La qualité première des géographes a longtemps été liée à leur pratique du terrain. Puis, comme souvent en sciences humaines et sociales, le mot « terrain » a été remis en cause et n’a plus bénéficié de la valeur ajoutée qu’il apportait aux chercheurs pratiquants. On a alors vu apparaître d’autres hommes de terrain, par exemple des journalistes, qui sont d’autant plus devenus des sources fiables pour la recherche scientifique qu’ils sont désormais souvent les seuls à se rendre dans des régions où l’insécurité interdit le déplacement des chercheurs institutionnels. En outre, certains de ces « reporters » ont acquis une telle connaissance de leurs sujets que leurs articles et leurs ouvrages peuvent figurer dans nos bibliographies sans crainte d’être qualifiés de « vulgarisateurs ». Anciens du Monde et de Libération, Jean-Pierre Tuquoi et Stephen Smith viennent de publier des livres qui illustrent cette tendance nouvelle.
Il n’est donc pas surprenant – et ce point de vue est approbateur – que certains chercheurs changent légèrement de style et s’éloignent des codes académiques, non pas pour marcher sur le domaine des journalistes d’investigation – et d’ailleurs pourquoi pas ? – mais pour être tout simplement plus compréhensibles et mieux écoutés. On avait déjà noté cette tendance, parfaitement assumée, chez l’historien Guillaume Lachenal, quand il avait suivi à la trace un médecin colonial.
Dans le présent ouvrage, les deux auteurs ne craignent pas de s’attaquer à la mondialisation, au sens où le recouvrement du monde par l’économie de marché leur paraît néfaste, notamment pour les plus pauvres. Mais ils entendent attirer l’attention sur le fait que certains parmi les pauvres parviennent néanmoins à s’en sortir en se glissant dans les interstices de l’espace mondialisé. Pour qui est allé voir jusqu’aux marges du monde, c’est presque une évidence. Encore faut-il le montrer et le démontrer.
La « voie classique et indémodable de la monographie ».
Armelle Choplin et Olivier Pliez n’ont pas seulement infléchi la manière de rendre compte, ils ont également « fait du terrain », en partant du principe que « pour comprendre comment la mondialisation s’installe dans des espaces discrets, au plus près des pauvres », il faut « suivre les sacs de ciment, les fripes, les voitures d’occasion, les pagnes, les mèches de cheveux, depuis leur lieu de consommation pour remonter jusqu’à leur lieu de production » (p. 77). C’est en empruntant les transports en commun qu’au fil des rencontres et des interviews empiriques ils assemblent les pièces du puzzle qu’ils ont entrepris de collecter. Toutefois, ils ont recours à des autocars de nouvelle génération, confortables, ponctuels, sécurisés, parce que c’est bien là que se trouvent les acteurs qu’ils cherchent, c’est-à-dire ceux qui se sont insérés de manière constructive dans la mondialisation. Les autres – les victimes de la mondialisation ? – s’entassent plutôt dans des vieux taxis-brousse brinquebalants et imprévisibles.
On sait gré aux auteurs d’avoir tenté de réhabiliter la « voie classique et indémodable de la monographie » (p. 17), parce que cette méthode semblait non seulement abandonnée, mais fustigée depuis plusieurs décennies, au motif qu’elle était trop descriptive et pas assez conceptuelle. Pour autant, ce petit ouvrage ne s’inscrit pas vraiment dans la catégorie monographique, qui suppose un état des lieux complet d’une petite portion d’espace. Ici, la parole est simplement donnée à ceux qui « subissent mais aussi portent et réclament la mondialisation » (p. 8), au cœur du terrain, c’est-à-dire « ces espaces discrets situés dans les interstices des grands centres d’accumulation » (p. 11).
Les témoignages cités relèvent plutôt de la méthode empirique, et ne sont pas forcément représentatifs au sens statistique du terme, mais ils sont très évocateurs, à la manière des interviews journalistiques. L’histoire d’Ahmed, réceptionniste dans un hôtel de Tozeur en Tunisie (p. 38), qui a équipé son ménage en achetant le nécessaire sur le marché algérien d’El-Oued, ou celle d’Arcan, trader turc installé dans la ville chinoise de Yiwu (p. 68), ou celle d’Ahmed, ingénieur algérien converti dans le commerce à Dubaï (p. 53), sont de parfaites illustrations de la manière dont on peut profiter de la mondialisation même quand on part du plus bas dans l’échelle sociale. C’est l’objectif des auteurs : « montrer le rôle largement méconnu mais décisif des plus modestes dans l’économie mondialisée » (p. 7).
De la difficulté à définir « mondialisation » et « pauvres ».
Avant de plonger dans les lieux les plus reculés de la mondialisation, Armelle Choplin et Olivier Pliez prennent des précautions méthodologiques. D’abord, sont-ce les « non-lieux » de Marc Augé (1992), ou les « hyper-lieux » de Michel Lussault (2017) ? Ensuite, qu’est-ce que la mondialisation ? En se replaçant, dans la première partie de leur ouvrage, sur le terrain conceptuel, ils prennent des risques, car la corporation des géographes a tardivement, puis longuement, débattu – et débat encore – autour du sens à attribuer à ce terme. Heureusement, ils ne se laissent pas entraîner dans les faux sens qui avaient retardé la réflexion de la discipline, notamment lorsqu’il était affirmé que le processus était ancien et qu’une première mondialisation était apparue à l’occasion des Grandes Découvertes.
Ils invoquent Christian Grataloup, mais oublient « celui par lequel il fallait commencer » (selon Grataloup), c’est-à-dire Olivier Dollfus, et surtout celui qui a longtemps trusté le sujet : Laurent Carroué. En fait, la moins mauvaise définition pourrait être : « La mondialisation, c’est le recouvrement du monde par l’économie de marché », ce qui écarte le postulat de la énième mondialisation. En effet, s’il est vrai que les hommes (et les marchandises) ont circulé de plus en plus loin de leurs bases au fil de l’histoire du monde, ils n’ont jamais imposé à l’échelle de la planète un modèle économique aussi universel aussi globalisant que le libre-échange, tel qu’il est désormais régi par l’Organisation Mondiale du Commerce. Ce que connaît (subit ?) le monde depuis l’effondrement de l’empire soviétique n’a pas eu d’équivalent dans le passé. Nous n’en sommes donc pas à la énième mondialisation, mais à la première (?) globalisation.
Cela n’est pas contradictoire avec l’affirmation selon laquelle « la mondialisation produit des inégalités » (p. 7), que les auteurs endossent tout en la qualifiant de poncif. Peut-être aurait-il fallu la compléter par un autre constat : « La mondialisation repose sur les inégalités », en rappelant le propos trop souvent oublié d’Adam Smith, à savoir que, motivé par l’appât du gain et dans une économie de libre concurrence, un homme libre coûte moins cher qu’un esclave (Smith 1999). Existe-t-il un modèle qui ne produit pas d’inégalités ?
Il n’est donc pas simple de trouver une bonne définition au premier terme du titre. Les auteurs ont sans doute considéré que le second terme (les pauvres) n’avait pas besoin d’être précisé, alors que, pourtant, le débat reste animé autour du fameux « seuil de pauvreté, absolue ou relative ». Pour les pays en développement – le terrain parcouru par les auteurs –, la Banque mondiale retient le chiffre de deux dollars par jour et par personne. Pour la France, ce « seuil » se situe autour de 35 $ par jour et par personne. À l’évidence, on ne peut pas traiter les uns et les autres de la même manière, et cet ouvrage ne s’intéresse qu’aux premiers, ceux de la « mondialisation par le bas », déjà évoqués par Arjun Appadurai (2000), Alejandro Portes (1999) ou Alain Tarrius (2002). Cette thématique orientée avait également été traitée dans un numéro spécial des Cahiers d’Outre-Mer, datant de 2007 et intitulé « La mondialisation jusqu’aux marges du monde », où Hélène Vélasco et l’auteur de ces lignes posaient une question précise : « Mondialisation et développement, est-ce compatible ? » et une autre, plus engagée : « La mondialisation est-elle le stade suprême de la colonisation ? » (Bouquet et Vélasco 2007a) (Bouquet et Vélasco 2007b).
Toutefois, l’objectif d’Armelle Choplin et d’Olivier Pliez n’est pas tant de souligner le creusement des inégalités et l’aggravation de la pauvreté que de montrer que des pauvres peuvent aussi profiter de la mondialisation, « loin de Wall Street et de Davos ». On serait tenté d’ajouter : « et loin de Porto Alegre », où s’était tenu en 2001 le premier Forum social mondial en réponse au Forum économique mondial qui réunissait, depuis 1971 dans la station suisse, tous les acteurs de la « mondialisation par le haut ».
Mais leur entreprise est cohérente, notamment quand ils écrivent :
« On se rend bien compte qu’être pauvre aujourd’hui, c’est aussi participer à la mondialisation et avoir envie de profiter de celle-ci, en faisant du business, en créant sa (petite) entreprise, en nouant des liens à l’étranger, mais aussi en rêvant, en voyageant, en “facebookant” ou en “whatsappant” et, finalement, en consommant » (p. 109).
Il est dommage que cette phrase arrive si tard dans l’ouvrage.
Sur les terrains lointains de la mondialisation.
Dès lors que la méthode et l’objet d’étude ont été exposés, les auteurs passent à la mise en application, en se projetant sur deux terrains, qu’ils traitent sous l’angle des mondialisations méditerranéennes, d’une part, et africaines, d’autre part.
À partir de la bourgade frontalière de Salloum, entre l’Égypte et la Libye, Olivier Pliez remonte le circuit des colis de marchandises qui ont souvent transité par Le Caire ou Alexandrie, ou par Dubaï (où l’on fait la connaissance d’un Algérien qui a réussi dans les affaires) et qui proviennent de l’extraordinaire cité chinoise de Yiwu. Depuis l’admission de la Chine à l’OMC – les auteurs écrivent « adhésion » : est-ce le bon terme ? –, Yiwu est devenue la vitrine de près de deux millions de produits, visibles dans près de 50 000 micro-échoppes (moins de dix mètres carrés) et contrefaits pour 80 % d’entre eux (p. 62). On y compte environ 10 000 traders arabes, qui résident à plein temps dans un quartier que les autorités ont baptisé sans état d’âme Exotic Street.
Cette route empruntée à rebours par l’auteur ne serait-elle pas l’une de ces « nouvelles routes de la soie » ? Olivier Pliez rappelle à juste titre (dans un excellent tableau, p. 72) que le fameux projet OBOR (One Belt One Road), lancé par Xi Jinping en 2013, implique 65 pays et 4,4 milliards de personnes, dont certaines ont choisi de profiter du système, même en partant du bas de l’échelle sociale.
C’est également une bonne idée de se concentrer sur un espace transfrontalier en bordure de mer, entre Accra et Lagos, pour observer, avec la grille de lecture retenue, les mondialisations africaines. Le choix est tout aussi bon de se focaliser sur les « tribulations d’un sac de ciment » (p. 86), en le pistant de la carrière de calcaire jusqu’au chantier de construction. Ainsi est-ce l’occasion pour nos géographes de relier cette « culture du ciment » à « l’urbanisation sans villes » des pays d’Afrique subsaharienne (p. 91).
À côté du ciment, mais à une même échelle de prolifération, les auteurs évoquent (p. 95-99) les marchés de matériels et pièces d’occasion, de voitures déjà usagées venues de loin, de fripes dont on a du mal à suivre le cheminement, si ce n’est en admettant l’hypothèse qu’elles proviennent de nos Relais français. Enfin, ils décrivent l’une des plus belles réussites (success story) : M. N., l’ancien petit revendeur de produits chinois à Barbès, qui est devenu le plus gros producteur africain de mèches, qu’il fait fabriquer par des employés chinois à Porto-Novo (Bénin) avec des résines importées de Corée (p. 105)…
Y aurait-il donc plusieurs mondialisations ?
En lisant le titre de la conclusion (« Pour une géographie des autres mondialisations »), on se demande si on avait bien compris la première partie, qui s’essayait à trouver une bonne définition. Ne vaudrait-il pas mieux parler de « mondialisation des autres » ? Car chacun est, à son niveau, un acteur qui s’inscrit dans un seul et même modèle économique.
« Les autres », ce sont ceux qui n’apparaissent pas forcément dans le classement de Forbes, mais qui ont réussi grâce à la mondialisation.
« Notre propos ne se résume pas à une série de success-stories. Il est certes plus tentant et plus aisé d’analyser une dynamique ascendante que l’inverse, car ceux qui la racontent sont dans une position plus confortable et plus enclins à parler. Il faut néanmoins avoir en tête que les échecs, individuels ou collectifs, les réversibilités des routes, liées aux multiples entraves avec lesquelles ces acteurs doivent composer, sont inhérents à ce quotidien » (p. 108).
Autrement dit, les auteurs sont plus proches de la pensée d’Esther Duflo (2015) que de celle de Muhammad Yunus (2009), et ils n’oublient pas les centaines de milliers de pauvres qui demandent à participer à cette mondialisation mais n’en ont pas encore profité.
Néanmoins, on ne peut pas s’empêcher de penser à Yunus qui, depuis qu’il a lancé le micro-crédit, construit tranquillement un « nouveau capitalisme » – une autre mondialisation ? – qui reposerait sur l’entrepreneur, car il pense que « l’homme n’est pas fait pour travailler pour quelqu’un d’autre » (Bouchouchi et Fay 2017) et que le salariat n’est qu’une parenthèse de l’histoire. Tous les interlocuteurs rencontrés par les auteurs n’étaient-ils pas, d’une certaine manière, des entrepreneurs ?
Pour autant, et pour toutes les raisons évoquées supra, ce petit ouvrage est agréable à lire. Peut-être certains lecteurs seront-ils gênés par les légères ruptures de style que l’on remarque lorsque les auteurs reprennent leurs propres articles, publiés ailleurs (p. 42 et p. 78), mais sans doute dans des revues moins accessibles au grand public. La logique que nous avons évoquée dans notre introduction – les chercheurs doivent savoir s’adapter au plus grand nombre – est donc respectée.