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Serendipity.

Les techniques du corps, des compétences pour faire avec de l’espace.

« Zones d’urgence dont ont sait seulement qu’on ne sait pas grand-chose, mais dont on pressent qu’on pourrait beaucoup y trouver si l’on s’avisait d’y prêter quelque attention : faits banals, passés sous silence, non pris en charge, allant d’eux-mêmes, ils nous décrivent pourtant, même si nous croyons pouvoir nous dispenser de les décrire ; ils renvoient, avec beaucoup plus d’acuité et de présence que la plupart des institutions et des idéologies dont les sociologues font habituellement leur nourriture, à l’histoire de notre corps, à la culture qui a modelé nos gestes et nos postures, à l’éducation qui a façonné nos actes moteurs au moins autant que nos actes mentaux » (Pérec 1985, p. 109).

Le corps comme moyen d’action spatiale.

De sa manière comme toujours si poétiquement juste, George Pérec nous invitait déjà à apprécier l’importance des techniques du corps dans la compréhension des faits sociaux. Étonnamment, si ce concept de Marcel Mauss, introduit en 1934, correspond à un texte fondateur souvent cité, il a pourtant été constaté qu’il n’a été redécouvert que tardivement par les sciences sociales (Martin et Memmi 2009). Plus encore, s’il y a bien eu un très grand nombre de travaux sur le corps en sociologie et en anthropologie, « le corps comme instrument est à ce titre peu, sinon pas analysé, et le programme de Mauss demeure non suivi » (Gélard 2013, p. 89). On aborde fréquemment les problématiques du « corps » et de la « technique », mais de façon distincte, séparément, et non les « techniques du corps », c’est-à-dire l’articulation de ces deux éléments (Gélard 2013). C’est pourtant un enjeu majeur que d’essayer de comprendre le fait que :

« [C]haque jour nous voyons des corps accomplir des actions d’une infinie complexité, qu’il s’agisse d’adresse sportive ou de gestes créateurs (…) quand l’anthropologue Marcel Mauss s’empare de cette conception moderne de l’être vivant, il la nomme “techniques du corps” et franchit un pas décisif. Non seulement marcher ou faire l’amour sont des actions efficaces, mais il y a autant de façons de s’y prendre qu’il y a de cultures – et pas seulement humaines » (Bartholeyns et Joulian 2014).

Cet article souhaite contribuer à cette tâche en proposant une réflexion théorique participant de la prise en compte des techniques du corps dans une géographie de l’action.

Si les entreprises philosophiques lui ont donné un statut épistémologique variable, il est possible, depuis la réflexion de Maurice Merleau-Ponty, de partir de l’idée que, contrairement au dualisme cartésien, le corps n’est pas un objet, mais constitue en quelque sorte un impératif ontologique de l’individu : « je suis donc mon corps, au moins dans toute la mesure où j’ai un acquis et réciproquement mon corps est comme un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total » (Merleau-Ponty 1945, p. 231). Pourtant, en dépit de son caractère fondamental [1] pour l’usage, par les individus, de la dimension spatiale de la société, le corps a pu être considéré, il n’y a pas si longtemps encore, comme un « impensé » de la géographie (Di Méo, 2010) [2]. Cette affirmation prévalait plus précisément pour la géographie francophone, puisque, au-delà d’un intérêt précurseur (Volvey 2000), les recherches se sont pleinement saisies de cette question depuis une dizaine d’années (Barthe-Deloizy 2011) (Hancock 2011) (Coëffé 2014) (Duhamel 2014) (Hoyaux 2016). L’intérêt pour cet objet a été beaucoup plus ancien dans la géographie anglophone, au regard du nombre considérable de travaux depuis la fin des années 1990 (Pile 1996) (Sennett 1996) (Callard 1998) (Nast et Pile 1998) (Desmond 1999) (Teather 1999) (Longhurst 2001). S’appuyant en effet sur les travaux de sciences sociales (Butler 1993) (Conboy, Medina et Stanbury 1997) (Janet et Shildrick 1999), les analyses genrées, féministes et postcoloniales élaborées dans une perspective géographique (Grosz 1995) (Duncan 1996) (Cresswell 1999) (Gregson et Rose 2000) (Valentine 2002) (Oswin 2008) (Romanow 2008) ont largement contribué à la prise en compte du corps dans une perspective spatiale, notamment à partir du concept de performance (Bell 1999) (Rose 1999) (Nash 2000) (Pratt 2009) et plus récemment pour expliquer les pratiques des espaces urbains (Jones 2005) (Middleton 2010) (Butcher 2012) (Simonsen 2012). Toutes ces recherches ont ainsi participé d’une déconstruction du corps, en envisageant sa contextualisation à la fois sociale (Boltanski 1971) (Détrez 2002) et historique [3].

Dans le champ des études en tourisme, au-delà d’un essai au format original (Soile et Jokinen 1994), la corporéité des pratiques touristiques a été envisagée principalement autour des notions de performance (Baerenholdt et al. 2004) (Coleman et Crang 2002) (Edensor 2002) (Chapuis 2010) et embodiment (Crouch et Desforges 2003) (Pons 2003). Une succession de travaux récents ont, là encore, permis de réinvestir différemment ces problématiques (Chronis 2015) (Coëffé, Guibert et Taunay 2012) (Matteucci 2014) (Pickel-Chevalier et Parantika 2015) (Prince 2018), avec une focalisation affirmée sur l’analyse du corps à la plage (Coëffé et al. 2016) (Granger 2009) (Pickel-Chevalier et Parantika 2015). Cette saisie était d’autant plus nécessaire que l’engagement corporel à un lieu autre est au cœur, et sans doute l’enjeu même, de la pratique touristique : « c’est le corps, pas seulement l’esprit, qui est engagé dans la pratique touristique. D’où l’insuffisance des seules représentations ou du “regard touristique” dans l’analyse des pratiques touristiques » (Équipe Mit 2002, p. 92).

Si le corpus de travaux sur le corps en géographie – et plus largement en sciences sociales – est donc considérable (les références citées précédemment sont évidemment loin d’être exhaustives), deux principaux constats peuvent être formulés sur ces recherches : la dimension corporelle est très largement envisagée 1) pour envisager l’apparence des individus et 2) par rapport à des pratiques spécifiques. En effet, il convient tout d’abord de remarquer que les travaux qui se sont penchés sur cette dimension corporelle se sont surtout intéressés aux sensations, aux émotions et à l’affectif (Rodaway 1994) (Davidson et Milligan 2004) (Simonsen 2005) (Pile 2010), en envisageant le corps comme la « représentation d’un soi » (cf. les travaux de David Le Breton). Ce constat, établi en sociologie il y a quelques années – « much work in the sociology of the body has been devoted to an analysis of body modification and maintenance ; that is, to practices such as diet, exercise, body-building, tattooing, piercing, dress and cosmetic surgery » (Crossley 2005, p. 1) –, a été renouvelé plus récemment, lorsque d’autres auteurs soulignaient toujours que :

« [P]our dix études consacrées à la construction sociale des corps et de leur perception et à leurs usages sociaux, il y a une étude sur les formes culturelles des facultés du corps, autrement dit “les techniques du corps” et plus largement “les cultures physiques” (Clément 2014). Et pour dix études sur ces “manières traditionnelles” dont les hommes “savent se servir de leur corps” (Mauss 2012, p. 366) et faire société à travers lui, il y a une étude sur le geste technique efficace » (Bartholeyns et Joulian 2014, p. 7).

Le corps a ainsi été abordé, pour le dire rapidement, beaucoup plus comme apparence des individus et très peu en tant que moyen d’action dans leurs pratiques. D’autre part, une majorité de ces travaux est concentrée sur l’analyse de certaines populations (Gottschild 2003) (Fournand 2008) (Maffi 2012) ou de pratiques spécifiques, comme, par exemple, la danse – un sujet particulièrement abordé dans une lecture spatiale (Staszak 2008) (Raibaud 2015) – ou le yoga (Hoyez 2014), en utilisant parfois, pour caractériser ces dernières, l’expression « pratiques corporelles » (pouvant laisser entendre que d’autres, inversement, ne le sont pas). Or, si l’on accepte, pour une approche géographique, la définition du corps comme la « composante matérielle de la dimension biologique de l’être humain, ensemble des dispositifs (sens, motricité, etc.) rendant possible l’interface avec le monde extérieur, par l’intermédiaire duquel l’individu appréhende l’espace et construit sa spatialité » (Hancock 2003, p. 213), toute pratique spatiale, même la plus ordinaire, est nécessairement corporelle. De façon parallèle et complémentaire à cette profusion de travaux, l’objectif de cet article est donc de participer à une meilleure compréhension de la capacité des humains à « faire avec » de l’espace (Stock 2015), c’est-à-dire de leurs compétences à « s’engager corporellement » pour habiter un lieu.

Si l’on se focalise sur ce que les individus sont corporellement capables de faire avec l’espace, il faut remarquer que l’accent a surtout été mis sur la dimension opposée, c’est-à-dire en envisageant les incapacités physiques de certaines personnes. De nombreux travaux se sont en effet portés sur les enjeux liés aux handicaps, pour en examiner les conséquences spatiales (Golledge 1993) (Park, Radford et Vickers 1998) (Butler et Parr 1999) (Albrecht, Seelman et Bury 2003). Inversement, le « versant positif » de la capacité des individus a été peu envisagé, et la notion de compétences n’a classiquement pas été, de façon explicite, centrale en géographie. Deux approches ont élaboré récemment des perspectives théoriques innovantes pour intégrer les compétences dans une approche géographique, avec des propositions proches mais pas identiques. Une première proposition théorique a ainsi été effectuée par Michel Lussault, qui avance l’idée que chaque opérateur s’appuie, pour agir avec l’espace, sur ce qu’il nomme des compétences spatiales élémentaires, au nombre de six : 1) la compétence de placement et d’arrangement, 2) la compétence scalaire, 3) la compétence de maîtrise des métriques, 4) la compétence de découpage et de délimitation, 5) la compétence de franchissement, et 6) la compétence de cheminement (Lussault 2007) (Lussault 2013). L’autre proposition consiste à distinguer trois grandes familles de compétences pour « faire avec » l’espace : des cognitive skills (la connaissance des meilleurs lieux, du chemin le plus court ou le plus rapide, etc., qui autorisent l’orientation et l’association du lieu adéquat pour une pratique spécifique), des behavioral skills (savoir se comporter dans des espaces publics ou privés, dans le métro ou dans l’avion, dans un palace ou dans un village de vacances, voire même les « techniques corporelles » dont parle Mauss permettant de skier, s’allonger sur une plage, déambuler dans une ville, etc.) et des instrumental skills (correspondant à savoir utiliser une borne à tickets, conduire une voiture, trouver un appartement, réserver un circuit organisé sur internet, etc.) (Lussault et Stock 2010).

Ces deux apports récents font émerger la question suivante : qu’est-ce qu’une compétence ? La thèse centrale défendue ici est d’envisager ces compétences comme la maîtrise de techniques, en nous focalisant ici sur les techniques du corps. Nous discuterons ainsi de la pertinence de la proposition de Marcel Mauss, à l’aune de sa lecture critique, établie par Tim Ingold notamment, cette dernière devant elle-même être mise en perspective avec les apports que l’on doit à Paul Ricœur. Il s’agit donc de discuter l’intégration des techniques du corps dans une théorie géographique de l’action. L’argumentaire est informé par les résultats d’un travail empirique à propos des pratiques touristiques à Los Angeles (Lucas 2014a) (Lucas 2014b) : si le texte se focalise essentiellement sur une discussion théorique, le propos sera illustré par des descriptions d’observations réalisées lors des terrains dans cette métropole.

Les techniques du corps des touristes.

Commençons justement par une photographie issue des observations de terrain effectuées à Los Angeles (cf. photographie n°1). Il s’agit, pour la mise en abîme, d’une photographie d’un touriste photographiant, prise le 25 juillet 2011. La pratique touristique de la photographie a été très étudiée, que ce soit par rapport au tourist gaze (Crang 1997), à son rôle dans la circulation d’un imaginaire des lieux (Jenkins 2003) (Schwartz et Ryan 2003), aux questions éthiques (Scarles, 2013) et aussi en tant qu’elle implique le corps comme performance (Larsen 2005) (Larsen 2006). Pourtant, cette pratique n’a pas véritablement été analysée comme nécessitant la mobilisation de compétences. Décrivons rapidement cette photo, cette pratique. Tout d’abord, le touriste a dû trouver le bon emplacement. Il faut le connaître, le chercher : ce point de vue sur le Dolby Theatre, au-dessus de Hollywood Boulevard et au niveau du Walk of Fame, est presque confidentiel, en tout cas pas réellement indiqué. La posture corporelle du touriste ensuite, penchée, dans une situation inconfortable, presque dangereuse, au bord du vide. On ne peut savoir si la focale choisie zoome sur un élément du premier plan ou si elle embrasse l’horizon, mais cette pratique exige aussi, dans tous les cas, d’avoir un certain regard, un certain esthétisme, le sens du paysage. La posture touristique dont parle Pierre Bourdieu (1965), justement à propos de la photographie, prend ici un sens encore plus fort. Enfin, l’outil, l’appareil photo, et la maitrise de son usage sont bien évidemment des éléments également fondamentaux pour la pratique : sans être celui d’un professionnel, il s’agit d’un appareil qui nécessite un minimum de réglages, de savoir-faire. Bien sûr, la plupart des touristes ne mettent pas autant de soin, d’argent et de temps pour une photographie : la plupart des touristes restent d’ailleurs au niveau de la rue. Cependant, il est aussi très fréquent de voir, quel que soit l’endroit, les personnes qui prennent des photos (donc pas seulement celles qui prennent la pause) adopter des postures singulières, biscornues, pour trouver le bon angle, la meilleure perspective.

Photographie n°1 : Touriste photographiant Hollywood Boulevard. © Photographie de l’auteur.

Il s’agit bien, à travers cette description d’une pratique en quelques phrases, d’une illustration de ce qui a pu être considéré comme les compétences géographiques « cachées » des touristes (Ceriani, Knafou⁄ et Stock 2004). Parmi celles évoquées par les auteurs, on retrouvait ainsi les capacités de savoir choisir un lieu parmi de nombreux autres, d’associer le lieu le plus approprié en fonction des pratiques prévues, de planifier son séjour, d’accumuler un savoir sur les lieux et de réutiliser sur place un savoir-faire dans les lieux, d’accomplir les déplacements nécessaires à sa pratique, de regarder les lieux, de prendre conscience de leur valeur, ou encore de se confronter à l’altérité (Ceriani, Knafou et Stock 2004). La pratique touristique rend visibles – plus qu’une situation du quotidien, où l’individu est enserré dans un faisceau de pratiques habituelles et routinières – les capacités des individus à les effectuer. Cachées par les préjugés qui font du touriste un idiot, ces compétences l’ont également été parce que les pratiques n’ont pas été explicitement envisagées comme résultant de ces dernières. L’un des enjeux est précisément de les mettre en lumière.

L’idée défendue ici est donc que c’est aux « techniques du corps » auxquelles on fait précisément référence lorsqu’on aborde ces compétences. La dimension corporelle de la pratique est cruciale, qu’elle soit effectuée avec ou sans instruments, comme le souligne explicitement Paul Ricœur : « l’épreuve de force d’une philosophie de la volonté est sans discussion possible le problème de l’effort musculaire. Certes il y a un effort intellectuel, un effort de rappel des souvenirs, etc. ; mais en dernier ressort, c’est aux muscles que se termine le vouloir ; tout autre effort est finalement effort par sa composante musculaire, par la maîtrise sur le corps » (Ricœur 2009, p. 386). Que la maîtrise technique nécessaire pour sa réalisation soit uniquement celle du corps ou également celle de l’outil qui l’accompagne, le corps est toujours, en définitive, le garant ultime de la pratique. Prenons comme illustration à cette prise de position, et point de départ à notre argumentation, à nouveau une observation de terrain (photographie n°2), prise le 19 août 2012.

Photographie n°2 : Touristes utilisant des segway à Santa Monica. © Photographie de l’auteur.

La prise de vue est lointaine, l’image un peu floue (relativisant les compétences du photographe), mais on y voit distinctement, entre les palmiers et la plage de Los Angeles, un groupe de personnes circulant en segway, se frayant un chemin entre cyclistes et coureurs. L’usage du segway, comme celui du vélo ou du roller, est une pratique touristique importante sur Ocean Front Walk, la promenade du bord de mer allant notamment de Santa Monica à Venice Beach : de nombreuses petites boutiques louent ces véhicules pour la demi-journée ou la journée entière. A priori objet simple, son utilisation n’est pourtant pas évidente : l’accélération et la décélération s’effectuent uniquement en penchant son corps respectivement en avant ou en arrière. On peut, de plus, faire l’hypothèse que la plupart de ces touristes n’ont jamais utilisé de segway auparavant : même si l’utilisation n’est pas intensive, cela prouve et atteste non seulement de la nécessité d’un apprentissage d’une technique, mais aussi que cet apprentissage peut et doit s’effectuer très rapidement. L’utilisation de ces véhicules atteste du lien étroit qu’il y a entre la maîtrise d’un outil et la maîtrise du corps : les touristes maîtrisent cet équipement essentiellement à travers leurs corps. L’exemple de mobilité choisi ici est évidemment à dessein, mais cette réflexion s’applique à l’ensemble des métriques et aussi à l’utilisation de véhicules plus complexes ou imposants : l’individu « conduit une voiture » ou « prend les transports en commun » avec son corps, maîtrise ces différents types de transports à travers son corps – en atteste l’ensemble des gestes et des postures que les individus peuvent effectuer au cours des usages de ces véhicules. Esquissons quelques éléments sur ce point, à travers une dernière observation de terrain, effectuée le 29 janvier 2012 (photographie n°3).

La situation est apparemment simple, anodine, en tout cas moins spectaculaire et exotique, avec ce groupe de jeunes touristes (la carte spécifiquement touristique que l’on aperçoit au premier plan étant un marqueur indéniable de cette caractéristique) utilisant un bus « régulier » à Los Angeles. Pourtant, il faut considérer le déplacement et la gestion des distances comme une véritable épreuve spatiale qui requiert tout d’abord des connaissances : savoir où aller – c’est-à-dire non seulement le lieu que l’on considère digne d’intérêt, mais aussi sa localisation dans l’espace urbain – et comment y aller – c’est-à-dire quelle(s) ligne(s) de bus utiliser, s’il faut effectuer des changements, à quel arrêt descendre, etc. Cela ne va pas de soi quand on est un touriste (et la simple présence de la carte, qu’ils ont longuement étudiée à l’arrêt de bus, comme j’ai pu le constater, montre bien le degré d’incertitude par comparaison avec une situation quotidienne routinière), et plus encore dans une métropole aussi grande et complexe que Los Angeles. Mais cela n’est qu’une première étape pour la réalisation de l’action : il faut ensuite pouvoir mettre en pratique ces connaissances. Se déplacer implique également un engagement corporel : savoir se placer, rester debout en équilibre, se tenir en cas de mouvements brusques (freinage, virage), etc. L’usage des transports en commun par un individu nécessite un ajustement permanent de ses postures corporelles, par rapport à lui-même mais également par rapport aux autres voyageurs : si l’enjeu de la maîtrise de techniques semble moins crucial que pour l’utilisation de la voiture (où la réussite de la pratique relève directement des compétences du conducteur), la complexité de cette métrique tient aussi de la cohabitation avec les autres corps. Faire avec l’espace dans un bus, c’est faire avec les corps des autres individus, parfois dans une certaine promiscuité. Les individus ne sont pas tous capables, au même niveau, d’utiliser les transports en commun. Si elle peut paraître comme évidente de prime abord, cette manière de faire avec de l’espace nécessite pourtant la maîtrise de tout un ensemble de techniques corporelles correspondant à un véritable savoir-faire et résultant de la répétition de ladite pratique. Il en est de même, et de façon accrue, avec l’usage d’une voiture, où c’est le corps qui conduit – la fatigue souvent éprouvée par les touristes après une journée de conduite à Los Angeles, élément régulièrement revenu au cours de l’enquête, étant d’ailleurs un autre indicateur certain de la dimension corporelle de cette pratique.

Photographie n°3 : Touristes dans un bus à Los Angeles. © Photographie de l’auteur.

Nous retrouvons ainsi pleinement, à travers ces trois brèves illustrations, le concept de « techniques du corps » introduit par Marcel Mauss, qu’il a pu définir comme « la manière dont les hommes de société en société savent comment utiliser leurs corps » (Mauss 2012, p. 365). En acceptant la définition de « technique » comme un « groupe de mouvements, d’actes en majorité manuels, organisés et traditionnels, concourant à obtenir un but connu comme physique, chimique ou organique » (Mauss 1969, p. 252), il faut alors effectivement admettre que le corps « est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement, sans parler d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique » (Mauss 2012, p. 369) [4].

Au-delà de son caractère révolutionnaire dans la prise en compte des techniques [5], l’un des aspects de cette proposition sur lequel il est nécessaire d’insister concerne la définition de la technique, par Mauss, comme « un acte traditionnel efficace » (Mauss 2012, p. 369). C’est ce que note Jean-Pierre Séris :

« [L]e corps est rendu capable d’actes traditionnels efficaces, de conduites à réussite garantie. “Sûreté des mouvements prêts” (Mauss 1960, p. 386), “montages physio-psycho-sociologiques de séries d’actes” (Mauss 1960, p. 384) dont Mauss remarque avec sa perspicacité coutumière qu’ils sont d’ancienneté bien différente dans la vie de l’individu et dans l’histoire de la société. On demandera ce que veut dire efficacité et réussite, quand il s’agit de la façon de marcher. Pour la femme maori, c’est anecdotiquement de plaire aux hommes. Pour le militaire, c’est de pouvoir effectuer, avec la fatigue minimum, des marches d’une longueur et d’une durée maximum. Pour notre compatriote contemporaine, c’est de marcher avec des talons hauts, et un certain type de robe ou de jupe, ou de pantalon. Mauss écrit quelque chose de très profond et de très intéressant sur les normes, quand il les rattache à sa notion de “rendement”. “Les techniques du corps, écrit-il, peuvent se classer par rapport à leur rendement, par rapport aux résultats du dressage. Le dressage, comme le montage d’une machine, est la recherche, l’acquisition d’un rendement. Ces techniques sont donc les normes humaines du dressage humain” (Mauss 1960, p. 374) » (Séris 1994, p. 126).

Il s’agit d’un point essentiel : selon cette perspective, les techniques du corps ne sont donc pas des postures progressivement et collectivement constituées uniquement « pour la beauté du geste », sous l’effet d’incorporation progressive de traits culturels, mais avant tout parce qu’elles ont été socialement définies comme étant les manières de faire les plus efficaces [6]. C’est donc moins une considération esthétique, ou une particularité superficielle aléatoirement établie, qu’un choix délibéré effectué dans un souci d’efficacité qui est au cœur de ces postures corporelles [7].

Les compétences corporelles entre technique, dextérité et savoir-faire.

Mais dans quelle mesure peut-on définir une compétence comme la maîtrise d’une technique, ici d’une technique du corps ? Si Bruno Karsenti s’interrogeait pour savoir quelle conceptualisation exacte se trouve engagée dans le fait d’attribuer au corps une capacité proprement technique – voire technicienne, c’est-à-dire susceptible d’invention de techniques nouvelles, de perfectionnement et de modifications (Karsenti 1998) –, la question qu’il nous faut poser est plutôt de savoir en quoi « technique du corps » est une expression pertinente pour désigner une compétence. Cette correspondance ne va en effet pas de soi, comme l’avance Tim Ingold dans sa réflexion sur le concept de skill : « skill cannot be regarded simply as a technique of the body. This was the position advocated in a now classic essay by Marcel Mauss. This reduction of the technical to the mechanical is an inevitable consequence of the isolation of the body as a natural or physical object, both from the (disembodied) agency that puts it to work and from the environment in which it operates » (Ingold 2000, p. 352). Par contraste avec cette expression de « techniques du corps », mais toujours dans l’idée d’exprimer une performance musculaire bien ajustée, il avance que « David Pye regards skill simply as a “particular application of dexterity”, in contrast to what he calls “know-how”, which refers to the capacity of the craftsman to envision forms in advance of their implementation » (Ingold 2000, p. 299). Même si l’idée centrale reste la même, le terme de dextérité est employé pour critiquer une perception mécanique [8] du corps, tout particulièrement dans le sens où « technique » véhiculerait l’idée de répétition, Tim Ingold soutenant à juste titre que l’on ne reproduit jamais exactement le même geste (Ingold 2000, p. 353). Dans ce sens, il serait effectivement possible d’arguer dans un premier temps que « la technique a mauvaise réputation ; elle peut sembler sans âme. Mais ce n’est pas ainsi que la voient ceux dont les mains finissent par être très exercées. Pour eux, la technique sera intimement liée à l’expression » (Sennett 2010, p. 205). On pourrait aussi très bien renverser la lecture proposée par Ingold et considérer un savoir-faire comme la simple application d’une certaine dextérité, et la maitrise d’une technique comme la capacité à mener à bien un projet [9]. Cela reviendrait alors à défendre l’idée – c’est la position ici choisie – que l’expression « maîtrise de techniques » permet de renvoyer non seulement à la maîtrise de soi, mais également à la maîtrise des règles intervenant obligatoirement dans les pratiques.

Il s’agit de s’appuyer sur l’acception que Wittgenstein propose du terme « maîtrise de techniques », en le faisant correspondre fondamentalement au fait de comprendre une règle : « La grammaire du mot “savoir” est évidemment étroitement liée à celle du mot “pouvoir”, “être capable de”. Mais aussi étroitement liée à celle de “comprendre” (“Maîtriser” une technique). (…) Comprendre une phrase signifie comprendre une langue. Comprendre une langue signifie être maître d’une technique » (Wittgenstein 2014, p. 99) (Wittgenstein 2014, p. 126). Wittgenstein avance ainsi explicitement « qu’être capable » serait une question de maîtrise technique, les deux critères majeurs de cette compréhension étant pour lui « i) the correct use of the expression (i.e. use in accord with the general practice) and ii) giving correct explanations of that use (i.e. correct explanations of meaning) » (Baker et Hacker 1983). Pour Wittgenstein, c’est plus particulièrement l’usage des règles qu’un individu peut apprendre [10]. Pourtant, ce n’est pas parce que nous savons un mot que nous pouvons le reconnaître dans une phrase ; ce n’est pas parce que nous connaissons un geste que nous sommes capables de l’effectuer, de le réaliser. Évidemment, il s’agit de différencier, et non pas d’opposer, les deux termes. Savoir, dans le sens d’avoir une information, mais aussi de comprendre quelque chose « en théorie », est un premier pas nécessaire dans la réalisation d’une action. On peut, dans un second temps, défendre l’idée que la maitrise d’une technique autorise l’utilisation efficace et efficiente de ces connaissances. Les compétences permettent la mise en pratique de ce savoir. Il y a de ce point de vue une forte relation entre ces connaissances et la capacité (physique et technique) d’un individu à les mettre en pratique : « ces pouvoir-faire peuvent d’ailleurs être appelés des savoir-faire, en un sens pratique du mot savoir qui recouvre exactement celui du mot pouvoir (en anglais et en allemand, on dit “je peux manger”, en français on dit “je sais nager”) (…) Nous emploierons fréquemment le mot savoir-faire au sens de pouvoir » (Ricœur 2009, p. 270). Tout l’intérêt de penser en termes de maîtrise de techniques est précisément de distinguer un savoir-faire de connaissances. Nous pouvons alors appliquer l’expression « maîtrise de techniques » à des techniques discursives, rhétoriques : il s’agit des compétences envisagées en géographie par Berry-Chikhaoui et Deboulet (2003) ainsi que Joseph (1996), ou en sociologie par Boltanski (1990). Mais l’expression « maitrise de techniques » peut aussi s’appliquer aux techniques du corps [11].

Il faut néanmoins aller plus loin dans le cadre d’une réflexion sur une théorie de l’action. En effet, il s’agit moins de penser la technique pour la technique, mais la technique pour l’action, pour la réalisation d’une pratique. Cette option, que l’on adoptera ici, consiste à déplacer le problème, comme proposé par Paul Ricœur, et considérer que ce n’est pas le geste en lui-même qui est fondamentalement au cœur du problème, mais la réalisation de la pratique dans son ensemble : l’individu s’occupe, en règle générale, moins de son corps que du produit de l’action. Chaque action doit, d’autre part, être considérée comme un geste plein de sens, et non une mosaïque de mouvements : « je ne fais pas tel ou tel mouvement : je suspends un tableau. L’action est une forme d’ensemble qui a un sens global, qui peut être obtenue par des mouvements différents, c’est-à-dire à partir de postures initiales différentes et par une configuration variable de mouvements élémentaires » (Ricœur 2009, p. 263). Sous cet angle, nous devons alors comprendre la maîtrise d’une technique du corps non pas comme la reproduction identique d’un même geste, mais comme la capacité à atteindre l’objectif fixé – si nous prenons l’exemple de donner un coup de marteau, c’est moins une trajectoire toujours identique du bras qui définit la compétence que le fait de « savoir taper le clou et l’enfoncer dans le mur ». Il en est de même pour toutes les pratiques spatiales : pour prendre un exemple, ce n’est pas « la manière dont un individu passe les vitesses » qui importe, mais le fait d’être capable de conduire. Si nous acceptons comme enjeu central la réalisation d’une pratique, nous pouvons avancer que le concept de « technique » implique, plus que ceux de dextérité ou de savoir-faire, l’existence des règles et des normes, et la nécessité de les prendre en compte. Nous comprenons alors pleinement toute l’adéquation de cette perspective avec une compréhension des spatialités des individus : la pratique des lieux, l’engagement corporel à un espace, nécessite aussi une compréhension par les individus de l’ensemble des codes, des normes, formelles ou non, qui régulent et rendent possibles leurs actions.

Un pouvoir incorporé et relatif.

Mais si l’aspect technique n’est pas au cœur d’une réflexion sur la place du corps dans l’action, alors de quoi parle-t-on vraiment, lorsque l’on évoque les compétences corporelles ? Il s’agit plus largement de ce dont le corps est capable, du pouvoir d’agir des individus. Discutons cette idée sur la base d’une deuxième remarque importante, soulevée par Tim Ingold : « skill, in short, is a property not of the individual human body as a biophysical entity, a thing-in-itself, but of the total field of relations constituted by the presence of the organism-person, indissolubly body and mind, in a richly structured environment » (Ingold 2000, p. 353). Sans sur-interpréter les propos de l’auteur, une telle formulation nous conduit à pointer deux aspects particulièrement importants de ces techniques du corps considérées en tant que compétences : le fait que les skills – ici traduit par « compétences corporelles » – sont incorporées et qu’elles ne correspondent précisément pas, au moins à cause de la première raison, à la maîtrise d’un environnement.

Nos compétences corporelles définissent nos intentions.

La position consistant à avancer que les compétences corporelles n’appartiennent pas à un individu en tant qu’entité biophysique est difficilement défendable [12]. Tim Ingold lui-même soutient d’ailleurs que les compétences sont inscrites dans le corps d’un individu :

« These skills (walking and cycling) are literally embodied, in the sense that their development entails specific modifications in neurology, musculature, and even in basic features of anatomy. (…) the facts that no novice has succeeded in sustaining balance and co-ordination on a first attempt, and that the knack of riding a bicycle, once learned, is never lost, indicate that the exercise of the requisite sensory and motor skills leaves an indelible anatomical impression, if only in the normally invisible architecture of the brain » (Ingold 2000, p. 375).

Une technique du corps est donc non seulement incorporée, mais elle est plus encore pleinement constitutive du développement anatomique des individus : elle correspond à un « pli » définitif pour l’individu. Il faut ainsi envisager les techniques du corps comme composantes fondamentales de l’hexis corporelle, concept développé, suite à Mauss, par Pierre Bourdieu, pour qui « l’hexis corporelle parle immédiatement à la motricité, en tant que schéma postural qui est à la fois singulier et systématique, parce que solidaire de tout un système de techniques du corps et d’outils et chargé d’une foule de significations et de valeurs sociales » (Bourdieu 2000, p. 286). Pour Bourdieu, comme pour Mauss, une technique du corps est issue de l’incorporation d’une norme sociale, l’hexis corporelle étant « constitué d’un ensemble de conduites fortement intériorisées au point de devenir des dispositions permanentes » (Duret et Roussel 2005, p. 14). Partageant cette idée d’incorporation, ces auteurs invitent pourtant à se distancier d’une lecture accordant trop de place la détermination sociale [13] et défendent l’hypothèse de la possession par les individus d’un « capital corporel » (concept avancé précédemment par Loïc Wacquant), qui revient au contraire à désactiver le jeu des appartenances (Duret et Roussel 2005, p. 16). Tout l’intérêt de cette formulation est de souligner l’accumulation de techniques du corps, de compétences, qui permettent à l’individu de développer des capacités et des stratégies d’actions [14]. Il faut constater que cette accumulation est au final toujours personnelle, singulière, et alimente donc nécessairement un processus d’individuation.

De façon décisive, on trouve une réflexion enrichie de cette idée chez Pierre Livet, qui avance que l’action résulte de la constitution progressive d’une architecture cognitive de plus en plus sophistiquée, mais dont les racines sont situées dans des postures corporelles. Cette architecture nous autorise ainsi à développer des intentions. Nous reposant sur un riche répertoire de réarrangements, de mises à jour et de révisions de nos postures corporelles, nous pouvons alors ne plus nous soucier des circonstances précises de l’action, dans la mesure où ce répertoire nous rend capables de nous adapter aux circonstances le moment venu : nous pouvons « éteindre la lumière » sans penser spécifiquement au besoin de tourner un bouton (Livet 2005, p. 39 [15]). D’une façon plus large, il s’agit d’un renversement radical de notre façon de conceptualiser l’action, qui remet en cause un schéma linéaire classique dans lequel une intention consciente précède l’action. En effet, sous cet angle, l’intention n’est pas le commencement de nos actions, c’en est le résultat : « la genèse commune de notre motricité et de notre cognition (perception, imagination, affectivité et raisonnement) élabore progressivement une architecture cognitive et motrice qui nous permet d’avoir des intentions » (Livet 2005, p. 18). Ce sont leurs capacités (physiques, techniques) qui définissent et construisent les volontés des individus. Il rejoint alors pleinement la position de Paul Ricœur : « C’est ici qu’il faudrait réintroduire le sentiment de pouvoir qui accompagne la visée de la conscience (…) Moi qui veux, je peux. Moi qui décide de faire, je suis capable de faire ; et c’est cette capacité que je projette dans le sujet de l’action » (Ricœur 2009, p. 72). Cela a des conséquences importantes sur la compréhension des rapports aux lieux des individus et sur l’intentionnalité de leurs pratiques : celles-ci sont déterminées par leurs compétences. C’est en cela que la prise en compte des compétences des individus est nécessaire pour comprendre les manières des individus de faire avec de l’espace.

La pratique comme seul révélateur des compétences.

Cela nous conduit au second point : la compétence ne doit pas être envisagée comme la maîtrise d’un environnement. Une personne peut évidemment maîtriser un environnement, connaître un lieu sur le bout des doigts. Mais si l’on accepte le fait que ces compétences sont incorporées, cela signifie donc que l’individu emporte avec lui cette maîtrise de techniques : il peut donc les appliquer à d’autres contextes que celui auquel il est habitué. Ce constat ne nous exonère pas d’envisager le lien entre un savoir-faire et le contexte de son utilisation. Dans sa lecture comparative serrée des approches de Mauss, Merleau-Ponty et Goffman sur cette question des techniques du corps, la critique que Nick Crossley formule à la perspective de Mauss est qu’il envisage ces dernières comme des formes abstraites indépendantes de leurs situations et conditions d’exercice :

« [A]lthough Mauss is not oblivious to considerations of space, he fails to pay proper attention to the articulation of body and world that is central to the exercise of body techniques. He fails to consider, for example, the manner in which action transforms space and subordinates it in terms of specific functions or meanings ; or again, the manner in which the active body must negotiate the hazards and contingencies of its (shared) spatial environment. Merleau-Ponty is the best theoretician of this “spatiality” of embodiment but, again, it is Goffman who provides the most concrete discussion of this issue as it relates to the coordination of embodied human action in the (wo)man-made environment. He reminds us of the territorial exigencies constantly faced by the embodied agent : the crowds we have to wade through, the dark streets we avoid, the kerbs we trip over and the manhole covers we swerve past » (Crossley 1995, p. 137).

La prise en compte du contexte, de la situation dans laquelle s’inscrit la pratique avec laquelle l’individu doit « faire avec » est évidemment indispensable.

Comme soutenu ci-dessus par Pierre Livet, nos postures corporelles permettent de ne plus nous soucier des circonstances précises de l’action. Cela ne signifie pas pour autant que la maîtrise technique est totalement indépendante de l’environnement dans lequel se déroule la pratique :

« La T.C. (technique du corps) semble exister indépendamment des conditions ou du rapport à un “autre” pouvant provoquer l’incertitude, qu’elle soit déclenchée par une personne ou un milieu naturel non maîtrisé (mer, rivière). L’individu doit pouvoir, en théorie, la réaliser sans interaction. Pour autant, les T.C. sont-elles réellement indépendantes de leur milieu ? Ne doivent-elles pas s’adapter a minima à une situation ? Un adversaire plus grand ou plus rapide pour le boxeur, un bain en Atlantique différent de la pratique en piscine pour le nageur, modifient les conditions de réalisation de ces techniques » (Loudcher 2011, p. 13).

La modalité de la pratique change de façon certaine en fonction du contexte. Pourtant, il ne faudrait pas faire un lien trop étroit entre la compétence et l’environnement dans lequel est réalisée la pratique : si l’on indexe trop fortement une compétence à un environnement donné, il s’agirait alors de la « maîtrise d’un environnement » et non plus d’une technique. Il faut effectivement concevoir, c’est le point de vue défendu ici, la compétence, la maîtrise d’une technique, et des règles qui l’informent, comme une capacité d’adaptation. Malgré des conditions changeantes, celui qui maîtrise une technique peut toujours réaliser, mener à bien la pratique envisagée.

Derrière cette discussion du lien entre la maîtrise d’une technique et l’environnement dans lequel elle s’inscrit, c’est la question plus fondamentale de l’appréciation du niveau de compétence d’un individu qui est envisagée. À nouveau, Paul Ricœur nous apporte un positionnement décisif à ce sujet, en indiquant que c’est le test de l’action qui permet de savoir si la personne est vraiment compétente ou non :

« Bien entendu cette impression de pouvoir, d’être capable, peut être démentie par l’évènement : l’action peut avoir été rêvée et non voulue ; seule l’exécution met nos intentions à l’épreuve ; il est même des cas où je reste incertain de la fermeté de mes propres décisions tant que l’action ne m’a pas vu à l’œuvre ; ainsi le combattant, avant d’avoir reçu le baptême du feu, ne sait pas de quoi il est capable et ce que pèse son vœu d’intrépidité. Mais cette inquiétude même de l’agent sur la portée de ses propres décisions confirme notre analyse : seule l’exécution est le critère, l’épreuve du projet » (Ricœur 2009, p. 62).

C’est pour cette raison qu’il semble délicat de considérer les compétences spatiales comme élémentaires : les individus ne sont pas tous capables, au même niveau, de faire avec l’espace. Être capable de franchir l’embarquement depuis l’aéroport de « JFK » nécessite de s’affranchir de formalités autrement plus conséquentes que lorsque l’on part d’un petit aéroport de province. De même, être capable de cheminer dans un petit village n’implique pas automatiquement d’être capable de le faire au sein d’une mégapole. Les compétences sont toujours remises en jeu par rapport à la configuration spatiale à laquelle l’individu doit faire face.

Des techniques au service de la performance.

D’un point de vue théorique, plusieurs éléments sont à dégager de cette discussion. Sur la question de définir une compétence corporelle comme un « savoir-faire » ou une « maîtrise de techniques », si l’on accepte d’enlever la connotation mécanique au terme « technique », celle-ci rend sans doute mieux compte de la nécessaire prise en compte des règles (la technologie) et des normes qui informent les pratiques. Posséder une compétence corporelle, c’est maîtriser son corps, mais aussi les « règlements d’application » qui permettent son action. En tant qu’elles sont définies socialement, les techniques du corps correspondent doublement à une lecture en creux des normes, qui étaient considérées par Marcel Mauss comme un processus positif de socialisation (Karsenti 1998) : les techniques du corps, résultant des normes sociales, autorisent et rendent possibles les pratiques. Ces compétences sont incorporées, au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’elles accompagnent et sculptent le développement du corps : ce dernier se construit progressivement et continuellement à travers l’acquisition de nouvelles postures. De ce point de vue, la maîtrise des techniques du corps n’est pas liée à un environnement particulier. La proposition soutenue ici est de concevoir les compétences corporelles comme une capacité d’adaptation : la maîtrise d’une technique permet précisément de s’adapter à des conditions inconnues, à un nouveau lieu, même si la pratique est dans ce cas moins évidente à réaliser, l’effort plus important, la concentration nécessaire plus grande. Cette compétence est donc toujours mise à l’épreuve d’un contexte particulier : être capable n’est jamais absolu, complet, définitif.

L’argument principal défendu est que la maîtrise des techniques du corps est au cœur du rapport à l’espace et aux lieux des individus : ce sont ces compétences qui vont participer de déterminer les choix que ces derniers vont effectuer en la matière. Dit autrement, on peut avancer l’idée que les individus vont éviter les endroits qu’ils ne se sentent pas capables « d’affronter », pour lesquels ils estiment ne pas avoir les compétences suffisantes. Ces compétences renvoient pleinement à ce que les individus peuvent – ou ne peuvent pas – faire dans leurs usages de l’espace, les lieux qu’ils se sentent capables ou non d’habiter. Il est possible de défendre l’hypothèse que les compétences définissent le champ des possibles d’un individu en termes de pratiques des lieux. Cela permet de répondre à l’éventuelle remarque de savoir « pourquoi l’on n’observe pas des personnes véritablement incompétentes pour gérer un espace » : un individu va choisir les lieux où il veut habiter – et plus encore ses pratiques – en fonction des compétences qu’il estime posséder, ou va utiliser des technologies spatiales comme le bus touristique (Lucas 2018b) pour l’aider à y parvenir. C’est donc tout autant le fait, pour un individu, d’être présent à un endroit, que ses manières de faire avec cet espace, qui sont révélateurs de ses compétences. Ainsi, une analyse des parcours des touristes à Los Angeles a montré comment les contraintes sont plus fortes et les possibilités plus restreintes pour les individus ne disposant pas de la maîtrise de techniques (du corps) nécessaire (Lucas 2018a).

D’un point de vue empirique, il s’agit d’acter que cela ne va pas de soi d’habiter touristiquement un lieu. Il faut considérer le touriste comme un artisan et le séjour touristique comme une création originale, inédite, singulière. Plus encore, il convient de considérer une pratique touristique comme une véritable performance, en utilisant ce terme non plus d’une façon métaphorique pour en désigner la mise en scène, mais dans un sens littéral, sportif, pour l’envisager comme un véritable exploit. La pratique touristique nécessite un engagement corporel de tout instant, et sa réussite implique, à de nombreux niveaux, une maîtrise de multiples techniques du corps.

Loin « d’épuiser » – pour conclure en reprenant un terme cher à celui avec qui nous avions commencé – et de répondre à l’ensemble des questions que posent ces techniques du corps pour une approche géographique, cet article constitue finalement une invitation à développer analyses théoriques et empiriques (notamment dans une perspective genrée, afin d’apprécier les différences entre la–maîtrise–des–techniques–du–corps–par–les–hommes et la–maîtrise–des–techniques–du–corps–par–les–femmes) à même de mieux saisir leur importance au cœur des spatialités humaines.

Abstract

This paper offers a discussion about the integration of the « techniques of the body » within a geography of action. The main idea is to define « skills » as the mastery of body techniques. We argue that this mastery gives individuals a capacity of adaptation to cope with space they do not know yet. More precisely, the article discusses the relevance of Marcel Mauss’ proposition, especially in the light of the reading established by Tim Ingold. This paper goes one step further drawing on the philosophy of will of Paul Ricœur, who gave us major inputs regarding this discussion. Focusing on a theoretical investigation, the argumentation will be empirically illustrated by observations made during a survey about the tourists’ practices in Los Angeles.

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Notes

[1] Si les sciences sociales ont beaucoup insisté sur la pluralité de l’individu, force est de constater que le corps est un facteur de permanence de l’identité (qui dit « qui je suis »), assurant la continuité de l’être pour soi et pour autrui (Duret et Roussel 2005, p. 12)

[2] De façon anecdotique, donc révélatrice, il est étonnant de constater que malgré 1) l’importance du corps dans les spatialités individuelles, 2) l’augmentation considérable des travaux géographiques autour de la question, et 3) la sensibilité qu’ont, sur cet aspect, ses directeurs, l’entrée « corps » soit absente de la réédition augmentée du Dictionnaire de géographie et de l’espace des sociétés (dirigé par Jacques Lévy et Michel Lussault), et cela d’autant plus qu’elle était présente, il est vrai de façon succincte, dans la première version (Hancock 2003).

[3] Le lecteur peut notamment se référer aux trois volumes de l’Histoire du corps, par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (Seuil, 2005-2006).

[4] L’apport de Paul Ricœur est à nouveau déterminant sur ce point, quand il insiste sur l’idée qu’il ne faut pas considérer le corps comme un instrument : « le corps est non l’objet de l’agir, mais son organe. (…) Ainsi, on dirait volontiers que le corps est l’instrument de l’action. Je me sers de ma main pour écrire, pour prendre. Je prends “avec” ma main, au moyen de ma main. Et pourtant cette assimilation de l’organe à l’instrument est fautive. L’instrument est ce qui prolonge l’organe, il est hors du corps ; il figure une médiation matérielle et non plus organique entre moi et l’action produite » (Ricœur 2009, p. 267). Ce point est crucial pour ne pas dissocier le corps d’un « esprit ».

[5] Comme le souligne Jean-Pierre Séris, « la notion de “technique du corps” remet en cause le concept même de technique, qui désignait antérieurement, au moins chez les sociologues, le seul usage d’instruments, visant à une modification de la nature extérieure » (Séris 1994, p. 127).

[6] Dans son analyse de ce qu’il nomme la « Formule de Mauss », François Sigaut avance une précision importante sur cette notion d’efficacité : « Il faut en particulier la déconnecter de celle d’utilité. L’arbalète, le moulin à eau, la locomotive à vapeur, la moissonneuse-lieuse, etc., n’ont rien perdu de leur efficacité, mais elles n’ont plus d’utilité – sauf à titre d’attractions historico-touristiques. Être efficace, nous dit le dictionnaire, c’est “produire l’effet attendu”, et ce n’est que cela. Il y a une manière efficace de faire des ricochets dans l’eau, puisque les débutants n’y réussissent pas du premier coup, mais les ricochets n’ont pas la moindre utilité, à moins de considérer comme utile l’amusement qu’on en retire. Précisons encore : l’effet attendu, c’est l’effet au sens exact que donnent les physiciens à ce terme quand ils parlent d’effet Joule, d’effet Doppler, etc. Ce qui signifie deux choses : l) l’effet est sensible ou perceptible, que ce soit ou non par l’intermédiaire de certains appareils ; et 2) sa perception est indépendante de toute croyance et de toute théorie » (Sigaut 2003, p. 5).

[7] Cette efficacité étant relative, puisque chaque société, au moins dans la théorie de Mauss, a développé ses propres techniques du corps pour réaliser une pratique identique (si l’on se réfère à son exemple sur les différents « pas » militaires).

[8] On peut estimer qu’il s’agit là d’une conception restrictive du terme « mécanique » : comme l’avance Richard Sennett, « dans le langage ordinaire, “mécanique” équivaut à une forme de répétition statique. Grâce à la révolution de la micro-informatique, cependant, les machines modernes n’ont rien de statique ; par des boucles rétroactives, les machines peuvent tirer la leçon de leur expérience » (Sennett 2010, p. 57).

[9] Par rapport à cette distinction, et en nous inspirant justement de l’analyse de Richard Sennett (2010) et de la mobilisation par ses soins de l’exemple de la musique pour comprendre ce que sait la main, on comprend que « dextérité » concerne l’agilité des doigts du pianiste et « technique » renvoie à la capacité de composer, ou tout simplement d’interpréter, un morceau.

[10] Christiane Chauviré montre ainsi précisément comment Wittgenstein tisse un lien étroit entre les concepts de « capacités », « maîtrise de techniques », « règles » et « pratiques » : « Avoir une capacité, c’est maîtriser certaines techniques acquises par apprentissage, et qui se déploient dans la pratique : c’est net dans le cas de comprendre une langue. Le concept-clé de l’analyse de Wittgenstein est donc celui de maîtrise d’une technique, qui lui permet de désintellectualiser le problème des capacités mentales et de mettre en évidence leur dimension foncièrement pratique » (Chauviré 2004, p. 108). Puis, de poursuivre l’explication un peu plus loin : « À la notion de pratique est essentiellement reliée celle de technique qui sert à définir la possession d’une capacité ou d’un savoir-faire. (…) Une capacité se définit comme la maîtrise d’une technique acquise par apprentissage-dressage et dont l’exercice se déploie dans la pratique : ainsi la capacité de faire des mathématiques, qui est moins celle de produire des contenus cognitifs que de construire des techniques nouvelles, conformément à des règles, ce qui revient d’ailleurs en l’occurrence à construire des concepts et introduire de nouvelles règles » (Chauviré 2004, p. 123). Sans avoir l’espace pour développer ce point, il convient toutefois de noter que nous opérons dans cet article une différence lexicale fondamentale par rapport à cette position en parlant de « compétences » et non de « capacités ».

[11] Notons que le terme « compétence » est ambigu dans la langue française, puisqu’il renvoie simultanément aux compétences intellectuelles et aux compétences corporelles. La langue anglaise est dans ce cas plus précise, puisqu’elle dispose d’un mot spécifique pour désigner ces dernières : skills.

[12] Bruno Latour adopte une posture similaire – tout aussi contestable – à propos des compétences mentales et cognitives : « Vous maintenez cette compétence mentale et cognitive aussi longtemps que vous souscrivez à cet équipement. Vous ne l’emportez pas avec vous, elle ne vous appartient pas. (…) Les facultés cognitives ne résident pas “en nous” mais elles se trouvent distribuées à travers l’environnement formaté, qui n’est pas seulement constitué de localisateurs, mais aussi de nombreuses propositions capables de produire, sur le tas, des compétences grâces à de nombreuses petites technologies intellectuelles » (Latour 2006, p. 308).

[13] « Cette analyse circulaire a supporté plusieurs critiques visant soit à minorer l’emprise des habitus comme système global de dispositions (orientées par l’expérience et orientant l’action), soit encore à relativiser le caractère nécessairement collectif de ces expériences, soit enfin à remettre en cause l’enfermement dans des oppositions binaires de type dominants/dominés. Nous ne reprendrons pas la critique abrupte de l’habitus comme bulldozer du collectif déblayant le singulier. Cependant, on peut hésiter à s’engager dans la construction d’un monde binaire et hiérarchisé, où la diffusion des modèles se ferait toujours du haut vers le bas de l’échelle sociale » (Duret et Roussel 2005, p. 15).

[14] En effet, selon les auteurs, la perspective bourdieusienne limite voire refuse la dimension stratégique et consciente de cette hexis corporelle : « L’histoire personnelle, indissociablement liée à celle du groupe social d’appartenance, sédimente dans le corps sous forme d’habitus. Le corps est donc une mémoire active, le lieu d’inscription de la loi du groupe, accordant les “agents” et les pratiques en dehors de tous calculs stratégiques, et le plus souvent de toutes références conscientes » (Duret et Roussel 2005, p. 14).

[15] Les italiques sont de l’auteur, qui reprend une partie du propos de Pierre Livet.

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