Le général De Gaulle aimait à opposer le « pays réel » (celui dont il se voyait volontiers le porte-parole charismatique) au « pays légal », celui des partis et des corps intermédiaires. Le régime démocratique et, au fond, tout système politique un tant soit peu autonome, conduisent inévitablement à fabriquer un autre, d’autres espaces, différents de ceux de la société civile. Et le référendum, qui peut sembler le mieux permettre la commutation entre ces deux familles d’espaces, est aussi le plus pervers en ce qu’il contribue à donner l’illusion que la société peut s’inviter sans façon sur la scène et à dévaloriser le politique comme dimension spécifique de l’autoproduction de la société. C’est de la période gaulliste que date en France la campagne paradoxale, et pourtant permanente et systématique, des gouvernements en place et des entreprises politiques qui les soutiennent contre la « politique » et ses « divisions ».
En pratique, on ne voit pas comment éviter de créer un espace spécifique de la démocratie représentative, en particulier si l’on vise à assurer que les organes législatifs traduisent de manière à la fois honnête et opérationnelle la pluralité des points de vue et des courants existant dans la société. Différentes méthodes sont possibles, qui se manifestent par la diversité des modes de scrutin. Les subdivisions électorales du territoire (les circonscriptions) y sont utilisées pour faire ressortir ou pour atténuer la diversité des choix, sous forme de votes d’opinions ou de vote d’identité. Dans l’histoire politique française depuis 1870, l’approche gaulliste s’est caractérisée par le déni le plus marqué du principe démocratique, puisqu’elle a ajouté au scrutin majoritaire, issu de la Troisième république et qui tend à étouffer l’expression des minorités, l’inégalité démographique des circonscriptions dans la claire intention d’avantager un seul parti, celui justement du Président. Cet épisode exprime à sa manière le précepte souvent vérifié selon lequel l’invocation de la démocratie directe peut constituer une arme contre la démocratie représentative et bientôt contre la démocratie tout court.
La pratique du référendum peut aussi se compliquer du fait de la manière dont on définit les électeurs. L’organisation des votes au Conseil européen, où l’on pondère les critères purement démographiques (chaque État dispose d’un nombre de voix proportionnel à sa population) par l’idée que chaque État doit peser le même poids, reprend la démarche classique qui a conduit à la création des « chambres hautes » dans les systèmes fédéraux. Pour éviter qu’une alliance des entités fédérées les plus puissantes n’aboutisse à une confiscation du pouvoir fédéral, on donne une capacité d’influence supplémentaire à chacune des entités fédérées, quelle que soit sa taille. Le Sénat américain, le Bundesrat allemand ou le Conseil des États suisse incarnent cette vision.
Dans le cas helvétique, ce principe touche aussi les éléments de démocratie directe, qui, sous la forme de votations, facultatives ou obligatoires, sur initiative populaire ou sur celle des autorités, sont très présents dans le processus d’adoption des textes législatifs. C’est, par exemple, ce qui va se passer lors du référendum qui aura lieu en juin prochain sur la signature par la Suisse des accords de Schengen et Dublin. Ceux-ci feraient de la Suisse (à l’instar de la Norvège) un pays partie prenante de l’espace Schengen alors même qu’il n’est pas membre de l’Union européenne [1].
Les référendums obligatoires correspondent aux modifications de la Constitution ou à l’adhésion à des traités. Dans ce cas, c’est une double clé qui permet l’adoption : il faut à la fois la « majorité du peuple », c’est-à-dire des électeurs, et la majorité des cantons. Cela signifie en pratique qu’une minorité d’électeurs situés dans des cantons à faible population peut l’emporter sur la majorité et faire échouer un projet. Ainsi, en juin 1994, le projet fédéral consistant à faciliter la naturalisation pour les jeunes étrangers fut repoussé par la votation populaire. Le peuple l’avait approuvé par près de 53% des suffrages exprimés mais les cantons l’avaient rejeté par 13 voix (11 cantons + 4 demi-cantons, qui ne disposent que d’une demi-voix) contre 10 (9 + 2 demi-cantons).
C’est ce qui peut fort bien se passer lors du référendum qui aura lieu en juin prochain sur la signature par la Suisse des accords de Schengen et Dublin. Ceux-ci feraient de la Suisse (à l’instar de la Norvège) un pays partie prenante de l’espace Schengen alors même qu’il n’est pas membre de l’Union européenne [2].
Les cartes ci-dessous (qui sont des fonds de carte) expriment cette double réalité. La première est un cartogramme dont les unités spatiales, les communes, ont une superficie proportionnelle à leur population. La seconde est aussi un cartogramme, dont les unités spatiales, les cantons, ont toutes la même surface. On notera que les demi-cantons (Appenzell-Rhodes intérieures, Appenzell-Rhodes extérieures, Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Nidwald et Obwald), dont le vote ne compte que pour moitié des cantons de plein exercice, ont été représentés par des surfaces diminuées de moitié.
Ces deux cartes se répondent : c’est pour éviter la « catastrophe » de la première que la seconde a été conçue. Même si l’appareil statistique ne le fait pas complètement apparaître, en continuant de classer « rurale » une ville de moins de 10 000 habitants, la Suisse est aujourd’hui totalement urbanisée. L’immense majorité de sa population vit dans cinq aires urbaines ou conurbations centrées sur Zürich, Genève-Lausanne, Bâle, Berne et Lugano, les quatre premières constituant une mégapole fortement interconnectée. C’est une Suisse réelle qui se trouve flanquée de – mise sous surveillance par – la réalité d’une autre Suisse, celle des cantons « primitifs » et des zones de montagne, légitimée par une certaine idée de la mémoire et par une certaine idée de la nature. Cette autre Suisse se veut rurale alors qu’elle est surtout périurbaine et touristique ; elle se dit craintive vis-à-vis du monde extérieur mais elle est fort efficace pour faire des affaires avec lui. Elle se sent porteuse, sinon détentrice, d’une helvéticité en deçà et au-delà de l’histoire.
Il y a donc, en fait, une troisième carte, qui fonde cette suissitude. C’est l’image la plus banale, la plus évidemment vraie et, pour cette raison, la plus puissamment idéologique : la carte topographique euclidienne. On peut dire, perfidement, qu’il s’agit ici encore d’un cartogramme, dont les unités spatiales ont des surfaces plus ou moins proportionnelles aux superficies du « terrain », mesurées selon une métrique euclidienne. Une telle carte a l’avantage de remplacer les hommes qui viendraient à manquer par l’ombrage des pentes et les toponymes des sommets, des torrents et des cols. La deuxième carte sert à empêcher la troisième de disparaître de la vie politique suisse. Elle est l’instrument par lequel les paysages d’avant les hommes, ou supposés tels, acquièrent et conservent le droit, eux aussi, de voter.
© VillEurope (Dominique Andrieu, Msh Villes et territoires, ums 1835, Université de Tours ; Jacques Lévy, Chôros, Epfl).