes est de faire appel à des spécialistes qui vont remédier au problème. Si par contre une telle possibilité est absente ou ne les satisfait pas, il leur reste à se lancer dans un travail réflexif, afin de recadrer la situation et leurs perspectives sur la situation. Ce qui signifie qu’ils se mettent à douter, questionner, discuter, critiquer, dénoncer, revendiquer ; qu’ils remettent en cause leurs capacités, habitudes, croyances et moralités et celles des autres ; qu’ils réclament une autre distribution de places, une autre hiérarchie de priorités, une autre division du travail ou une autre répartition du pouvoir. Au bout du compte, ils bousculent des conventions et des institutions et sont mis en demeure, par la situation, de réinventer la société et l’État, à travers leurs enquêtes, expérimentations et discussions.
Dewey dirait qu’ils forment un public.
Pas de problèmes publics sans publics : les sens du public.
On commence à entrevoir le pourquoi d’un tel détour méta-sociologique. L’émergence d’un problème public se fait dans un contexte d’auto-institution des collectifs. C’est comme si soudain y devenait sensible la façon, indexicale et réflexive, dont s’institue le monde social et les « catégories et institutions qui lui permettent de se penser et d’agir sur lui-même » (Widmer, 1999b, p. 14). Un problème public n’est pas simplement une construction sociale à travers laquelle s’exprimeraient, à travers des mécanismes complexes de déguisement et de transfiguration, de sublimation et d’euphémisation, des dysfonctions sociales, des rapports de force ou des conflits d’intérêt — et qui contribuerait, dans les modèles les plus complexes, à les redéfinir en fixant une certaine représentation du monde social. Un problème public est un point d’Archimède. C’est un nœud de récursivité (Widmer, 2010, p. 208). C’est une prise réflexive grâce à laquelle une société s’auto-produit et s’auto-organise, s’auto-réfléchit et s’auto-représente, en se donnant à elle-même de nouveaux contextes de description, de catégorisation, d’explication, d’interprétation et donc, par où elle agit sur elle-même pour se transformer. C’est une des formes de l’invention démocratique, en contrepoint des formes déjà instituées de représentation, de gouvernement et d’administration du bien commun. Là où les sociétés traditionnelles projetaient hors d’elles-mêmes le lieu et le moment d’un événement ritualisé, souvent sacré, pour donner une intelligibilité à des situations et découvrir quelle action entreprendre, les sociétés modernes engagent un travail de définition et de résolution de situations problématiques et engendrent en elles-mêmes les savoirs pratiques, les formules normatives, les outils matériels et les dispositifs institutionnels moyennant lesquels elles se font [23]. Une arène publique, avec ses controverses, ses enquêtes et ses expérimentations, polarisées autour de ce que l’on appelle problèmes publics, n’est rien d’autre que cet exercice de réflexivité collective, éminemment pluriel et conflictuel, à travers lequel une communauté s’auto-institue.
L’enjeu est de saisir comment se fait cette organisation endogène de l’expérience collective et de l’action collective. Pas besoin de créer des modèles analytiques ou philosophiques de surplomb — ou de recourir comme Habermas à un modèle de reconstruction formelle des a priori de la communication. L’expérience collective se rend elle-même observable et descriptible — elle se rend publique. L’une des originalités de la compréhension du concept de « publicité » en France (à laquelle ont collaboré des chercheurs comme Quéré et Joseph [24]) est qu’il a été retravaillé à la fois à travers la dimension de la chair de Merleau-Ponty, de l’apparaître d’Arendt, de la visibilité de Goffman et de l’accountability de Garfinkel. Du coup, c’est une conception de l’espace public comme espace sensible et pratique qui a été développée, en rupture avec Habermas, et dont les affinités avec le pragmatisme apparaîtront plus tard. Ce point a été clairement analysé par Quéré quand il développait les linéaments de son interrogation sur la publicité, pensée selon deux axes (Quéré, 1992, p. 77) : celui d’une « pragmatique formelle » de la « sphère publique de libre expression, de communication et de discussion » (Quéré, 1995, pp. 93-110) et celui d’une « esthétique » de la « scène publique » « où le pouvoir est soumis au regard et au contrôle de tous » (ibid.). D’un côté, la « formation de l’opinion et de la volonté collective » (ibid.), de l’autre, la « scène d’apparition et de jugement d’un public de spectateurs » (ibid.). Notons le retour à Arendt (que Widmer n’aimait guère) d’où Habermas était du reste parti, et à son sens de la phénoménalité de l’espace public (Habermas, 1977) et la rupture avec la lecture en termes stratégiques qu’Habermas avait faite de la dramaturgie goffmanienne (Habermas, 1987). Traduit dans une sociologie des problèmes publics, on obtient les propositions suivantes : les problèmes publics ne se forment pas seulement dans une activité délibérative, mais aussi sur des « scènes d’apparaître » (Arendt, 1958, pp. 199 et sq) où ils acquièrent leur individualité, leur socialité et leur factualité ; les opinions qui se forment à leur sujet et qui prétendent à la validité sont aussi de l’ordre de la doxa (Arendt, 1961) et non pas exclusivement de la science expérimentale ou de l’argumentation rationnelle. Ce type d’interprétation, d’appréciation et d’évaluation en appelle au sens commun et fonde un monde commun, si agité soit-il de conflits de toutes sortes. De fait, la définition des problèmes publics est indissociable de sa réception par un public d’auditeurs ou de spectateurs, qui recourent à une forme de jugement réfléchissant pour que se forme une opinion publique et qui engagent des activités collectives dont la préoccupation n’est pas seulement de l’emporter sur un camp adverse, mais d’œuvrer au maintien ou à la restauration d’un monde commun.
On peut franchir un pas supplémentaire avec le projet d’une « praxéologie de l’opinion publique » (Quéré, 1990, pp. 35-58), en le poussant au-delà du point où Quéré l’avait porté au début des années 1990. L’héritage du pragmatisme et de la sociologie de Chicago nous a permis entre-temps d’approfondir cette position. L’opinion publique ne se résume pas aux artefacts mesurés par les opérations des sondages, ni aux débats rationnels dans des assemblées délibératives, mais elle résulte d’une activité collective de personnes, qui s’engagent comme citoyennes d’une même communauté politique et qui se projettent dans un monde commun, en discutant et presque toujours en se disputant autour de ce qui apparaît comme des enjeux de préoccupation publique. L’émergence des problèmes publics est concomitante de celle de publics — ces dynamiques collectives qui se font à travers des processus d’association, de coopération et de communication. John Dewey et Robert E. Park sont ici on ne peut plus pertinents (Cefaï, 2008a). Le public dont il est question n’est pas (seulement) le public de réception des médias — celui qui a été étudié de Gabriel Tarde à Daniel Dayan — mais (aussi) un public d’action, qui s’auto-engendre comme communauté d’explorateurs, d’enquêteurs et d’expérimentateurs, et se fait public de discussion, d’évaluation et de validation des résultats de ces activités collectives. Le public étudie les « conséquences étendues et durables » pour le « vivre-ensemble » (Dewey, 2010) de décisions ou d’initiatives de membres de la collectivité, en particulier des représentants de l’État, ou d’événements, résultant de l’action humaine ou contrôlables par elle, qui affectent cette collectivité. C’est cela qu’il faut entendre par un processus d’auto-institution de la vie collective autour de ces enjeux que sont les problèmes publics. Les problèmes publics sont peut-être « construits », comme c’est devenu un poncif de le dire, ils ont presque toujours une dimension symbolique et imaginaire, et ils deviennent des enjeux de manipulation stratégique, exacerbés dans les situations de conflit — les enjeux de la sécurité et de l’immigration, de la fiscalité, de l’avortement et de l’euthanasie sont des marqueurs politiques extrêmement puissants pendant les tournois électoraux. Mais ils résultent avant tout, quand ils ne sont pas de simples délires, mots d’ordre ou coups de marketing, du processus d’élaboration d’une expérience qui, dans sa confrontation à des troubles à définir et à résoudre, se fait collective et publique et engendre les « médiations » requises pour y parvenir.
Cette position pragmatiste s’est affirmée petit à petit. Initialement, l’accent était davantage mis sur la dimension sémiotique ou narrative, même si la question des activités, héritée de l’ethnométhodologie, était toujours présente. Le recroisement de cette réflexion avec Le public et ses problèmes de Dewey date de séminaires de la seconde moitié des années 1990 au Centre d’étude des mouvements sociaux (ehess-cnrs). Avant ce moment, quand Quéré parle d’opinion publique, d’espace public et d’événement public, il commente Mead et Habermas, Goffman et Garfinkel, Arendt et Merleau-Ponty, Taylor, Searle et Davidson. Son séminaire de la « salle 816 » (au 54 Boulevard Raspail), est alors l’occasion d’une lecture approfondie de Wittgenstein, mais aussi de Rorty et de Putnam qui apparaissent dans les bibliographies. La culture des problèmes publics de Gusfield est l’enjeu d’un séminaire en 1992 ; nous travaillerons Le public et ses problèmes de Dewey un peu plus tard. Ces deux livres fournissent une matrice théorique qui permet à un petit groupe qui gravite autour du cems (et qui comprend quelques membres du Groupe de sociologie politique et morale — gspm) de réorganiser leur pensée. De 1999 à 2003, Quéré et Cefaï montent un séminaire ehess intitulé « Sociologie des problèmes publics », auquel Danny Trom, Barthélémy et Terzi se joignent en 2001-2003. En parallèle, un autre séminaire, « Nouvelles approches de l’action collective et des mouvements sociaux », est coordonné de 1998 à 2001 par Cefaï et Trom [25]. La littérature sur le comportement collectif et sur l’histoire naturelle à Chicago, sur le concept de public chez Park et Dewey (la traduction et le commentaire de Joëlle Zask paraissent en 1999), sur les activités revendicatives (claims-making activities) de Malcolm Spector et John Kitsuse, sur le dramatisme de Kenneth Burke ou sur les vocabulaires de motifs selon Charles Wright Mills, ou encore sur le débat autour de la « déconstruction du constructivisme social » (Holstein et Miller, 1993), est lue et discutée. S’engage une véritable activité collective, qui était en gestation depuis le début des années 1990, mais qui va s’accélérer à partir de 1998 et qui, par le truchement de Terzi, inscrit à partir de 1999 en doctorat sous la cotutelle de Quéré et Widmer, va se diffuser également à Fribourg et va féconder les travaux qui y étaient menés, en particulier sur les langues et sur les drogues comme problèmes publics (Widmer, Boller et Coray, 1995 ; Widmer, Coray, Acklin Muji et Godel, 2004).
Finalement, Dewey donne une clef de lecture à une intuition que Quéré comme Widmer avaient déjà : pas de problème public sans public, pas de public sans problème public [26].
Private problems, public issues : les conséquences dans la situation biographique.
Certains « problèmes de société » sont donnés comme tels, écrit Widmer (2004, p. 120), au sens où ils sont déjà établis, où il n’y a guère de surprise sur le cadre dans lequel les termes du débat, déjà éprouvés, vont être posés. Les acteurs représentatifs, déjà autorisés, vont prendre des positions et les dispositifs institutionnels, déjà rodés, vont apporter des solutions. C’est souvent le cas de la rubrique des « problèmes de société » que l’on trouve dans les journaux : la dynamique de problématisation et de publicisation y est verrouillée par un processus de routinisation des questions et des réponses. En réalité, elle tourne au ralenti, rectifiant à la marge telle ou telle dimension politique, juridique ou administrative, engendrant par scission ou par fusion de nouvelles catégories ou de nouveaux dispositifs, dans un environnement sémantique et institutionnel bien stabilisé. La structure a saisi le processus, aurait dit Gusfield. Les « problèmes publics », par contre, émergent dans une dynamique collective à travers laquelle des troubles du vivre-ensemble se rendent sensibles, descriptibles et intelligibles à ses participants. C’est cela que l’on entend par un processus d’émergence conjointe du public et des problèmes publics. Des questions sont posées, des faits sont établis, des associations se créent, des liens se nouent, des attachements prennent, des identités sont revendiquées, des valeurs sont affirmées… La formule de l’opinion publique est de ce point de vue trop restrictive et c’est plutôt d’expérience publique qu’il faut parler — l’expérience touchant autant à l’opinion, qu’aux dimensions de la sensibilité, de l’affectivité, de l’imagination ou du projet. La dynamique de problématisation et de publicisation engendre de nouveaux repères d’expérience publique à travers des séries d’épreuves qui transforment aussi bien les environnements qui sont problématisés que les individus ou les collectifs qui les problématisent — individus et collectifs qui sont eux-mêmes problématisés par les épreuves qu’ils traversent. Ces repères d’expérience publique se donnent dans des « transactions », pour parler comme Dewey, entre des milieux écologiques et des formes de vie (Cefaï et Terzi, 2012), « transactions » qui lorsqu’elles ne se traduisent pas par la tentation de boucler des territoires, d’exclure des étrangers, de réduire des libertés, de fétichiser des intérêts, d’entretenir des peurs, d’affirmer des dogmes… prennent la forme de discussions ouvertes, d’enquêtes ou d’expérimentations. On pourrait relire sous cet angle la série d’arguments de Quéré sur la nature de l’information. En dessinant une écologie des activités sociales (Quéré, 1999), à partir de James J. Gibson et de Gilbert Simondon, il rejoint une conception pragmatiste de la formation d’une situation d’information, à travers la dynamique d’exploration par des organismes coopérant et communiquant les uns avec les autres en interaction avec leur « milieu organisé et polarisé » (Quéré, 2000). Loin d’être une somme d’opinions privées, l’expérience publique, qui a une dimension d’incarnation [27], se fait à travers une « méthode expérimentale » (Dewey, 1981, p. 285). Ce qui ne l’empêche pas, dans les moments de crise, d’emporter les esprits dans un bouillonnement d’images, d’affects et d’intuitions, de convictions et de valuations, de souvenirs ou d’aspirations : en s’éprouvant, l’expérience publique change des corps, leurs langues et leurs mondes.
Une question qui n’a cependant pas été beaucoup traitée par Widmer et Quéré est celle de l’invention de nouvelles formes d’expérience personnelle. Comment les public issues façonnent-ils des expériences personnelles et se convertissent-ils en private problems — pour reprendre les catégories de Charles Wright Mills (1959, p. 8) ? Comment les systèmes de typifications impersonnelles et anonymes de l’expérience publique passent-ils dans des « situations biographiques », pour utiliser le vocabulaire de Schütz (Schütz et Luckmann, 1989) ? Et moyennant quels processus les réserves d’expérience personnelle, mobilisées dans le traitement de situations problématiques dans la vie quotidienne, enrichissent-elles en retour l’expérience publique ? [28]
On peut ici extrapoler au-delà de leurs positions. Cette dimension public/privé ne prend à vrai dire jamais la forme d’une opposition tranchée et c’est plutôt en termes de gradients existentiels, correspondant à des modalités et à des intensités d’engagement variables, qu’il faudrait raisonner. Une situation est rarement, sans hésitation, totalement d’ordre privé ou d’ordre public. D’abord, il faut que les catégories « privé » et « public » soient disponibles politiquement — dans d’autres sociétés, ce sont d’autres réseaux conceptuels qui médiatisent ce que nous appelons l’expérience « publique » et le discours « public ». Ensuite, leur sens change selon les milieux, peut être aménagé ad hoc et ne cesse d’être réformé. Il dépend d’ « architectures du bien commun » (Thévenot, 2007), qui varient selon les espaces linguistiques et culturels, et qui de surcroît, sont remaniées par l’émergence de nouveaux problèmes publics. Il y a de nombreuses modalités de faire du « commun » ou de partager une « communauté », autour desquelles des participants à une même situation seront en phase, jusque dans leurs désaccords ou leurs disputes, sur les limites de ce qui leur est « commun » — et au-delà du commun, sur ce qui peut relever du « public ». Dans les débats sur le sans-abrisme, une partition typique se fait entre ceux pour qui vivre à la rue est le problème personnel de ceux qui s’y retrouvent et ne concerne qu’eux, ceux pour qui c’est un problème commun, mais qui doit être résolu par la compassion et la charité d’ordre privé et ceux pour qui ce problème commun doit appeler des remèdes publics — pour les uns la répression, pour les autres l’assistance. Si l’on quitte une position de survol et regarde les choses de près, en suivant les actions et les prises de position qu’elles expriment, les modalités d’engagement vont se combiner, se superposer, s’emboîter ou se succéder, donnant à la situation une épaisseur et une mobilité, l’adressant à des auditoires différents, en faisant le lieu de doubles sens, d’équivoques et de quiproquos, dans la même séquence temporelle [29]. On entrevoit comment des sujets qui touchent à la vie de tous les jours — la discrimination des préférences sexuelles ou les inégalités de genre au travail, le chômage, l’obésité ou le handicap… — connaîtront de fortes variations selon les types de définition et de traitement qui leur sont donnés « publiquement ».
En partant de là, on peut dessiner trois modalités d’articulation entre expérience personnelle et expérience publique.
Un premier point que l’on pourrait développer à partir de Quéré et Widmer est qu’une situation problématique n’a de sens que si elle se rend racontable. Ses participants s’y retrouvent parce qu’ils y voient des configurations de prises (sensibles, pratiques, mémorielles, projectives, imaginaires…) qui leur permettent de savoir où et quand ils en sont dans le cours d’une intrigue. Une situation problématique a une structure d’intrigue, sous peine de quoi, il est impossible de se mouvoir et de s’orienter en elle. Elle est un nœud d’histoires racontables (Cefaï, 1996, 2010) sur des actions et des événements, des rencontres et des disputes, des processus et des décisions, qui se composent en une trame narrative (Bovet et Terzi, 2005). Dans ce cadre analytique, le lien entre public et privé n’est pas de l’ordre magique de l’effet de structure, mais il provient du fait qu’une personne exposée à des conversations ordinaires, des récits médiatiques, des performances artistiques, des analyses scientifiques, des décisions judiciaires, des polémiques politiques et des revendications militantes se voit projetée dans un champ d’expérience publique et dans un horizon d’attente publique [30] dans lesquels, bon gré mal gré, elle va prendre place. Par des opérations que l’on peut qualifier d’appropriation, de réception et d’application, cette personne (ou cette collectivité) va redéfinir sa propre situation biographique, retravailler l’histoire de sa vie en lui donnant une autre séquenciation et une autre signification, en s’arrêtant sur certains épisodes et en appréciant autrement la série d’épreuves existentielles qui l’ont conduite au présent (champ d’expérience). Et ce faisant, elle va avoir une autre anticipation de son avenir, déceler dans son quotidien de nouvelles valences normatives, réagir en nouant de nouveaux liens ou en adoptant de nouvelles pratiques et se projeter autrement vers le futur (horizon d’attente). Cette « prise de conscience », comme on le dit trop vite, n’est pas d’ordre intime. La disponibilité de catégories publiques ménage une place dans le monde social où il devient possible de questionner sa propre expérience, de l’analyser et de la verbaliser : cette expérience devient audible, intelligible et significative du point de vue du public. On peut être un mineur silicosé ou un habitant irradié, une femme battue ou un noir discriminé, on n’est rien tant que n’existe pas un dispositif d’énonciation pour le voir et le dire publiquement — soit un langage, une place d’énonciateur et une place de destinataire. Ces opérateurs de problématisation et de publicisation ne sont du reste pas fournis que par les seuls mouvements sociaux ou organisations civiques. Philippe Gonzalez, un étudiant de Widmer, a bien montré dans une ethnographie des assemblées évangéliques à Genève que si le politique peut devenir incantatoire, l’incantation peut devenir politique. Les églises proposent des dispositifs d’énonciation par où « des habitants prient pour la Suisse » (Gonzalez, 2011) : les étrangers non-citoyens, tenus à l’écart du débat et du vote, trouvent là une explication de leurs problèmes par la possession satanique et une solution par la prière. Pas d’enquête, ni d’expérimentation, et encore moins de délibération rationnelle : la prière, assortie de manipulation de cartes et de drapeaux, mâtinée de populisme nationaliste, vaut comme substitut imaginaire à une participation politique dont ces migrants sont exclus.
Pour comprendre les répercussions de l’expérience publique sur l’expérience privée, on peut recourir, deuxième point, à la façon dont les médias, en proposant des récits à leurs lecteurs, dessinent un « lectorat implicite » et dont ce procès de publicisation, qui vise des publics virtuels, rencontre des publics effectifs, qui se plient plus ou moins aux attentes qui leur sont adressées. Ces publics effectifs peuvent réagir moyennant des activités discursives de reprise, de discussion, de protestation, d’ironie, de critique… Ou tout simplement ne pas prendre les choses trop au sérieux, les ignorer ou ne leur consacrer qu’une attention oblique… Leurs membres empruntent aux débats publics certaines catégories et certains raisonnements et les rendent opérants dans leur vie quotidienne, se les approprient, les ajustent à leur situation ou les chargent de leur expérience, les amendent, les détournent ou les réforment. Parfois, ils augmentent leur capacité réflexive eu égard à l’organisation de leurs manières de travailler, d’habiter, de consommer, d’apprendre, d’éduquer, de se divertir… Nous y reviendrons plus loin. Il ne faut cependant pas surévaluer l’efficace de cette réception sur des idées et sur des mots. La transformation de soi passe davantage par la réorganisation écologique des milieux de vie et le réagencement matériel des « structures du monde de la vie » et des « rationalités de sens commun » (Schütz, 1966). La disponibilité d’agences publiques pour des usagers ou de marchés privés pour des consommateurs façonne beaucoup plus les modes de définition et de résolution des problèmes publics que les messages médiatiques. La création de crèches et jardins d’enfants et l’allongement des horaires scolaires ont plus fait pour l’autonomie des femmes que tous les discours d’émancipation. Le développement de marchés de produits biologiques a plus de conséquences sur nos habitudes alimentaires que toutes les préconisations des diététiciens. Mais les mediascapes sont partie prenante de la configuration de ces environnements.
Enfin, troisième possibilité, on pourrait examiner le lien entre expérience publique et expérience privée en termes de « micropolitique du trouble », au sens de Robert M. Emerson et Sheldon L. Messinger (2012). Les difficultés que nous rencontrons dans notre vie quotidienne adviennent dans des champs problématiques, plus ou moins stabilisés — Schütz parlait de la disponibilité de solutions typiques à des problèmes typiques (1954). C’est là qu’un trouble peut, petit à petit, prendre la forme d’un problème et assigner à la fois des solutions et des remédiateurs (troubleshooters) : « Je me sens mal à cause de ma surcharge pondérale et je fais attention à ce que je mange en raison des nombreux messages de mise en garde sur l’obésité » ; « je trouve inacceptables les écarts entre les salaires des hommes et des femmes en contrecoup des statistiques sur la question et des débats sur les inégalités de genre »… Dans ce processus de problématisation et de publicisation, certains porte-parole acquièrent une autorité et une légitimité dans la prise de certaines positions (Landowski, 1989). Des situations sont érigées comme exemplaires, des causes sont fixées comme décisives, des responsabilités sont attribuées à des agents, des demandes d’intervention — de régulation, de punition, d’éducation, de réforme — sont adressées à des institutions. Parfois, le public désigne des agents spécialisés chargés de prendre en charge telle ou telle dimension du problème public. Ces remédiateurs sont des tiers qui jouissent de prérogatives spécifiques, fixées par des lois et des réglementations, avec des marges de manœuvre plus ou moins grandes. Ils disposent d’un droit de contrôle spécifique de populations ou de territoires désignés comme problématiques, à la fois mis à l’index et appelés à se réinsérer (Katz, 1975). Ils constituent petit à petit des corpus de savoirs spécifiques qui se solidifient, forgent leurs propres outils disciplinaires, bloquent des projets alternatifs, ouvrent des carrières professionnelles et deviennent des médiateurs obligés. Les mauvais résultats scolaires, le penchant à la boisson ou la violence sur les femmes sont aujourd’hui pris en charge par une armada de spécialistes. La vie à la rue est elle aussi devenue une source de troubles à l’ordre public et les pouvoirs publics y répondent par des dispositifs spécifiques qui redéfinissent l’identité et la trajectoire des personnes sans abri (Cefaï et Gardella, 2011).
Dans tous les cas, en poussant plus loin encore le projet phénoménologique [31], on peut prendre l’expérience, privée ou publique, non pas comme un donné, mais comme la résultante d’une praxis collective. D’ordinaire, dans l’attitude naturelle, dans la légalité de la « raison mondaine » (Pollner, 1987), l’expérience est tenue pour allant de soi. Elle n’est pas thématisée comme telle. Elle n’apparaît comme expérience, ne devient sensible et réflexive, que dans sa réorganisation à l’épreuve de situations problématiques. C’est là que les situations problématiques prennent corps, dans la formulation d’argumentations, le déploiement de narrations et l’accomplissement de performances. Ce travail de configuration de l’expérience est aussi pratique : il requiert la mise en place de dispositifs spécifiques, avec leurs ressources, leurs autorisations, leurs personnels, leurs techniques. Le « politique » peut alors devenir « personnel », le « personnel » « politique » (Cefaï et Terzi, 2012).