La représentation cartographique habituelle de l’élection présidentielle américaine peut s’avérer trompeuse. Découpant l’espace à l’échelle des États, elle donne l’image d’un partage territorial entre vingt-six États (plus le District of Columbia) pour Barack Obama et vingt-quatre pour Mitt Romney. Si l’on descend au niveau du comté (il y en a plus de 3000 aux États-Unis, soit une moyenne d’environ 100 000 habitants par comté), d’autres configurations spatiales apparaissent. Si, par ailleurs, on ne représente plus les surfaces, comme sur les cartes classiques, mais les habitants, on obtient une image plus réaliste de l’espace étatsunien. Tel est le choix que propose le cartogramme ci-contre. On y voit que Obama confirme sa géographie de 2008 : une majorité fondée sur des réseaux face à une forte minorité républicaine appuyée sur des territoires.
Réseau ? C’est bien sûr d’abord la trame des grandes villes dont les centres et les banlieues proches ont voté, souvent à une majorité écrasante, pour Obama. Sur les 51 agglomérations (Metropolitan Statistical Areas, dans le vocabulaire statistique américain) de plus d’un million d’habitants, seules quatre ont préféré Romney, et une seule (Phoenix) parmi les 29 de plus de deux millions. Le score d’Obama dépasse souvent 60 % dans les centres des plus grandes villes, avec, comme en 2008, des performances spectaculaires : 91,4 % à Washington, 85,2 % à Philadelphie, 84,2 % à Manhattan, 83,3 % à San Francisco, 77,6 % à Boston. Obama est fort dans les villes, même lorsque l’État donne une majorité écrasante à Romney, comme au Texas, où les centres des quatre plus grandes aires urbaines : Houston, Dallas, San Antonio et Austin, ont donné leur préférence à Obama alors que, dans son ensemble, cet État a voté à plus de 57 % pour Romney.
Quand on descend vers des gradients d’urbanité plus faibles, l’influence d’Obama s’effrite, pour devenir très faible dans les périphéries éloignées ou les petites villes. Le caractère réticulaire de l’espace d’Obama se manifeste aussi par une domination nette sur les axes et les interfaces assurant les liens avec le monde extérieur : littoraux, fleuves, lacs, frontières, où Obama fait toujours mieux que dans les espaces internes moins bien connectés. La géographie d’Obama dessine un puissant archipel qui laisse vide de vastes zones interstitielles.
Inversement, la carte de Romney est nettement territoriale : elle comprend une immense nappe « rouge » continue allant de la Pennsylvanie à l’Arizona, en passant par les Appalaches, les Grandes Plaines, le Texas et les Rocheuses. Cette continuité territoriale résulte de l’addition de deux grands types de situations : petites villes et grandes banlieues, auxquelles s’ajoutent les étendues presque vides d’hommes de l’Ouest intérieur, que le cartogramme, logiquement, rend peu visibles.
Ce ne sont donc pas seulement deux morceaux d’espace, mais deux géographies qui s’opposent : les réseaux face aux territoires. Cette dichotomie spatiale est en phase avec la nature du combat de plus en plus dur qui se mène d’élection en élection entre Démocrates et Républicains sur des enjeux qu’on peut résumer par cette double formule : d’un côté, une société d’individus solidaires, de l’autre, une communauté de « pionniers » soudée par des normes conservatrices. La question de l’ouverture au monde et de l’exposition à l’altérité y est essentielle, car dans un cas elle est assumée comme cohérente avec les principes de construction de cette société et, dans l’autre, refusée comme une menace mortifère. Il n’est donc pas surprenant que la dimension spatiale s’exprime avec force, d’autant que, aux États-Unis comme dans le reste des pays développés, la part de choix que les individus de la vaste « classe moyenne » peuvent manifester dans la localisation de leur habitat est devenue tout à fait significative : les habitants procèdent à des arbitrages qui font que leur lieu de résidence n’est pas le fait du hasard, mais, de plus en plus, le résultat de décisions majeures qu’ils prennent et de stratégies élaborées qu’ils mettent en œuvre.
Obama l’a emporté très nettement à la fois chez les électeurs les moins diplômés et les plus diplômés (bac + 5 et plus). Il est soutenu par les personnes à bas revenu, mais on ne peut pas dire que le monde ouvrier le plébiscite : timide soutien autour des Grands Lacs dès qu’on sort des grandes villes, rejet marqué dans les vieilles régions industrielles des Appalaches, pas de frémissement sensible dans le Nouveau Sud en voie de réindustrialisation. Comme en 2008, ce n’est donc pas une structure socio-économique traditionnelle qui a étayé sa victoire.
On pourrait certes objecter que, selon le sondage sorti des urnes du New York Times, le soutien de 93 % des Noirs imprime une signature ethnique sur l’électorat d’Obama. Ce serait oublier d’abord que c’est aussi le cas de 73 % des « Asiatiques » et de 71 % des « Hispaniques », groupes auprès desquels il a progressé depuis 2008. Ce serait oublier, surtout, le fait que comme candidat aussi bien que comme président, Obama a toujours rejeté très clairement le communautarisme. La réforme de l’assurance maladie, qui permettra à la solidarité publique de prendre le relai des filets de protection offerts par des groupes non choisis, en est la meilleure preuve. Il a été le candidat des jeunes, des femmes, des homosexuels, non parce que ces groupes prétendent montrer leur force face aux autres, mais parce que leurs membres ont rejeté l’ordre moral régressif proposé par les Républicains et ont voulu affirmer deux principes typiques du rêve américain dans son expression contemporaine : l’égalité des chances (« equal opportunities ») et l’épanouissement personnel (« personal development »), en leur donnant priorité sur toute autre considération discriminatoire ou normative. Le fait d’être lui-même noir a donné à Barack Obama un coup de pouce pour lui permettre de devenir le premier président explicitement post-communautaire des États-Unis.
Cette évolution pourrait donner des idées à la gauche européenne qui cherche à passer du classisme (le communautarisme appliqué aux classes sociales) à un progressisme organisé autour d’enjeux de société, économiques et non économiques. En France, les débats sur les différentes manières de construire des « coalitions » gagnantes, interrompus pendant la campagne présidentielle du printemps dernier, pourraient reprendre à la lumière de cette géographie américaine.