Lignes de faille de l’Europe, Norman Davies, 1996
La référence est un exercice essentiel, mais parfois délicat, de la pratique scientifique. Se référer à une carte peut poser problème dans la mesure où la carte a les défauts de ses avantages. En effet, elle ne correspond pas seulement à un outil de synthèse. C’est aussi un outil scientifique dont la lecture permet de valider ou d’infirmer des hypothèses, voire d’en imaginer de nouvelles. Cette puissance lui a d’ailleurs — et malheureusement pourrait-on dire — permis d’acquérir une valeur de preuve, qui est encore accrue lorsqu’elle renvoie à des permanences historiques ou/et géographiques. Mais la seule lecture graphique de la carte n’est pas suffisante pour en tirer des conclusions scientifiques. Il est nécessaire de rappeler qu’elle n’est généralement qu’un élément d’un raisonnement ou d’un discours plus larges, et qu’elle dépend d’un contexte précis dont il est difficile de l’extraire sans en changer le sens. Le risque possible n’est alors pas seulement celui de la mauvaise interprétation de la carte, mais aussi celui de la surinterprétation, démarche par laquelle un lecteur va dépasser les intentions premières de l’auteur tout en allant, semble-t-il, dans son sens. De ce point de vue, l’auteur peut parfois être autant à blâmer que son lecteur. C’est ce que nous montre la façon dont cette carte des lignes de faille de l’Europe, réalisée par un historien, a été ensuite utilisée par un économiste.
La métaphore géomorphologique.
La carte dont il est question ici est celle des lignes de faille de l’Europe. Elle a été réalisée par l’historien britannique Norman Davies, supernumary fellow au Wolfson College à Oxford, et paraît en 1996 dans Europe : A History. La métaphore géomorphologique des lignes de faille — pas de tremblements de terre à l’horizon, rassurons-nous — est uniquement destinée à montrer que l’espace européen est traversé par une série de lignes (sept en tout) qui correspondent à autant de divisions binaires, du type catholiques/orthodoxes, et de limites, comme la ligne ottomane. Si on ajoute à cela le fait que ces lignes ne suivent pas le contour des frontières et transpercent donc allègrement les pays européens, eux-mêmes représentés sous forme de patatoïdes, on obtient une image assez inhabituelle et pour le moins originale de l’Europe.
La carte des lignes de faille de l’Europe est donc composée de sept lignes qui divisent l’Europe dans l’espace et dans le temps. Six de ces lignes se réfèrent à l’histoire. La dernière, qui est certainement la plus contestable, se réfère à une rupture géomorphologique censée diviser « géographiquement » l’Europe occidentale et l’Europe orientale de part et d’autre du cap Nord et du cap Matapan. Cette dernière limite constitue une sorte de ligne de crête de l’espace européen par rapport à laquelle se répartiraient les lignes de division historique. On remarque en effet au bas de la carte un repère Est/Ouest dont l’intérêt n’est pas évident au premier abord. Nous allons voir par la suite quelle est sa raison d’être. On laissera de côté la question des frontières et du « centre » de l’Europe déjà abordée ailleurs (L’Europe vue de la Lituanie), pour se concentrer sur l’usage que l’on peut faire, ou en tout cas que Jacques Brasseul fait de ces lignes de faille.
Du côté de l’interprétation : le risque du déterminisme géopolitique.
L’actualité de cette carte réside dans le fait qu’elle a été reprise dans un livre de Jacques Brasseul, professeur de sciences économiques à l’Université du Sud (Toulon-Var), Un monde meilleur ? Pour une nouvelle approche de la mondialisation, paru en avril 2005 chez Armand Colin. L’auteur fait référence à ce document dans son chapitre consacré à la guerre. Il pose tout d’abord plusieurs questions assez pertinentes :
« Pourquoi les guerres ont-elles fait rage en Yougoslavie jusqu’à la fin du siècle, alors qu’elles se sont calmées dans la plupart des autres régions d’Europe ? Pourquoi les mythes nationalistes vieux de plusieurs siècles ont-ils contribué à déchirer les Balkans ? » (p. 282).
Jacques Brasseul voit la clé de cette énigme dans la carte :
« Une explication à la fois géographique et historique est fournie par l’historien anglais Norman Davies (1996). Il dresse dans son Histoire de l’Europe la carte des lignes de faille qui partagent le continent et on s’aperçoit immédiatement que la plupart d’entre elles passent exactement au milieu de l’ex-Yougoslavie. » (p. 282).
Il est alors intéressant d’insister sur la phrase conclusive :
« Cela signifie que les oppositions et les affrontements violents y ont plus de chances de se produire qu’ailleurs. » (p. 282).
La démonstration est très contestable. La première opposition que l’on peut faire est une opposition de principe consistant à refuser le déterminisme historique et géographique que Jacques Brasseul applique au cas yougoslave. L’interprétation de l’auteur laisse en effet supposer qu’une ligne de faille se traduit nécessairement, à un moment ou à un autre, par un conflit entre les communautés qui se répartissent de part et d’autre de celle-ci. Toute la spécificité et la complexité du cas yougoslave viendrait alors du nombre de divisions qu’il faut articuler pour comprendre la situation. Si l’on considère plus particulièrement le conflit des années 1990, cela reviendrait à dire que la fragilité politique qui a marqué la période de l’immédiate après-Guerre Froide aurait donc tout naturellement permis aux cicatrices censées marquer le territoire yougoslave de saigner à nouveau et de conduire à un affrontement inévitable… et, donc, prévisible. Mais, le fait que personne n’ait anticipé le conflit montre justement que la lecture proposée par Jacques Brasseul, et par beaucoup de géopoliticiens, prend les choses à l’envers. Ce ne sont pas les lignes de faille qui ont déterminé les positions politiques des acteurs, ce sont plutôt ceux que Bertrand Badie appellent les « entrepreneurs identitaires » ou « entrepreneurs de violence » — dont Slobodan Milosevic fait vraisemblablement partie — qui ont su mobiliser et interpréter l’histoire pour servir leurs intérêts politiques, voire économiques. Ce détournement géopolitique a été efficacement, et à plusieurs occasions, démonté par le géographe Denis Retaillé (1996, 1998). On voit donc ici de quelle façon Jacques Brasseul se retrouve, certainement malgré lui, dans une position fort délicate qui revient à justifier les arguments de ces entrepreneurs d’un genre un peu particulier. Tout le problème, c’est donc que le raisonnement de l’auteur nie la capacité des acteurs politiques à résoudre, ou à créer, des conflits, et le fait que l’une des caractéristiques majeures de la société réside justement dans le fait qu’elle transcende des différences présentées comme ontologiques, comme les oppositions catholiques/orthodoxes ou chrétiens/musulmans souvent mises en avant dans le conflit yougoslave.
La seconde opposition est paradoxale puisqu’elle revient, pour le géographe que je suis, à se tirer une balle dans le pied. Mais, pourtant, il faut le rappeler sans hésiter : la carte n’est pas une preuve. S’appuyer sur une carte remplie de patatoïdes pour répondre à une question essentielle de l’histoire récente de l’Europe n’est pas scientifiquement acceptable. Là encore, Denis Retaillé (1996) a montré de quelle façon la carte était devenue un outil qui renforce les oppositions géopolitiques autant qu’elle les décrit. Le commentaire de Jacques Brasseul est juste, le territoire de l’ex-Yougoslavie est celui qui concentre la plus forte densité de lignes de faille. Mais sa référence ex nihilo à la carte de Norman Davies ne dit rien de toute la réflexion du concepteur de la carte intervenue en amont. Par exemple, le choix des lignes de faille n’est pas justifié dans les propos de Brasseul. Pourquoi sept lignes de faille ? Et pourquoi précisément celles-ci ? C’est donc dans le livre Europe : A History qu’il faut poursuivre la réflexion.
Du côté de la construction : une relation trop lâche entre le discours et la carte.
Dans l’introduction de son livre, Norman Davies commence par remettre en question la distinction entre l’Orient et l’Occident. Il décrit tout d’abord la façon dont cette idée de « civilisation occidentale » a été historiquement construite au travers d’une douzaine de moments principaux (l’Empire romain, le monde catholique, la « variante française », la « variante impériale », la « variante marxiste », etc.). Il dénonce ensuite les principes que ces moments font généralement ressortir (p. 25) : 1) l’Est et l’Ouest auraient peu, voire rien, en commun ; 2) la division Est/Ouest se justifierait par des différences d’ordre naturel qui ne peuvent être dépassées ; 3) l’Ouest serait supérieur à l’Est ; 4) l’Ouest seul mérite le nom d’Europe. Il critique enfin le fait que cette division soit appliquée à l’Europe.
Toutefois, l’auteur reste mesuré dans ses propos. Concernant l’Europe, il reconnaît que certaines divisions entre l’Est et l’Ouest ont une certaine pertinence :
« None the less no historian could deny that there are many real and important lines on the map which have helped to divide Europe into “West” and “East”. » (p. 27).
Il cite alors certaines des lignes de faille qui sont représentées sur la carte. Il cite également d’autres divisions comme cette ligne « Leningrad-Trieste » que « l’anthropologie historique » a identifié et qui sépare une Europe de la famille nucléaire d’une Europe de la famille étendue. S’il reconnaît donc que « all these lines, real and imagined, have profoundly affected the framework which European history has been conceived and written » (p. 27), il limite cependant la portée de ces lignes de faille ou, plutôt, il montre qu’il est réducteur de les traduire par une seule division Est/Ouest :
« Yet one has to insist that the West-East division has never been fixed of equal importance. It ignores serious differences both within the West and within the East; and it ignores the strong and historic division between North and South. Any competent historian or geographer taking the full range of factors into consideration can only conclude that Europe should be divided, not into two regions, but into five or six. » (p. 27).
L’argument d’autorité qui fait appel aux historiens et géographes « compétents » n’est pas véritablement recevable. Toujours est-il que ces propos éclairent mieux la démarche de Norman Davies dans la construction de la carte des lignes de faille. Cette dernière semble montrer que la division Est/Ouest a une certaine réalité, notamment si l’on considère la ligne catholiques/orthodoxes, mais que d’autres lignes de division complexifient le découpage de l’espace européen, notamment la ligne de romanisation qui est plutôt dans une logique Nord/Sud. Encore faut-il préciser, et regretter, que l’on ne peut faire ici que des suppositions car à aucun moment l’auteur n’explique clairement sa démarche.
Et la Yougoslavie dans tout ça ? Que devient-elle ? Norman Davies y fait effectivement référence au moment où il reconnaît la validité de certaines lignes de faille :
« Probably the most durable is the line between Catholic (Latin) Christianity and Orthodox (Greek) Christianity. It has been in place since the earliest centuries of our era. As shown by events during the collapse of Yugoslavia, it could still be a powerful factor in the affairs of the 1990s. » (p. 27).
C’est probablement cette dernière phrase qui a conduit Jacques Brasseul à affirmer que la Yougoslavie était victime de la densité des lignes de division qui la traversent. Si Norman Davies ne semble jamais aller dans le sens de Jacques Brasseul, il est possible de penser qu’il laisse la porte entrouverte à des interprétations qui dépassent vraisemblablement son objectif premier.
L’auteur de la carte n’est donc pas totalement innocent. On peut effectivement reprocher à Norman Davies de ne pas avoir donné un statut clair à sa carte, et de ne pas l’avoir suffisamment commentée. La carte des lignes de faille apparaît au tout début de l’ouvrage et semble être présentée comme un document sur lequel repose toute l’introduction du livre. Mais que représente t-elle au juste ? Est-elle là pour infirmer ou confirmer, ou les deux à la fois, la réalité d’une coupure Est/Ouest de l’Europe ? Est-elle la traduction graphique d’un recensement systématique des lignes de division de l’espace européen, ou bien se contente-t-elle d’en représenter quelques unes afin de donner une idée schématique de la complexité du découpage de cet espace ? Sans direction claire, le lecteur a alors tout loisir d’interpréter cette carte à sa guise et de l’utiliser comme base à une démonstration contestable.
Conclusion : une image originale de l’espace européen.
En conclusion, on retiendra tout de même l’image originale de l’Europe que propose la carte de Davies. L’Europe a en effet cette particularité d’être singulière et multiple à la fois. De tous les couples continent / ensemble régional existants (Europe / Union européenne, Amérique du Nord / ALENA, Asie du Sud-Est / ASEAN, Amérique australe / MERCOSUR, etc.), le couple européen est celui dont la cohésion politique, sociale et économique, bref l’unité, est la plus forte. Mais, dans le même temps, aucune autre partie du Monde n’est à ce point découpée, si ce n’est l’Amérique centrale ou l’Asie du Sud-Est qui concernent toutefois un nombre bien plus limité de pays. À tel point que, sur une mappemonde, l’Europe est très souvent représentée sous la forme d’un cartouche, seul artifice capable de faire apparaître un nombre important de pays relativement petits, mais dont le poids sur la scène politique et économique internationale est déterminant. À une échelle plus fine, on ne peut qu’aller dans le sens de Norman Davies lorsqu’il nous dit que des divisions existent au sein même de l’Ouest et de l’Est. Ces divisions sont certainement multiples et moins caricaturales que celles proposées sur la carte. Elles peuvent être néanmoins assez tranchées comme le montre l’article de Dominique Andrieu « Une frontière dans l’Europe ». Mais, comme le montre également ce dernier article, la carte est toujours le résultat d’une réflexion poussée et d’une démarche scientifique. C’est un outil puissant, dont on ne cessera malheureusement jamais de dénoncer les méfaits lorsqu’il est mal utilisé.