Kayamandi : un township laboratoire de la recomposition du religieux et du politique.
L’article suivant a pour objet une analyse des dynamiques d’enchantement et d’effervescence cérémonielle au sein de la Revival Fire Ministries Church (RFM). Cette Église pentecôtiste se situe dans le township [1] de Kayamandi qui est à la périphérie de Stellenbosch en Afrique du Sud, plus précisément dans les Vinelands. La RFM rassemble environ cinq cents membres dans huit lieux différents. Elle a été créée en 2008 par Tafadzwa Doyce au Zimbabwe.
À Kayamandi, notre première ethnographie a duré trois ans et demi entre 2015 et 2019 sur les deux principales Églises du township. Soulignons que selon l’estimation d’un rapport du gouvernement sud-africain ayant pour objet les affiliations religieuses des Sud-Africains, 80% sont chrétiens, dont plus de 4,2 millions affiliés aux très actives Églises Pentecôtistes, à commencer dans les townships. Dans celui de Kayamandi, qui est à la périphérie de Stellenbosch, la première ethnographie avait comme objet d’étude l’Apostolic Faith Mission of South Africa (AFM). L’on estime que l’AFM sud-africaine est la plus grande Église Pentecôtiste. Elle compte environ 1,2 million d’adhérents. Ce qui fait d’elle le cinquième plus grand groupe religieux de la Nation arc-en-ciel, représentant ainsi environ 7,6% de la population (Clark, 2005; 2007). Elle est historiquement d’obédience assez conservatrice, bien que les dernières années, elle ait modernisé certains de ses principes. Toujours dans le même township fut réalisé un second terrain au sein de la Revival Fire Ministries. C’est une institution très récente qui a été créée en 2008 par Tafadzwa Doyce au Zimbabwe. Elle compte environ 500 membres, majoritairement à Harare et dans le Western Cape, province sud-africaine. C’est, on le verra, un courant plus progressiste que celui de l’AFM.
L’histoire de l’évangélisation et des processus duels de « révélation et de révolution » engendrant des logiques d’enchantement réciproque entre colonisateurs et colons ont été étudiées par les Comaroff (2008) laissant apparaître « une dialectique de la modernité « (2009), oscillant entre « conscience de la colonisation » et « colonisation des consciences » (p.54). L’historicisation de l’indépendance chrétienne sud-africaine a été examinée de manière diachronique (Maxwell, 1999). Les mouvements pentecôtistes dans le pays ont fait l’objet d’une myriade de travaux (Anderson, 1992 ; 2005 ; Kgatle, 2019 ; Chandomba, 2007), en premier chef l’Apostolic Faith Mission (De Wet, 1989 ; Kgatle, 2017a et 2017b ; Frahm-Arp, 2010 ; Nel, 2018) ou les mouvements dits génériquement charismatiques (Helgesson, 2006; Inbody, 2015). La dialectique pentecôtiste entre religion et démocratie libérale fut scrupuleusement scrutée (Meyer, 2007) sans toutefois faire ressortir les dynamiques contradictoires et ambivalentes de désenchantement du monde et de réenchantement par le capitalisme. L’émotion est un trait saillant du mouvement comme il a été montré au Brésil (Corten, 1999) mais les recherches ne croisent pas suffisamment la dimension psychanalytique que notre approche jungienne permet de pallier.
On se focalisera donc ainsi plus spécifiquement sur les cérémonies présidées par le charismatique pasteur Russel de la RFM orchestrant des divertissements divers et variés exaltant la joie de ses fidèles.
C’est un courant plus progressiste que celui de l’AFM qui sanctifie le capitalisme de manière moderne en utilisant les outils numériques à l’instar du groupe WhatsApp mis en place par le jeune prélat zimbabwéen. Ainsi en témoigne ce message envoyé un jeudi à l’aube : « Les évangiles expliquent comment Jésus bénit ceux qui réussissent à monter leur commerce ». Les activités qu’il préside dans le cadre de la communauté participent d’une dynamique d’un salut hic et nunc dans une métaphysique contingente de la finitude. L’enjeu métaphysique sera de comprendre de quel régime d’historicité est la métaphysique qu’on définira comme causa sui qu’entrouvre le mantra ostensiblement affiché à l’entrée de Kayamandi « the true light is already shining »
Cette communauté représente, à maints égards, comme l’attestera graduellement ce texte, un laboratoire social « de la recomposition du religieux et du politique » (Lefort, 2001). En premier lieu, car son succès reflète la « pentecôtisation globale du christianisme » (Kalu, 2009). Sur les deux milliards de chrétiens que compte le monde, un quart sont, dorénavant pentecôtistes (Kalu, 2008) – tandis qu’ils n’en représentaient, en 1980, que 6% (Gifford, 2015). Sa localisation dans un township de la « nation arc-en-ciel » retranscrit la syntaxe de l’espace mondialisé actuel dont les maux sont exacerbés dans cette marginalité urbaine, vérifiant du reste la formule certalienne que lorsque “le politique s’efface, le religieux revient » (De Certeau, 1973). La nation arc-en-ciel symbolise en effet triplement notre Zeitgeist consubstantiellement multiculturel, démocratique et néolibéral. Transparaissent donc à la lumière de ce terrain les pathologies sociales contemporaines. De là appréhendera-t-on l’enchantement religieux comme un « fait social total » c’est-à-dire qu’elle met « en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions » (Hubert et Mauss 1902 :65, Mauss, 2007).
Signalons que cet article est issu d’un travail de post doctorat qui fait l’objet de deux livres à paraitre, nous nous sommes focalisés sur trois Églises pentecôtistes et les fidèles qui y sont affiliés, ce dans deux townships sud-africain. Outre l’ethnographie, ce travail s’appuie sur trente-huit entretiens avec Russel et ses fidèles. Ils ont été réalisés les mercredis soir et les dimanches après les offices ou durant les trajets en voiture avec le pasteur Russel et ses fidèles avec lesquels j’ai eu l’occasion de sympathiser. Nous déconstruirons les scènes observées et nous nous livrerons à une exégèse des discours de manière pluridisciplinaire, à savoir essentiellement par l’anthropologie, la philosophie, la psychanalyse et la théologie.
Le pasteur Russel peut s’apparenter, à cet égard, à un « entrepreneur de l’enchantement » (Winkin, 2002) dont la mission primordiale est d’assurer à ses fidèles qu’ils soient en mesure d’évacuer les maux divers et protéiformes qui se cumulent et s’enchevêtrent inextricablement dans cette marginalité urbaine. Ce responsable revendique, en effet, comme enjeu principal d’offrir à ses pratiquants l’espérance du salut à travers un empowerment, à savoir un processus actif d’émancipation individuelle. À chaque entrée en scène il clame charismatiquement : « It’s fire time ». Russel développe des logiciels. Il a confectionné en vertu de cette compétence un logo qu’il a publié sur son groupe Facebook.
Celle-ci recouvre plusieurs ordres au sein desquels circulent ses fidèles si bien qu’ils s’auto-entretiennent. La première dimension de l’émancipation relève du domaine socio-économique puisqu’il vante la réussite matérielle dans une verve capitaliste. Autre mission qu’on peut qualifier de séculaire, celle de divertir ses fidèles en proposant, durant les cérémonies, ce qu’un de ses membres qualifia de « parenthèses enchantées ». Au demeurant si le pasteur fait prévaloir une logique individualiste dans la réalisation de l’existence de ses coreligionnaires, chacune d’entre elles se nourrit du reste de substantifiques échanges collectifs avec l’ensemble de la communauté qu’il préside et structure par des entrelacs festifs.
Les fidèles de la RFM vivent majoritairement dans la promiscuité, la violence et la précarité du township de Kayamandi. Or, leurs maigres ressources compromettent la possibilité de sorties culturelles ou de s’évader en vacances. Pour pallier ces manques et combler d’éventuelles frustrations que deux d’entre eux confessèrent durant des entretiens explicitant le sentiment commun en ces stigmates urbains du régime raciste tant honni que « l’apartheid n’est pas fini » (dixit Ashley et Elias), le pasteur Russel organise une foultitude d’évènements susceptibles de divertir ses paroissiens, à commencer par des weekends à la campagne très convoités. On se restreindra toutefois à deux autres exemples illustrant que cette communauté est source d’enchantement grâce aux activités frénétiques organisées par le pasteur. Ce dernier s’avère être ainsi l’entrepreneur d’un salut se déployant pourtant avant tout hic et nunc dans l’immanence sanctifiée du jeu sacré. Peuvent en témoigner une scène de danse et une compétition de déguisements. Toutes deux furent l’objet d’une ethnographie qu’on exposera à travers le prisme de l’enchantement. Celui-ci ne jaillit plus tant d’expectatives quant à un hypothétique au-delà qu’en vertu de la gloire sacrale dorénavant permise par l’effervescence du divertissement.
Ainsi tant la vocation que la gageure dudit pasteur sont-elles d’offrir des « biens du salut » (Weber, 1995 : 65). Au sociologue d’expliquer et de préciser que ceux-là « ne doivent nullement être cherchés par le chercheur empirique comme se rapportant seulement ou prioritairement à l’au-delà » (1995 : 21). En l’occurrence, les « biens du salut » qu’offre le pasteur Russel sont avant tout intramondains. On explorera donc deux séquences caractéristiques illustrant cette quête d’effervescence collective. Or, n’est-ce pas paradoxalement de celle-ci, pourtant a priori séculaire et collective, que procède désormais l’enchantement pentecôtiste consacrant ultimement un salut d’aspiration individualiste ?
Nous dévoilerons pourquoi celui-ci se déploie, depuis ce paradigme, essentiellement dans l’immanence du social. N’embrassant plus tant une perspective eschatologique, la sotériologie pentecôtiste, à savoir la doctrine du salut, vise donc davantage désormais ce qu’on a qualifié « l’éternité du présent ».
L’enjeu sera de réussir à dépasser le simpliste dilemme classique entre la thèse de la « revanche de Dieu » (Kepel, 1991) et celle d’une sécularisation à l’œuvre dans le paysage religieux contemporain (Swatos and Olson, 2000). En effet, étaiera-t-on, l’effervescence qu’engendrent ces différents évènements festifs constitue, à la fois, un pont et une fusion entre les dynamiques de réenchantement (Berger, 2001) et de « démagification » (Weber, 2003 : 51). Les différents divertissements proposés par le pasteur de cette Église cristallisent ainsi la nature désormais consubstantielle du sacré et du profane qui transparait, durant ces cultes, à travers ces activités ludiques.
Nous détaillerons et analyserons dans deux parties successives les ethnographies d’abord d’une scène de danse au sein d’une cérémonie de la RFM ayant généré une effervescence collective. Nous procéderons ensuite de la même manière avec une compétition de déguisement qui a laissé percevoir une dynamique d’enchantement.
I. « Dansons maintenant » : un divertissent capitaliste pascalien ?
A. L’effervescence: un « individualisme de groupe »?
À d’innombrables reprises, lors principalement de la fin des cérémonies se déroulant les mercredis, le pasteur Russel propose à ses fidèles de venir sur l’estrade où il officie. Un des membres joue le rôle de deejay et lance immédiatement une compilation musicale très entrainante. L’Église est en réalité une petite salle dans un bâtiment insalubre qui ne peut regrouper plus d’une centaine de personnes. Des banderoles tissées de couleurs vives sont soigneusement apposées sur les murs décrépis, arborant le mantra de leur foi martelé ad nauseam tout au long de l’office « Lord is with You ». La vénusté du précepte religieux n’est pas sans trancher avec la vétusté profane de ce lieu, qui sert, en effet, le reste de la semaine d’entrepôt de peinture. Édifice délabré lui-même représentatif de l’architecture urbaine dans laquelle évoluent ses impécunieux dévots qui s’entassent dans les baraquements en tôle ondulée du township le jouxtant.
Chaque dimanche les fidèles sont impatients d’assister à sa cérémonie et à une des séquences les plus attendues qui est celle de l’invitation à danser « Maintenant, il est temps de danser les amis ! La foi c’est aussi la fête dans la joie avec notre Seigneur ! On est ici aussi pour se divertir ! Allez, venez tous danser près de moi ! Le Seigneur aime vous voir danser ! Dansons maintenant ! C’est la fête ! » corne alors le pasteur Russel. Ce sont les croyants les plus jeunes, indifféremment hommes ou femmes, qui se révèlent les plus exacerbés par ce trépidant intermède ludique. En moyenne une vingtaine d’entre eux montent alors frénétiquement près de lui et se mettent à danser de manière endiablée. Les entretiens avec les fidèles nous ont significativement éclairés sur les conditions de possibilité de l’effervescence. Rappelons préalablement la thèse de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules. Il leur créditait une psychologie particulière, car un individu, argumente-t-il, pris dans une action collective, perd aussitôt ses caractères d’individu singulier. Il se fond alors dans la masse pour penser et agir comme elle dans un grand mouvement collectif où il n’est plus que le maillon d’un « grand Tout » qui le dépasse (1995 : 46), engendrant consécutivement une « âme collective » (1995 : 71).
Aussi la foule aurait-elle le pouvoir de pulvériser les élaborations psychiques individuelles, faisant alors resurgir un substrat inconscient commun. De là énumère-t-il alors plusieurs causes. D’abord indique-t-il un sentiment de « puissance invincible » (1995 : 139) et une disparition du « sentiment de responsabilité » (1995 : 141). Il pointe ensuite un phénomène de « suggestibilité » (1995 : 151), soit un évanouissement de la conscience ainsi qu’une abolition de la volonté et du discernement. Enfin relève-t-il une soumission hypnotique à un guide, d’où découlent un phénomène de « contagion mentale » (1995 : 153) et la promotion de l’intérêt collectif sur l’intérêt personnel. Or, le pasteur Russel peut correspondre, à première vue, à ce rôle de guide auquel les fidèles semblent se soumettre dans une logique possiblement hypnotique. C’est en des termes dithyrambiques, qui ne sont pas sans rappeler une passion amoureuse, qu’une jeune croyante me parla de lui. « Russel est simplement génial. Il a un charisme incroyable ! Je suis sous le charme ! Et ses prêches sont souvent juste enivrants. Je pourrais l’écouter durant des heures ! ». Le jour de son anniversaire, des dizaines de messages salueront ses initiatives en faveur de « la joie incandescente qu’il prodigue » (dixit Ashley, jeune fidèle de 19 ans).
- Le Bon va plus loin dans son analyse de la foule. Celle-ci s’apparenterait à une régression ; dans cette configuration, l’individu reviendrait alors à ses instincts. Ainsi ce dernier se voit-il donc apposer l’épithète de « barbare » (1995 :157). Émile Durkheim emploiera, dans une logique relativement similaire, le concept d’« effervescence collective » (2013 : 294) pour désigner cette expérience de la « perte de soi » dans l’extase collective. Ainsi, « une fois les individus assemblés, décrit le sociologue, il se dégage de leur rapprochement une sorte d’électricité qui les transporte vite à un degré extraordinaire d’exaltation » (2013 : 298). L’effectivité de cette force résulterait de l’effet de la fusion des individus en une entité collective. À l’évidence, les fidèles qui se sont empressés de danser sur l’estrade ont offert la vision d’une sorte d’extase à l’échelle communautaire. Pourtant, doit-on en conclure que cette apparente « effervescente collective » témoigne nécessairement d’un évanouissement de l’individu au profit d’un tout ? Reprenons l’idée d’une mise en scène de soi développée par Goffman (2003) en insistant sur l’idée que cette cérémonie est une mise en abyme de la société-spectacle (Debord 1967)
« La vie est une pièce de théâtre : ce qui compte, ce n’est pas qu’elle dure longtemps, mais qu’elle soit bien jouée », Sénèque, Lettres à Lucillius
Selon une célèbre formule socratique, une vie non examinée, c’est-à-dire non racontée, n’est pas digne d’être vécue. La vie biologique (zöè) n’est pas encore du vécu interprété (bios), organisé politiquement, transition de la vie au vécu grâce à la médiation. Pour Aristote, la tragédie est mimesis praxeôs, c’est-à-dire représentation d’actions et mise en scène de son histoire (Aristote and Voilquin, 1998). Le récit de soi est le processus où l’individu devient sujet de sa destinée, et finalement maitre de son existence (Ricoeur, 1990 ; 1991). Sans récit, la vie est dans les limbes. Elle n’advient qu’en étant contée ; à ce titre, « être en vie, c’est avoir une histoire à raconter. Être en vie, c’est précisément être le héros, le centre de l’histoire de toute une vie » (Mendelsohn et al., 2009). Le pasteur Russel et ses apôtres mettent en scène dans une mise en abyme le storytelling capitaliste de la société sud-africaine à travers le récit de fidèles ayant connu une ascension sociale. Ce alors que la nation arc-en-ciel a connu au début des années 1990 une transition démocratique et une ouverture économique au monde (Bond, 2000). Au risque que l’on passe d’un apartheid de races à un apartheid de classes (Seekings and Nattrass, 2005), fussent ces deux notions inextricablement enchevêtrées de manière ostentatoire en ces sociétés périphériques.
Dans Les rites d’interaction, Goffman reprend la définition que donne Durkheim du rite dans Les formes élémentaires de la vie religieuse. Durkheim considère que la religion correspond à un ensemble de croyances et de rites portant sur des objets sacrés. Par cette distinction subodore-t-il une séparation entre la théorie et la pratique ainsi qu’entre les représentations et les actions. Conçu comme secondaire par rapport à la représentation de l’objet sacré, le rite traduit une conscience collective dont l’effervescence ponctuelle des cérémonies permet d’affirmer une unité sociale que la fragmentation de la société post apartheid met en péril. Durant les rituels communautaires organisés le week-end, et plus spécifiquement ce week-end au camping, Russel permet de dépasser les oppositions classiques entre le tout et la partie puisque les extases mettent en scène une symbiose entre l’individu et la communauté. Le cadre de l’expérience des activités ludiques chapeautées par Russel permettent d’opérer simultanément le « devenir soi » (selbstwerden) (Jung, 1928) à travers la catharsis du divertissement qui s’opère dans dynamique collective synergique. Comme l’explique-t-il « L’homme mérite qu’il se soucie de lui-même, car il porte dans son âme les germes de son devenir. » Le grand psychanalyste suisse désigne « l’individuation » comme « le processus psychologique qui fait d’un être humain un individu, une personnalité unique, indivisible, un homme total » (Jung, 1990, p.89). Par l’entremise de l’ « operation room » et de la « forgiveness therapy » durant laquelle le public se livre notamment à la glossolalie qui fait fonction de cathartique et révèle la structure de la société (Dubarry, 2019) ; dans une atmosphère électrique, le fidèle parvient à ce que Jung désigne comme une « métanoîa ». Ce terme grec [μετάνοια], est composé de la préposition [μετά] (ce qui dépasse, englobe, met au-dessus) et du verbe [νοέω], (percevoir, penser, concevoir), et signifie un « changement de vue», une «transformation de l’esprit», un «renversement de la pensée» (Jung and Cahen, 1994). Jung utilise ce mot dans sa conception du processus d’individuation pour désigner une transformation de la psyché par une sorte de guérison initiée par des forces inconscientes. Ainsi s’agit-il d’une transformation complète de la personne – transformation qui ressemble follement à celle qui se passe à l’intérieur d’une chrysalide. De là émet-on la thèse que l’effervescence cérémonielle joue une fonction régulatrice dans l’équilibre psychique des fidèles assurant une meilleure homéostasie au corps social de surcroit.
B. L’effervescence collective : un catalyseur de l’individualisme
On conceptualisera comme un « individualisme de groupe » cette dialectique de l’élément et de la partie. Par ce concept, il s’agit de mettre en évidence que l’effervescence entraine moins une « perte du soi » qu’une exacerbation d’un certain narcissisme individuel, d’une émulation ainsi qu’une atomisation des volontés des croyants. Aussi peut-on sans doute percevoir dans une certaine mesure une « culture du narcissisme » pour reprendre l’expression de Christopher Lasch (2008). Ainsi la scène fut-elle filmée et mise en ligne sur Facebook où les participants se sont lancés dans un jubilant concours de celui qui remporterait le plus de « likes ».
Le fidèle pentecôtiste est d’emblée en effet appréhendé prioritairement dans son individualité. Raison pour laquelle le pasteur Russel embrasse comme ambition de leur offrir l’opportunité d’une émancipation individuelle comme en témoigne son mantra d’empowerment, à savoir l’émancipation individuelle par l’entremise du marché. Une jeune fidèle [2] me débonda ainsi : « Le pasteur Russel me propose de la joie et me donne de l’énergie pour s’en sortir et pour réussir ! C’est mon sauveur ! Je ne peux que le louer ainsi que notre Seigneur ! » Cela corrobore alors notre thèse que l’effervescence qu’il génère ne signifie nullement l’étiolement de l’individu au profit d’un hypothétique « grand tout » ou d’une éventuelle « âme collective ». Au contraire, l’effervescence procède-t-elle, en amont, d’une logique d’individuation et alimente, en aval, le processus de subjectivation de ses fidèles.
Cette Église propose par ailleurs à ses membres une fonction cathartique, car elle permet aux fidèles de purger ce que Baruch Spinoza désignait comme les « passions tristes » (Spinoza 2005, p.56) et d’évacuer une possible déréliction, en cela que l’effervescence qu’elle engendre leur paraît une preuve temporelle qui légitime leur foi et leurs espérances spirituelles comme l’attesta cette jeune fidèle. Ainsi me confia avec pétulance l’une de ses fidèles, officiant comme femme de ménage le reste de la semaine, « je me sens libre et tellement mieux après m’être lâchée en dansant ». Son amie, elle aussi employée de maison, adjoindra « quand je sors de la cérémonie et que j’ai dansé, j’ai l’impression d’avoir évacué tous mes tracas. Je me sens une personne neuve. J’ai tellement plus d’énergie pour réaliser mes projets personnels ».
Nous avons pu observer durant notre ethnographie de cette scène au cours de laquelle une vingtaine de fidèles ont progressivement fait irruption compulsivement sur l’estrade pour danser, l’importance de ce que Gabriel Tarde nomme la « contagion » (2009, p.71). Le sociologue explique, pour reprendre l’expression de son livre éponyme, que « les lois de l’imitation » régissent les mécanismes du corps social. Les « rayons imitatifs » (2009, p.113) participent donc alors d’un processus de socialisation. Deux individus qui interagissent régulièrement s’imitent l’un l’autre. Ainsi s’agit-il d’un processus dynamique où les deux parties se transforment réciproquement.
René Girard va prolonger et approfondir cette perspective (2014). L’anthropologue va alors dénoncer une double illusion. La première est subjectiviste et consiste à penser que nos désirs se fondent dans notre spontanéité. La seconde est objectiviste et consiste à croire que ce sont les qualités intrinsèques de l’objet qui font sa séduction. De là va-t-il forger la thèse du « désir mimétique ». Aussi met-il en évidence « un triangle du désir ». Le sujet ne désire jamais de manière véritablement autonome. Entre lui et le désir, il y a toujours nécessairement une tierce personne. De sorte que ce qu’il désire, en définitive, c’est ce que désire autrui. Ainsi le désir est-il intrinsèquement mimétique en ce qu’il est généralement imitation du désir de l’autre. En l’occurrence, le pasteur Russel fait figure, pour mobiliser la terminologie girardienne, de « médiation interne » (Girard, 2014 : 88). C’est en effet l’hiérarque religieux qui joue le rôle de modèle structurant initialement le désir mimétique de ses paroissiens puisqu’il commence invariablement à danser tout seul. Mais le pasteur Russel prestement interpelle-t-il alors l’assemblée : « Venez tous ici ! Suivez- moi ! Déhanchons-nous au rythme de cette merveilleuse musique ! Le Seigneur aime vous voir joyeux ! » Les fidèles accourent alors et se hissent vélocement sur l’estrade et imitent ses dandinements en riant et en chantant.
Une effervescence religieuse séculière sustentée paradoxalement par un jeu sacral
Comme on l’avait souligné de manière liminaire, Max Weber emploie le terme Entzauberung qui a été maladroitement traduit par sécularisation. En réalité, le mot allemand signifie plus exactement et littéralement « démagification ». Or, l’une des coreligionnaires de la RFM me confia la dimension thaumaturgique des cérémonies : « Grâce au pasteur Russel, j’ai l’impression qu’absolument tout est possible après ces moments miraculeux et que le monde entier m’appartient à condition bien sûr d’avoir la foi et de m’investir entièrement ». Or, quelle est la nature de la puissance sacrale que cette croyante attribue à cette séquence pourtant a priori profane ? Sa référence à ce qu’elle désigne dans ses propres mots de « sacré » (« holy ») nous invite donc à explorer la nature du sacré et à tenter de comprendre ses ressorts ainsi que les conditions de possibilité de son efficience. Indiquons que le matérialisme pentecôtiste a été condamné comme une hérésie gnostique par les autorités pontificales
Or, notre ethnographie a dévoilé que la source du sacré provient en réalité, sans doute plus exactement et inversement, du jeu alimentant l’émulation physique et morale des participants. De cette dernière jaillit le sacré en ceci qu’il institue une rupture avec le profane, assimilable en l’espèce à la possible déréliction d’un quotidien réduit sinon, pour ces pratiquants à la pesanteur de la misère aliénante du township. C’est donc inversement à des moments de grâce que l’on assiste, ce qui transparait dorénavant dans la glorification des corps et des vertus salvatrices et purgatives de cette jubilante parenthèse. Au demeurant, le souci revendiqué de ce pasteur d’assurer l’empowerment de ses affiliés nous amène cependant à souligner la dimension consubstantiellement communautaire et individuelle du divertissement. Il nous faut donc introduire le concept d’habitus tel que théorisé par Pierre Bourdieu (2018) qui, en offrant une théorie de la pratique, permet de dépasser l’alternative entre holisme et individualisme. L’habitus forme les conduites ordinaires. Il les rend automatiques et impersonnelles en ce qu’elles sont « signifiantes sans intention de signifier » et qu’elles révèlent une « structure structurée agissant comme structure structurante » (Bourdieu, 2018 : 87). Or, danser pour ces fidèles manifeste la double logique d’« intériorisation de l’extériorité » et d’ « extériorisation de l’intériorité » mise en exergue par P. Bourdieu (2018 : 121).
En effet, d’une part, ces croyants incorporent individuellement l’effervescence collective, les animant d’une énergie salutaire. D’autre part, leurs corps expriment leur joie latente alors qu’ils peinent souvent à accoucher personnellement des émotions positives dans le contexte oppressif de l’âpre quotidien de leur township. Leur hexis corporelle traduit leur ardente ferveur résultant de l’émulation que suscitent les prêches enflammés du pasteur Russel. Ce relâchement des instincts, ordinairement refoulés dans leur quotidien vexatoire placé sous le sceau de la misère, s’apparente à ce titre à une catharsis. Il correspond, pour reprendre une terminologie freudienne à « un retour du refoulé » de sorte que cette effervescence contribue à les libérer de la pesanteur de maintes frustrations jusque-là ensevelies dans les tréfonds de leurs psychés. Les déhanchements sont saccadés et redoublent d’intensité à chaque parole ou geste de leur pasteur. Aussi cette danse n’est pas tant le produit d’une croyance collective que d’ « une stratégie inconsciente » (Bourdieu, 2018 : 131) des individus susceptibles d’augmenter leur « puissance d’agir » personnelle. En cela l’effervescence est pourvue d’une fonction sociale et psychologique tant collective qu’individuelle.
II. La funny dressing competition : l’enchantement par le divertissement capitaliste
A. L’enchantement par le jeu ou la fusion du sacré et du profane
Un vendredi soir, je reçus sur WhatsApp, un message du pasteur Russel invitant chaleureusement tous ses fidèles à venir déguisés au prochain office. « Dimanche je vous propose une funny dressing competition ! Après la cérémonie, on fera défiler chacun d’entre vous et on élira la personne qui a été la plus inventive. Venez nombreux ! » Le jour J, tous les fidèles vinrent déguisés, qui en corsaire, qui en marin ou encore, sans être exhaustif, en femme pour quelques hommes – et inversement. Le vainqueur fut Elvis pour son déguisement de gangster old school. Les témoignages recueillis à l’issue de cette compétition furent dithyrambiques. Ils traduisirent unanimement l’effervescence collective exceptionnelle qu’elle déclencha. Ainsi de cette jeune fidèle : « Le pasteur Russel est un fantastique pasteur ! Je me sens exister grâce à lui ! J’adore sa formidable inventivité pour amuser tout le monde. Il donne du sens à mon existence ! »
À travers l’exemple du « pouvoir transformationnel du jeu », Erving Goffman développe sa pensée en théorisant le concept clef de modélisation. Lorsque des enfants s’amusent aux cow-boys et aux indiens, ils jouent en définitive à la guerre – ils prennent modèle sur la guerre- mais en abandonnent la plupart des attributs et des caractéristiques. Il ne viendrait pas à l’idée de l’un d’entre eux de s’en prendre gravement à un camarade ; tout comme il ne viendrait pas à l’idée d’un parent, observateur du jeu, de s’inquiéter pour la santé de son enfant : « ils ne font que jouer ». Ils appliquent à un contenu déjà signifiant -cadre primaire- un schéma d’interprétation partagé qui donne son sens à la modélisation. Ainsi, l’auteur entend par mode :
‘« …un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente. » ’ (Goffman, 1969, p.90)
Par sa distinction systémique entre l’activité originale et sa copie modélisée, Erving Goffman analyse de nombreux exemples de modélisation. Il les regroupe en cinq catégories dont il précise les caractéristiques : les faire-semblants, les compétitions sportives, les cérémonies, les réitérations techniques et les reformulations. Cette « funny dressing competition » fusionne ces composantes pour à la fois mettre en scène le capitalisme en son expression d’espace concurrentiel et procurer un exutoire aux avanies qu’il génère parmi cette population impécunieuse dont la ségrégation et le taux de chômage exceptionnel risqueraient de remettre en cause les fondements de ce paradigme économique.
Aussi nous faut-il maintenant souligner que l’enchantement produit par cette compétition tire précisément sa singularité de l’intrication ou, plus exactement, de la fusion du sacré et du profane. Mon ethnographie et mes entretiens ont en effet mis en évidence que les fidèles de la RFM baignaient, dans l’ensemble, dans une sorte de joie. Or, comme l’écrit F. Nietzsche « Toute joie veut l’éternité, la profonde, profonde éternité ».
L’ambiguïté et la complexité du salut pentecôtiste tiennent, en réalité, en ce qu’il procède d’une sorte de syncrétisme entre divertissement et foi. Ainsi que me le confessa Elvis : « sans l’Église de Russel, je serais seul pour combattre la violence, la misère et l’ennui. Elle me divertit et croire m’aide beaucoup dans ma vie de tous les jours ». La communauté permet à ces croyants, dans une logique essentiellement individuelle, de s’arracher à la mortifère lassitude du quotidien marqué par les violences protéiformes du social (criminalité, sida, précarité, etc.). Elle permet surtout, au final, d’échapper à la déréliction. Le salut ne doit donc plus s’appréhender dans une dimension strictement religieuse, en ce qu’il dénoterait une quête purement spirituelle, voire mystique, sur le chemin amenant ultimement, comme le fait prévaloir une frange importante du catholicisme, au Jugement dernier.
Aussi l’effervescence procède-t-elle d’une sacralisation de ce qui apparaissait auparavant comme résolument profane, en l’occurrence, le divertissement. Dès lors semblent fusionner, en ces intermèdes ludiques, le sacré et le profane. Pour E. Durkheim, les éléments sacrés ne se distinguent pas forcément des profanes par une supériorité de dignité et de pouvoir, mais par l’« hétérogénéité absolue » (2013 : 91) qu’on leur attribue. Ce qui justifie, partant, leur mise à l’écart. Or une religion se définit, dans son paradigme sociologique, « comme un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent » (2013 : 139). Force est d’admettre, à l’aune de nos ethnographies des cérémonies de la RFM, que se dissout indéniablement et visiblement la frontière entre le sacré et le profane. En témoigne cette affiche dont la prosodie associe le divin (« royaume ») au champ lexical du capitalisme (« agent »). Le capitalisme s’enchevêtre de manière syncrétique avec le sacré du religieux.
L’homme moderne, qualifié sans doute trop hâtivement et simplement par Mircea Eliade d’ « areligieux », n’a pas toutefois pour autant éliminé entièrement la religiosité. En effet, convient néanmoins M. Eliade, conserve-t-il des traces de celle-ci, qui perdure dans « le temps des réjouissances et du spectacle, et du temps festif » (Eliade, 1967 : 153). Or, la fête, parce qu’elle obéit à de tout autres règles qu’à celles ordinairement instituées, est, au sens strict, quelque chose de « séparé », c’est-à-dire littéralement de « sacré » puisque ce terme vient du latin sacer signifiant « ce qui est séparé ». Roger Caillois justifie donc également sa nature sacrale, tant elle représente « un tel paroxysme de vie et tranche si violemment sur les menus soucis de l’existence quotidienne » (2015 : 98). Aussi apparaît-elle « à l’individu comme un autre monde, où il se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent » (2015 : 149). De là cette activité ludique témoigne-t-elle de la sacralisation contemporaine du divertissement.
B. La félicité séculière et matérialiste de cette compétition : signe paradoxal et contradictoire d’un désenchantement du monde ?
Il faudrait parler d’un « empire du présent » pour caractériser la spécificité de la Weltanschauung pentecôtiste comme en témoigne cette publicité religieuse. En effet, les fidèles semblent s’être soustraits à l’autorité du passé qui régissait auparavant les sociétés religieuses. Aussi « le régime d’historicité » de la RFM, pour reprendre une expression de François Hartog, relève du présentisme, c’est-à-dire celui d’une valorisation du présent qui s’est « étendu tant en direction du futur que du passé » (2014 : 169). L’enchantement de cette séquence est sacralisé à l’aune non plus du passé comme peuvent le permettre les traditions, celles dont M. Weber les désignait (2003 : 91) comme « l’éternel hier, c’est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter ». Ce n’est pas non plus la promesse de l’éternité d’outre-tombe, telle que l’établit visiblement l’eschatologie catholique par exemple, à laquelle s’affilient ces fidèles afférents et qui préside le processus d’enchantement du monde. En définitive, c’est l’éternité du présent qui est dorénavant l’azur de la foi et qui participe d’un apparent réenchantement de leur monde. Ce dernier néanmoins est en partie illusoire. Le présentisme pentecôtiste dénote en réalité une dynamique ambivalente de désenchantement/réenchantement du monde par le sacro-profane du capitalisme.
L’Église RFM s’inscrit, à ce titre, non plus dans une hétéronomie, à savoir le consentement et l’obéissance à des lois extérieures provenant d’une autorité transcendante. Cornelius Castoriadis expliquait ainsi que les sociétés affiliées à ce mode d’organisation « fonctionnent […] sur la base d’un système de valeurs découlant d’un principe qui leur est à la fois extérieur et supérieur : les normes de la vie individuelle et sociale sont ordonnées à une fin autre que la société, autre que les groupes ou les individus qui la composent » (2000 : 89). Or, a contrario la RFM s’inscrit-elle résolument dans une logique d’autonomie. Que ce soit celle d’un sujet individuel ou d’une société démocratique, en celle-ci transparait la volonté individuelle ou collective de se conformer à des lois que le sujet ou la société se sont eux-mêmes donnés. Le présent devient donc alors ainsi l’autorité instituante du social.
Le philosophe et historien Marcel Gauchet a étayé la thèse selon laquelle le christianisme s’apparenterait à « une religion de la sortie de la religion » (1985). Ainsi la création du monde moderne procèderait d’une substitution d’un mode de fondation à un autre. Nous serions passés d’une fondation magico-théologique et transcendante à une fondation rationnelle et immanente. De surcroît introduit-il une subtile articulation entre les deux processus apparemment antinomiques de sortie et de retour du religieux, ce qui lui permet de réaffirmer la thèse du désenchantement contre celle du réenchantement de la réalité sociale. Les manifestations visibles du soi-disant réenchantement du monde tels que le fondamentalisme, le spiritualisme, mais aussi donc, à l’évidence, le pentecôtisme – et plus spécifiquement ces singuliers divertissements – ne sont qu’une double illusion d’optique selon l’auteur. Qu’il convient donc de lire non pas comme des contradictions, mais bel et bien comme d’ultimes confirmations empiriques de la sortie de la religion. En effet, le succès de ces divertissements qui occupent une place prépondérante durant les cultes peut s’expliquer par une dynamique de sécularisation du croire. Ils se déploient indéniablement en vertu d’une logique rationnelle dans l’immanence de la vie de leur communauté.
Cette compétition fait donc fonction, telle que l’exemple précédemment développé de la danse, de vecteur de sens existentiel légitimant, au niveau individuel, l’adhésion communautaire ainsi que la participation active à ce genre de fêtes. La dimension collective de ces moments d’extase ne doit pourtant nullement occulter, qu’elle alimente et amplifie, concomitamment et individuellement, là encore, dans une certaine mesure, le narcissisme. Cette compétition avait en effet alors amené ainsi la totalité des fidèles, systématiquement exaltés, à se prendre en selfie et à les diffuser aussitôt sur Facebook en tentant de prolonger le concours. Nous renvoyant à Pascal lorsqu’il statuait que « notre unique félicité est d’être en Dieu, et notre unique mal d’être séparé de lui », (1812).
Le marché s’apparente au regard du pentecôtisme, sinon totalement à un paradis sécularisé, du moins à un purgatoire. Accusant une longue sécularisation à l’œuvre des siècles en sa fonction d’apaiser les angoisses propres aux mentalités de chaque époque. Il convient d’approfondir l’ambivalence psychique de ces croyants afin de justifier en quoi les sentiments de félicité et d’angoisse constituent deux expressions transposant la dualité intrinsèque de la plénitude ou plérôme précédemment esquissée. Une lecture psychanalytique des « lettres de gratification » que Russel décerne à trois fidèles méritants chaque mois permet de dépasser l’antinomie apparente et éclairer sur la complexité de l’enchevêtrement de ses sentiments a priori contradictoires. Détaillons succinctement la scène. L’enveloppe contient non seulement un extrait du sermon, mais également soixante-dix rands. Cette coutume fait un écho diamétralement inverse aux indulgences qui furent précisément à l’origine du schisme entre catholiques et protestants.
Certains membres sont fébriles, d’autres extatiques, chacun espérant, au demeurant, en bénéficier. À Russel incombe de décider qui a mérité cette grâce, dût-elle graviter dans la pesanteur matérialiste terrestre. Pour expliquer les réactions discordantes, il nous faut interpréter cette gratification qui symbolise, au-delà du simple satisfecit, une transsubstantiation de l’argent sur l’autel du capitalisme. Dès lors peut-on continuer la réflexion du théologien Lubac qui étudia l’usage de l’expression « corpus mysticum » à travers les siècles depuis la fin de l’Antiquité jusqu’à la fin du Moyen Âge (Lubac, 2010). Expression forgée initialement pour désigner l’Eucharistie, il explique les raisons menant à sa projection dans l’Église. Pour Lubac, la perte, à l’intérieur de l’Église, du sens du corpus mysticum vidé de sa référence eucharistique va impulser indéfectiblement à sa trivialisation et son extension à toute forme de communauté.
De cette transposition résulteront la querelle des Investitures et maints conflits médiévaux entre sacerdoce et empire. Chaque parti s’échinant à se réapproprier l’analogie du corps mystique contribuant à ce qu’elle se soit désacralisée crescendo, en la réduisant au final à une simple analogie organiciste. Voegelin prolongera la réflexion de Lubac en envisageant le Sacrum Imperium comme un transfert du corpus mysticum. Les deux théologiens partageant l’intuition d’une Ecclesia impulsée par le pneuma émanant de la plénitude de puissance (le plérôma) du Christ (Voegelin and Schmutz, 1994). Le fidèle qui réussit en un self made man est projeté sur ce marché du salut.
Similairement dans la Weltanschauung pentecôtiste le corpus mysticum et le sacrum imperium se sont projetés dans le marché. Ce car de sa pneuma émane invariablement la plénitude de puissance du Christ, qui dorénavant fait découler le salut de l’amour de l’argent propre au culte du capitalisme. Jung avait semblablement associé, en la déité du temps grec Aïon, l’éternité et l’autonomie en l’archétype du Christ. La félicité observée s’expliquerait ainsi par la sensation d’éternité qui saisit chaque fidèle à mesure qu’ils s’arrachent aux déterminismes anxiogènes. Ainsi cette lecture jungienne nous permet d’expliquer d’une part la dissipation de l’angoisse, fût-elle partielle. D’autre part perçoit-on dans l’association iconoclaste du Christ au capitalisme la persistance du théologico-politique relevée par Marcel Gauchet (qui procède donc paradoxalement d’une sortie du religieux et de « l’éclipse du politique »). La béatitude observée s’expliquerait ainsi par la sensation d’éternité qui saisit chaque fidèle à mesure qu’ils s’arrachent aux déterminismes anxiogènes.
Ainsi cette lecture jungienne nous permet d’expliquer d’une part la dissipation de l’angoisse, fût-elle partielle. D’autre part perçoit-on dans l’association iconoclaste[1] du Christ au capitalisme la persistance du théologico-politique relevée par Marcel Gauchet (qui procède donc paradoxalement d’une sortie du religieux et de « l’éclipse du politique ».
La félicité observée durant ces scènes d’effervescence collective exprimerait la fusion du corpus mysticum et du sacrum imperium dans l’inconscient du fidèle. Elle traduirait ce que les philosophes du Moyen-Âge désignaient comme le nexus Dei et mundi, soit le lien entre le cosmos visible et le créateur invisible. Au terme de la gnose théosophique d’un paganisme du marché véhiculée par le pasteur Russel se dévoile le Deus logicus du capitalisme ; dès lors le fidèle « expérimenterait ce que l’on appelle le divin » (cognitio Dei experimentalis) (Beierwaltes, 2009, p. 77.) Cette sensation d’éternité se rapporte du point de vue psychanalytique au « sentiment océanique » évoqué par R. Rolland qui recouvre identiquement l’impression d’appartenir au « Grand Tout » (Freud, 2019). En ressort l’ambivalence de la félicité pentecôtiste qui manifesterait ainsi un « sentiment océanique », contenant à ce titre de façon contradictoire une angoisse. Celle-ci serait imputable à la tension psychique occasionnée par la fusion du corpus mysticum et du sacrum imperium, soit l’incorporation du capitalisme dans le Christ. Cette expérience se révèle antagonique en ce qu’elle se compose d’un syncrétisme avec le profane. Or le sacré ne peut se confondre avec le quotidien car il serait, pour reprendre l’expression de Rudolf Otto, le « ganz andere », id.est le « radicalement autre » (Otto, 1924). Le sacré implique, en effet, par principe, une division du monde en deux, de part et d’autre d’une nette frontière sensible et symbolique qui est perceptible en filigrane.
Raison pour laquelle les fidèles ne peuvent logiquement pas éprouver la sensation de plénitude sans conflit psychique puisqu’ils sont tiraillés, pour reprendre la métapsychologie freudienne entre Éros et Thanathos, c’est-à-dire entre une pulsion de mort visant la désacralisation de Dieu et une pulsion de vie tendant à sanctifier leur existence (Marcuse, 1987). Mais l’effervescence traduit aussi plus profondément un refoulement des pulsions de mort du capitalisme (Maris and Dostaler, 2015) et sa schizophrénie qui sont sublimées en ces intermèdes ludiques nous renvoyant au divertissement pascalien « qui insensiblement nous amuse et nous mène à la mort ». Cette indétermination suscitant l’angoisse s’ancre dans la kénose en ce qu’oscillent deux possibilités originellement intriquées en l’incorporation du spirituel dans le temporel. Dieu est humanisé et réciproquement la figure de Jésus fait advenir Dieu en l’homme puisqu’il est d’une double nature. De cette indistinction du sacré et du profane, de la libération et de l’aliénation résulterait la tension mise en exergue. Elle lui donne le sentiment d’être dépendant à l’égard d’un « tout Autre » alors même que ce dernier authentifie supposément la consécration de son autonomie. En ressortira « un sentiment de présence absolue, une présence divine ». D’où deux pôles antagoniques qu’Otto désigna comme le tremendum et le fascinans, soit littéralement de la crainte et du respect, de l’effroi et de l’admiration. Il recouvra cette dualité sous le concept de « numineux » (mysterium tremendum), composant ce qui nous échappe et nous dépasse. Par-là a-t-on mis en lumière comment ces fidèles s’échinent-ils, fut-ce inconsciemment, à s’arracher à cette angoissante tergiversation à travers la catharsis de l’effervescence dans une logique de « mimesis de reproduction » du spectacle du capitalisme mis en abyme durant ces scènes apocalyptiques au sens de l’Évangile de Saint Jean, à savoir qui révèlent « le sens divin de l’époque » (Crampon and Piffard, 1904, p.89) qu’est la magie d’un matérialisme néolibéral enchanté.
L’éternité du présent.
L’enchantement généré par ces cérémonies peut donc pourtant être perçu comme le signe d’une « métaphysique de la finitude » à travers la sacralisation du divertissement. Le succès de la RFM dénote donc ainsi la complexité du religieux dans le monde contemporain. En effet, c’est d’abord une dynamique d’autonomie qui structure la RFM, s’adoubant indéniablement à l’autorité du présent au détriment de celle des traditions d’antan. L’effervescence procurée par ces divertissements témoigne donc dorénavant d’un paradoxal désenchantement du monde. Or sa principale singularité tient à ce qu’il se déploie prioritairement dans l’immanence de la communauté en se soustrayant de l’autorité du passé. Par ailleurs témoigne-t-elle de l’émergence d’une « religion du sujet ». Car, en définitive, tous ces divertissements, à la fois procèdent de la subjectivation, exacerbent le sens de la responsabilité, et intensifient l’individualisme. Dévoilant alors ainsi que c’est la logique de ce dernier, qui, sans conteste, préside au succès de la RFM et explique grandement l’enthousiasme spécifique dérivant de ces divertissements.
Ainsi cette logique individualiste constitue-t-elle donc un trait saillant de la modernité, dont cette Église ne fait que ressortir l’importance avec ces fêtes. Dussent-elles certes manifester d’emblée la dimension collective du croire, nos ethnographies ont dévoilé que cette perspective se révèle toutefois être en partie illusoire. En effet, l’effervescence et l’enchantement à l’œuvre durant ses cultes démontrent in fine la puissance matricielle de l’individu dans leur émergence, leur développement ainsi que leur efficience et leur légitimité. N’ayant plus tant une ambition eschatologique, le salut pentecôtiste embrasse donc ainsi dorénavant « l’éternité du présent ». Aussi ces cérémonies reflètent-elles l’esprit de la modernité, résonnant, pour reprendre la formule de F. Nietzsche, d’une « consonance terrestre ».