Depuis une vingtaine d’années, à l’instar de l’histoire ou de l’anthropologie, on assiste à la croissance de travaux géographiques ayant comme objet la littérature (Chevalier, 2001, Dupuy, 2009, Lévy, 2006, Lévy-Piarroux, 2003, Manguel, Guadalupi, 1998, Tissier, 1995). Il est vrai que « L’analyse des pratiques spatiales fait partie du corpus géographique. La mobilisation des textes littéraires permet de les approcher différemment, de manière plus intime et parfois plus précise » (Clerc, 2012, p. 192).
Cet article, écrit conjointement par une géographe et un littéraire, bénéficiant des apports théoriques des deux disciplines, veut apporter une contribution originale à l’analyse du lien entre la littérature et la géographie. En effet, à partir de l’analyse des Contes de La Fontaine, nous souhaitons montrer comment l’auteur dépasse la simple localisation et mobilise les espaces, les lieux et les échelles géographiques pour faire naître le caractère érotique de ses contes. Quels sont les espaces mentionnés par l’auteur ? Quelles descriptions et quelles représentations nous en donne-t-il ? Quels liens le conteur tisse-t-il entre érotisme et géographie ? Quelles significations, quels enrichissements la mention spatiale du lieu apporte-t-elle à l’histoire, et plus précisément à l’histoire amoureuse, et donc à l’amour dans les contes ? En quoi la mobilisation des lieux, des espaces et des échelles géographiques accentue-t-elle l’érotisation des Contes ?
Pour répondre à ces questions, trois catégories seront abordées : les espaces mouvants du voyage, l’Italie, pays du plaisir, et enfin, les espaces de licence, de liberté et de libération.
Les espaces mouvants du voyage.
« Voyage, même origine que voie, du latin Viaticum, chemin à parcourir. Déplacement vers un lieu considéré comme assez éloigné » (Lacoste, 2003, p. 410). Le voyage est une composante essentielle dans les intrigues de La Fontaine alors que ce n’était pas une chose facile que de voyager au 17e siècle. Pour le meilleur ou pour le pire, le voyage ouvre une parenthèse où le voyageur s’en remet à l’inconnu et à la fortune :
Comme il arrive, en allant et venant,
Pinucio jeune homme de famille,
Jeta si bien les yeux sur cette fille […]
Qu’il s’en piqua […]. (Le Berceau, v. 10-15)
L’errance géographique (« en allant et venant ») est le point de départ courant d’une aventure amoureuse. L’élan du personnage coïncide en effet avec l’entame du conte qui partage ainsi sa dynamique et son énergie :
N’a pas longtemps de Rome revenait
Certain cadet qui n’y profita guère ;
Et volontiers en chemin séjournait,
Quand par hasard le galant rencontrait
Bon vin, bon gîte, et belle chambrière. (Le Cocu, battu et content, v. 1-5)
Le voyage apparaît ici comme un simple effet de vraisemblance qui permet la rencontre de personnages et d’univers inconnus. Le voyage est donc un pur prétexte, un préalable au conte et à l’intrigue amoureuse, tout comme le seront les voyages sadiens (Barthes, 1973, p. 19).
À l’exception d’Aliciel, la fiancée du roi de Garbe, ce sont toujours les hommes qui voyagent. Au sédentarisme féminin correspond le nomadisme des hommes guidés par leur plaisir, résumé par le conteur en un rythme ternaire : « Bon vin, bon gîte, et belle chambrière » (Le Cocu, battu et content, v. 5). L’amant est un étranger qui s’immisce dans le quotidien et l’intimité des femmes. Ainsi, le cadet du Cocu, battu et content, de passage, en transit en quelque sorte, s’informe du nom de la dame qu’il convoite et se fait employer comme fauconnier par son mari. Il en va de même pour Pinucio qui loge dans l’auberge du père de Colette pour mieux profiter d’elle, ou encore pour Renaud qui est hébergé durant la nuit chez une jeune veuve fort hospitalière. La rencontre amoureuse est la conjoncture de deux espaces : un espace conjugal, fermé, constant, tourné vers l’intérieur du foyer, et un espace aventureux, ouvert, inconstant, tourné vers l’extérieur. La coïncidence de ces espaces antithétiques est éphémère, fulgurante : les hommes ne font que passer, ouvrant une parenthèse qu’ils referment aussitôt pour repartir en quête d’autres aventures. En termes de flux, la rencontre amoureuse apparaît comme le fruit d’un croisement fortuit entre une mobilité masculine et une immobilité féminine.
Le cadet voyageur du Cocu, battu et content est appelé « pèlerin » (Ibid., v. 27). La connotation religieuse de cette dénomination confère au voyage une sacralité licencieuse : dans les Contes, le voyageur est entièrement dévoué à l’amour, et les auberges et les lits de fortune remplacent les différentes stations consacrées. La finalité religieuse est détournée au profit du plaisir des sens, comme pour Renaud qui, chaque matin, se récite l’oraison de Saint Julien non pas pour louer le saint mais « afin qu’il ne [lui] advienne/ De mal gîter » (L’Oraison de Saint Julien, v. 56-57) — le gîte, comme en témoigne le reste du conte, peut de cette façon être lu comme un euphémisme dissimulant la rencontre charnelle qui a lieu lorsque le pèlerin est accueilli pour la nuit par une jeune veuve. Le conteur conclut ainsi le récit et le voyage de Renaud :
Et grâce à Dieu et monsieur saint Julien
[Renaud] eut une nuit qui ne lui coûta rien. (Ibid., v. 367-368)
Le pèlerinage amoureux se place ironiquement et licencieusement sous l’égide de Saint Julien, que l’appellation « monsieur » tend à désacraliser. À la différence du pèlerinage religieux, le voyage amoureux semble gratuit, exempt d’une fin autre que celle du plaisir, à l’image du voyage effectué par Joconde et Astolphe qui est ainsi résumé par le monarque avide de rencontres :
[…] courons le pays,
Cherchons partout notre fortune.
Pour réussir dans ce dessein,
Nous changerons nos noms, je laisserai mon train, […]
Nous en ferons l’amour avec plus d’assurance,
Plus de plaisir, plus de commodité […]. (Joconde, v. 246-253)
C’est le pays tout entier qui devient leur territoire de chasse amoureuse, un espace quasi illimité, comme le laisse entendre l’adverbe « partout ». Le voyage amoureux est par essence scandaleux dans la mesure où il n’a pas de sens : aucune signification autre que celle que la luxure, mais également aucun sens géographique, aucune direction puisqu’il se disperse partout.
Selon Bailly et Scariati, le voyage se confond avec l’horizon :
Parmi les éléments privilégiés pour représenter le voyage, l’horizon est celui qui évoque le plus étroitement l’idée de cheminement. Repoussé continuellement, à mesure que l’on approche, il visualise l’impossible quête, “ce vers quoi on tend”, en sachant bien ne jamais atteindre ce lieu fictif. La quête, comme le voyage, réside dans le cheminement, et non dans la destination. (1999, p. 76)
De la même manière, dans les Contes de La Fontaine, c’est un horizon sexuel qui se dessine. La jouissance devient ce vers quoi tendent les personnages des Contes. La luxure est leur seule boussole. L’espace est ainsi découpé en objets de plaisir, l’un après l’autre, dans un éternel recommencement.
Dans la plupart des contes, le voyage dépasse les bornes du texte puisqu’il a commencé avant lui et s’achèvera après la fin de celui-ci. Le voyage est perçu de manière sécante : le plus souvent, le poète ne donne à en voir qu’un fragment. Cependant, la collection des textes en recueil donne au lecteur l’impression de suivre un seul et même périple, tant se ressemblent les héros et les intrigues. La multitude d’espaces, due à l’aspect fragmentaire des Contes, entraîne le lecteur dans une série de voyages fulgurants. L’architecture des recueils engendre parfois la désorientation du lecteur. La deuxième partie, par exemple, débute en Champagne avec Le Faiseur d’oreilles et le Raccommodeur de moules. Elle invite ensuite le lecteur à franchir les Pyrénées avec Les Frères de Catalogne, à gagner Rome dans Le Berceau, puis le nord de l’Italie avec Le Muletier et L’Oraison de Saint Julien situés respectivement en Lombardie et sur la route de Vérone. Elle s’achève enfin en Toscane avec Mazet de Lamporechio. Rares sont les contes consécutifs qui se passent dans un même espace géographique. De ce fait, le lecteur ne cesse d’être transporté du nord au sud sans raison apparente autre que la volonté du conteur. Ces pérégrinations inscrivent la lecture dans une finalité identique à celle du voyage licencieux : la répétition du plaisir. Le conteur dessine ainsi un espace érotisé où a lieu une migration amoureuse, un exode sexuel sans but, sans cap tracé autre que la recherche du plaisir — le plaisir se poursuit en effet de conte en conte.
Grâce à la distance géographique qui sépare le lecteur du lieu où se déroule l’action (aucun conte ne se situe explicitement à Paris, ville dans laquelle La Fontaine trouve pourtant ses premiers lecteurs), le conteur introduit l’idée d’un relativisme moral. Les multiples oppositions qu’il orchestre entre la France et l’Italie, ou bien l’éloge qu’il fait de la cité de Reims (Les Rémois, v. 1-4), ont pour but de montrer qu’il existe différentes façons d’aimer. Le décalage spatial induit une distance vis-à-vis de la morale française : ce que l’on perçoit comme étant une transgression à Paris n’est peut-être qu’une liberté ailleurs. La multiplication des espaces permet de comprendre à quel point la morale est plurielle — elle n’a rien d’unique puisqu’elle varie selon les régions. En désorientant de la sorte son lecteur, en lui faisant passer les frontières, La Fontaine déplace les normes et les interdits et remet en cause le principe même de transgression. En développant des itinéraires variés, changeants, infinis, le conteur neutralise la transgression comprise comme une ligne interdite à ne pas franchir. Face à cette frontière morale, le conteur fait jouer les frontières géographiques : les voyages qui associent le lecteur et les personnages sont autant de pas de côté par rapport à la ligne interdite, de décalages et de contournements. Il s’agit, pour La Fontaine, de situer son intrigue dans un espace adéquat, là où elle choquera le moins possible, à Reims lorsqu’il s’agit de parler d’un couple libre, à Rouen « pays de sapience » (Les Troqueurs, v. 12) lorsqu’il est question d’échanger des épouses, à Rome lorsque les personnages sont à la recherche de plaisirs faciles, à Naples quand les héros sont spécialement galants. Si La Fontaine semble contrevenir à la morale parisienne de son temps, c’est pour mieux se plier aux mœurs locales des régions où il situe ses intrigues. C’est le contraire de la transgression puisque les personnages sont délocalisés en fonction des licences accordées dans tel ou tel pays.
Le voyage, ayant pour but de prouver qu’il existe d’autres horizons moraux, illustre donc une éthique mouvante. Conte après conte, la narration refuse de se fixer dans un lieu unique. Cette volatilité géographique concerne aussi bien les amours que la morale, ce qui a pour effet de déplacer les lignes, les frontières, et les interdits pour créer un espace infini empreint de liberté.
Chez La Fontaine, le voyage ne mène pas forcément à un lieu réel, à un lieu fixe. Ces « espaces autres » (Foucault, 2008, p. 1571) ont pour but de pallier les carences des espaces moraux. Ils servent parfois à punir ou corriger les adversaires des amants qui entravent leur liberté, notamment les maris.
Dans Le petit chien qui secoue de l’argent et des pierreries, les amours clandestines entre Atis et Argie sont gênées par l’époux de celle-ci, le vieil Anselme, juge de son état, qui pénètre dans un château enchanté, apparu grâce à la magie de la fée Manto :
Il […] trouve un palais de beauté sans pareille :
Une heure auparavant c’était un champ tout nu. (Le petit chien qui secoue de l’argent et des pierreries, v. 388-389)
Ce palais est une utopie réalisée : un lieu qui n’existe pas et dans lequel évolue pourtant Anselme qui devra subir les sévices sexuels d’un énorme More. Ce château magique, « lieu sans lieu » où ne règne plus aucune morale, a pour vocation de punir celui qui, dans l’espace réel, est un austère représentant de la loi : Anselme est en effet juge et mari. Dans ce lieu féérique, il s’agit de dépouiller le vieil homme de sa morale, de corriger ses excès moraux. Comme le souligne Debarbieux, « les mondes imaginaires de la littérature sont autant de moments de conférer aux romans une cohérence propre dans la recherche d’une adéquation parfaite entre les lieux et l’action » (1995, p. 882).
C’est également le cas du bateau du pirate, lieu mobile par excellence, dans Le Calendrier des vieillards, autre exemple d’espaces privés de morale. Bartholomée, une jeune fille mariée à un barbon qui allègue toutes sortes de fêtes religieuses pour s’affranchir du devoir conjugal, est enlevée par un corsaire qui la mène sur son bateau. Promptement séduite par son ravisseur, elle paie sa propre rançon en lui offrant son corps :
La belle avait sa rançon toute prête :
Très bien lui prit d’avoir de quoi payer ;
Car là n’était ni vigile ni fête.
Elle oublia le beau calendrier
Rouge partout, et sans nul jour ouvrable :
De la ceinture on le lui fit tomber […]. (Le Calendrier des vieillards, v. 130-135)
La chasteté que lui imposait son mari, la soumettant à un calendrier austère et rigoureux, n’a plus cours sur le bateau du corsaire. Il n’y a plus ni d’obstacle au désir (« ni vigile ni fête ») ni aucune morale, puisque s’anéantit le calendrier qui la représentait. Le bateau de Pagamin, le corsaire, est un espace sans repères, qu’ils soient géographiques, temporels ou moraux, comme l’écrit Michel Foucault : « Le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer […] » (1967, p. 1581).
L’effet de clôture renforce en effet l’autonomie de cet espace mouvant :
Pagamin ne sait ni loi, ni digeste, ni code […]. (Le Calendrier des vieillards, v. 230)
Le bateau est un espace amoral qui n’engendre pas la transgression dans la mesure où ce « lieu sans lieu » ne répond plus à aucune loi ni à aucun code éthique : c’est un espace de liberté — ce qui explique le fait que Bartholomée ne veuille pas retourner sur terre avec son ennuyeux mari.
L’Italie : le pays du plaisir.
Devant la France où se déroule une dizaine d’intrigues, la Grèce antique et surtout mythologique, et l’Espagne, l’Italie est le pays le plus représenté dans les Contes de La Fontaine. Pas moins de seize contes se déroulent dans ce cadre géographique singulier, car, selon l’image du poète français, les Italiens ont une manière singulière, enchantée et légère de vivre l’amour.
C’est en particulier une apologie de l’Italie urbaine aux mœurs débridées que l’auteur propose en les décrivant comme des espaces où règne le plaisir. Ainsi, Naples symbolise-t-elle une urbanité érotique dans Richard Minutolo :
C’est de tout temps qu’à Naples on a vu
Régner l’amour et la galanterie :
De beaux objets cet État est pourvu,
Mieux que pas un qui soit en Italie.
Femmes y sont, qui font venir l’envie
D’être amoureux quand on ne voudrait pas. (Richard Minutolo, v. 1-6)
La Fontaine explicite les raisons qui le poussent à admirer Naples : amour, galanterie et beautés inégalables sont ses principaux atouts. Or ces trois caractéristiques napolitaines s’avèrent être des ingrédients essentiels aux contes de La Fontaine, formant un terreau propice à la floraison d’intrigues amoureuses et galantes qui mettent en scène des beautés telles qu’il est difficile de ne pas succomber à leurs charmes. Les exigences génériques liées au conte licencieux coïncident donc parfaitement avec ce que Naples a de meilleur à offrir. La Fontaine associe d’ailleurs la galanterie, qualité éthique et esthétique française née au 17e siècle, à la ville de Naples dont il fait le royaume depuis « tout temps » (Richard Minutolo, v. 1).
La ville de Rome est également un lieu d’un grand intérêt pour La Fontaine car elle lui permet, d’une part, de poursuivre sa description des villes italiennes débridées et, d’autre part, de montrer que, si la France et l’Italie sont deux nations où l’amour occupe une place primordiale, les méthodes de séduction divergent. Dans Le Roi Candaule et le Maître en droit, un jeune Français se trouve à Rome. Ce dernier s’avère « […] moins propre à faire en droit un cours/ Qu’en amours » (Le Roi Candaule et le Maître en droit, v. 141-142). Le maître en droit relève comme une aberration, presque contre nature, le fait qu’un Français soit ainsi inactif en matière d’amour. Les « intrigues » et les « amourettes » semblent être dans la bouche du maître de droit des propriétés ou des valeurs typiquement françaises et, pour lui, les deux États ont des vertus plus complémentaires qu’opposées :
Que ne vous poussez-vous ? Un Français être ainsi
Sans intrigue et sans amourettes !
Vous avez des talents, nous avons des coquettes,
Non pas pour une, Dieu merci. (Ibid., v. 148-151)
Le jeune homme ne partage pas l’avis de son maître :
[…] Je suis nouveau dans Rome.
Et puis, hors les beautés qui font plaisir aux gens
Pour la somme,
Je ne vois pas que les galants
Trouvent ici beaucoup à faire.
Toute maison est monastère :
Double porte, verrous, une matrone austère,
Un mari, des argus […]. (Ibid., v. 152-159)
Les coquettes vantées par le maître en droit ne seraient que des prostituées : le substantif « somme », qui réfère à l’argent réclamé par les courtisanes, rime avec « Rome », faisant de la ville éternelle une cité où l’amour est un commerce qui exclut toute générosité — ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Constance, l’héroïne éponyme de La Courtisane amoureuse, officie à Rome. Pour ce qui est des autres femmes qui ne vendent pas leurs charmes, le jeune homme constate avec regret qu’elles sont immanquablement claquemurées dans leur maison et dans leur chasteté, et, partant, inaccessibles. Les obstacles multiples, énumérés en allant du plus simple au plus ardu à déjouer (de la « double porte » aux « argus »), sont autant d’entraves aux amourettes ou aux intrigues qui sont nécessaires à la joie d’un Français. Décriant Rome, le français définit en creux les meilleures dispositions qu’offre son pays. Au chauvinisme français correspond celui du Romain qui poursuit l’éloge du beau sexe italien en expliquant au jeune étranger, ingénu en matière de séduction locale, comme il convient de s’y prendre :
Vous croyez donc qu’il faille avoir
Beaucoup de peine à Rome en fait que d’aventures ?
Sachez que nous avons ici des créatures
Qui feront leurs maris cocus
Sur la moustache des argus.
La chose est chez nous très commune […]. (Le Roi Candaule et le Maître en droit, v. 166-171)
La ville éternelle serait alors la ville de l’amour facile. En effet, la marche à suivre pour séduire et posséder une Romaine s’avère aussi simple que cela paraissait complexe au jeune Français :
Témoignez seulement que vous cherchez fortune ;
Placez-vous dans l’église auprès du bénitier.
Présentez sur le doigt aux dames l’eau sacrée.
C’est d’amourettes les prier. (Ibid., v. 172-175)
La scène de séduction a lieu dans un espace sacré — autre transgression —, et plus précisément à côté du bénitier. Boileau (1966, p. 314), dans la Dissertation sur Joconde, parle à ce propos de la « licence italienne » dont l’impertinence consiste à mêler l’amour et le sacré. En effet, les églises romaines converties en lieu de rencontre font de l’amour une activité sacrée. Le caractère scandaleux de cette subversion des valeurs est accentué par la rapidité, quasi miraculeuse, de la séduction et de l’amour :
[…] à Rome il faut agir en galant et demi.
En France on peut conter des fleurettes, l’on cause ;
Ici tous les moments sont chers et précieux.
Romaines vont au but […]. (Ibid., v. 186-189)
La galanterie italienne ne semble pas s’embarrasser des lenteurs qui prévalent dans la séduction française.
La Fontaine dessine ainsi une curieuse géographie amoureuse en prélevant le meilleur de chaque nation. Dans Le Roi Candaule et le Maître en droit, les maris, qui s’affligent d’être trompés [1], sont critiqués et le conteur leur préfère les maris parisiens qui prennent la chose en honnête homme :
Apprenez qu’à Paris ce n’est pas comme à Rome ;
Le cocu qui s’afflige y passe pour un sot
Et le cocu qui rit, pour un fort honnête homme. (La Coupe enchantée, v. 49-51)
Plus qu’un pays ou un ensemble d’États, l’Italie est une sorte d’utopie, un « pays rêvé » (Collinet, 1988, p. 26), un territoire imaginaire qui doit servir de modèle amoureux, un espace où La Fontaine projette ses fantasmes : des femmes habiles et audacieuses, des amants intrépides, un plaisir facile. Ainsi, lorsqu’Astolphe et Joconde partent en quête de rencontres amoureuses, il est question d’un livre, à la manière d’un carnet de bord, où consigner les exploits effectués :
Je consens de perdre la vie,
Si devant que sortir des confins d’Italie
Tout notre livre ne s’emplit. (Joconde, v. 261-263)
L’Italie est un espace pourvoyeur d’amour et de femmes à l’infini. Riche en histoires amoureuses, l’Italie de La Fontaine, avant d’être un État, est un état d’esprit, un espace licencieux, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un espace de liberté.
Ainsi, La Fontaine apparaît fasciné par l’Italie, pays urbanisé aux mœurs légères, pays dans lequel il ne s’est pourtant jamais rendu ! Il perçoit l’Italie à travers un prisme essentiellement littéraire : les auteurs qu’il s’est choisis comme modèles littéraires lui servent également de guides, au premier rang desquels figurent Boccace et l’Arioste. Les proches du conteur lui sont également une source de renseignements. La Fontaine se représente également l’Italie « par les souvenirs et les impressions qu’en ont rapporté plusieurs de ses amis — Patru, des Réaux, Maucroix — » (Collinet, 1988, p. 26). Par conséquent, la description géographique de l’Italie dans les Contes est le fruit d’apports divers qui mêlent les écrits des auteurs Italiens de la Renaissance et ceux des contemporains de La Fontaine, qui mêlent en somme la littérature et le témoignage direct, l’imaginaire et le réel, le passé et le présent.
À propos de la géographie dans l’œuvre de Shakespeare, Laroque écrit qu’elle
[…] reste souvent vague et enracinée dans le monde de l’imaginaire. Les indications de lieux que le dramaturge donne dans ses pièces, les allusions aux villes, aux nations, aux traditions, aux coutumes comme aux costumes, constituent autant de trompe-l’œil qui permettent à ces lieux doubles d’échapper à toute localisation hic et nunc en faveur d’une évasion vers un ailleurs improbable. Cela relève d’un effet d’anamorphose et d’un jeu de perspectives […]. (Laroque, 2005)
Il en va de même pour La Fontaine : son espace est avant tout poétique. Il décrit peu, localise ses intrigues de manière lâche (à peine mentionne-t-il une ville ou une région d’Italie). La péninsule est avant tout un prétexte : il s’agit de dérouter le hic et nunc du lecteur parisien et de l’emmener vers un ailleurs fictionnel et littéraire, un univers construit et reconstruit à travers des témoignages littéraires et amicaux, des stéréotypes, des clichés — il s’agit en effet de créer une image, de susciter l’imagination.
Grâce à la distance géographique qui sépare le lecteur du lieu où se déroule l’action, ici l’Italie, le conteur introduit l’idée d’un relativisme moral. Les multiples oppositions qu’il orchestre entre la France et l’Italie ont pour but de montrer qu’il existe différentes façons d’aimer. Le décalage spatial induit une distance vis-à-vis de la morale française : ce que l’on perçoit comme étant une transgression à Paris n’est peut-être qu’une liberté ailleurs. En désorientant de la sorte son lecteur, en lui faisant passer les frontières, La Fontaine déplace les normes et les interdits et remet en cause le principe même de transgression. Il s’agit pour lui de situer son intrigue dans un espace adéquat, là où elle choquera le moins possible, à Rome lorsque les personnages sont à la recherche de plaisirs faciles, à Naples quand les héros sont spécialement galants.
Les espaces de licence, de liberté et de libération.
Les Contes de La Fontaine présentent et se construisent sur différentes échelles : celle fermée de l’espace domestique où « derrière les murs, les portes et les volets, à l’abri des regards, s’écoule la vie quotidienne, intime et familiale » (Collignon, Staszak, 2003, p. 3) ou bien celle des espaces plus ou moins ouverts du jardin et de la forêt.
Dans les espaces de l’intime, la chambre a une place de prédilection. C’est un lieu qui concentre attentions et prescriptions, comme le rappelle Michelle Perrot : « Nocturne, sexuelle, sensuelle, potentiellement procréatrice, la chambre conjugale est à la fois protégée et astreinte, soustraite et contrôlée » (2009, p. 77).
En effet, le retrait et la clôture ne sont qu’apparents puisque la chambre se trouve au centre des préoccupations, notamment religieuses. Saint François de Sales consacre un chapitre de son Introduction à la vie dévote à « L’honnêteté du lit nuptial » :« Le lit nuptial doit être immaculé, comme l’Apôtre l’appelle, c’est-à-dire exempt d’impudicités et autres souillures profanes » (1696, 3e partie, chap. 39).
Le lit apparaît comme un lieu consacré à l’amour conjugal et à la procréation à l’exception de tout autre lieu, ce qu’exprime Saint François de Sales en usant de la métaphore de la table et de la nourriture :
C’est une vraie marque d’un esprit truand, vilain, abject et infâme, de penser aux viandes et à la mangeaille avant le temps du repas, et encore plus, quand après icelui on s’amuse au plaisir que l’on a pris à manger […]. Les gens d’honneur ne pensent à la table qu’en s’asseyant, et après le repas se lavent les mains et la bouche pour n’avoir plus ni le goût, ni l’odeur de ce qu’ils ont mangé. (1696, 3e partie, chap. 39)
La chambre est une parenthèse spatiale qui seule peut accueillir la sexualité. Si cet espace semble bénéficier d’un effet de clôture — un espace refermé sur lui-même pour que ce qui s’y passe ne contamine pas le reste de la maison —, il jouit cependant d’une intimité et d’une liberté relatives. En effet, comme ce lieu répond à une finalité précise, il convient de le codifier, ce que s’emploie à faire Saint François de Sales qui s’introduit — le titre de l’ouvrage prend ici tout son sens — dans la chambre des époux pour mieux les guider. Loin d’être à l’abri des règles, la chambre s’avère être au centre d’un réseau de normes, de codes, de recommandations, d’interdits. Bien qu’elle soit à l’écart de la société et du reste de la maison, la chambre n’en est pas moins constamment surveillée, scrutée, interrogée. Saint François de Sales lit et analyse ce qui s’y trame à l’abri du regard, et distingue deux types d’amour, deux usages du lit et de la chambre : « À la vérité, le commerce nuptial qui est si saint, si juste, si recommandable, si utile à la république, est néanmoins en certain cas dangereux à ceux qui le pratiquent » (1696, 3e partie, chap. 39).
La longue mise en garde de Saint François de Sales a pour but de faire entrer la morale dans l’esprit des époux, même lorsqu’ils sont seuls. Cette solitude est donc bien relative puisque l’amour nuptial doit, selon le saint, être « utile à la république ». Par conséquent, la chambre n’est pas tant un espace privé qu’un espace public, à mi-chemin entre l’intimité et le sacré, un territoire caractérisé par le devoir (conjugal) plus que par la liberté : « Si le lit conjugal retient davantage que naguère l’attention des confesseurs c’est que les enseignements de Trente l’intimisent en le sacralisant » (Corbin, 2010, p. 319).
Codifiée, réglementée donc, la chambre est un espace où la morale tente de conserver une emprise sur ceux qui se retrouvent pourtant à l’abri du reste de la société.
Lorsqu’ils font l’amour dans la chambre conjugale, normalement destinée aux époux, comme dans Le Cuvier, ou bien dans La Jument du compère Pierre, les amants s’approprient un espace qui n’est pas le leur et le détournent de sa fonction première. D’un point de vue spatial, l’adultère se caractérise donc à la manière d’une invasion puisqu’il s’agit d’une incursion licencieuse dans un territoire réglementé par la morale et traditionnellement associé au mariage.
L’attention morale portée sur la chambre qui vise à limiter les comportements illicites se double parfois d’une autre entrave, celle de la promiscuité. Sara Matthews-Grieco rappelle à quel point l’organisation spatiale de la chambre et de la maison façonne et contraint les comportements amoureux :
Dans des maisonnées où les chambres et même les lits étaient partagés par les parents, les enfants et les domestiques, et où, dans l’espace limité d’une ou deux pièces, des familles entières travaillaient, mangeaient et dormaient, on ne pouvait éviter d’être exposé à l’activité sexuelle entre adultes. (2005, p. 179)
La chambre du Berceau est à ce titre particulièrement symbolique de cette promiscuité gênante pour les amours illicites :
Vous savez bien comme on est à l’étroit
Dans ce logis ; tout est plein jusqu’au toit […].
L’hôte repart : Il ne nous reste plus
Que notre chambre, où deux lits sont tendus ;
Et de ces lits il n’en est qu’un qui serve
Aux survenants ; l’autre, nous l’occupons.
Si vous voulez coucher de compagnie,
Vous et monsieur, nous vous hébergerons. (Le Berceau, v. 47-58)
La chambre unique et commune contient une multitude de corps : ceux des hôtes et de leurs deux enfants (un nouveau-né qui repose dans le berceau éponyme et la jeune fille convoitée par Pinucio), et ceux des deux « survenants » qui se voient obligés de dormir dans le même lit. L’omniprésence qui annihile toute solitude et toute intimité rend les rapports sexuels malaisés et d’autant plus licencieux lorsque Pinucio déflore Colette à côté du lit parental. Il en va de même lorsque l’hôtesse fait l’amour avec le second voyageur tout près du lit conjugal où repose son mari.
La chambre est donc un espace constamment surveillé : directement par les habitants de la maisonnée et indirectement par l’attention morale que lui portent les prédicateurs et les confesseurs.
Pour échapper à ce territoire moral et codifié qui ne leur est pas favorable, les amants quittent la maison et recherchent des espaces extérieurs, tels que le jardin. Ce dernier,
s’il se présente d’abord comme l’endroit abrité des violences et des incivilités […] a sa part plus secrète […] légitimée par l’abri qu’il offre à des pratiques plus discrètes, sinon moins avouables. (Calenge, 2003, p. 527)
Dans La Servante justifiée, le mari
[…] d’un très grand matin
S’en va trouver sa servante au jardin.
Elle faisait un bouquet pour madame […]. (La Servante justifiée, v. 23-24)
Le jardin constitue un espace ambivalent qui se trouve à la fois attenant à la maison et à l’écart de celle-ci. Son rapport à la morale est semblable à sa situation spatiale ambiguë : comme il se situe à mi-chemin entre la civilisation et la nature, le jardin est un espace qui s’affranchit de la morale sans véritablement l’annihiler. Il s’en écarte quelque peu sans pouvoir s’y soustraire totalement. Le jardin est une composante essentielle de l’imaginaire géographique et philosophique de La Fontaine, où se distingue l’influence d’Épicure. Dans le jardin s’exerce en effet une sorte de symbiose entre les humains et la nature qui sont placés sur un même plan. Jean-Charles Darmon, qui a étudié les « les affinités multiples entre Jardins lafontainiens et Jardin d’Epicure » (1998, p. 268), évoque le naturalisme fréquemment associé à la pensée épicurienne du plaisir qui aurait dévié
autour de La Fontaine et parfois très près de lui, dans le sens d’un primitivisme : à l’origine, il y aurait eu un “Âge d’or” des plaisirs où les plaisirs humains, proches encore de ceux des animaux, conformes encore à la Nature (avant que les artifices de la civilisation ne vinssent les corrompre, les ouvrir aux désirs vains et illimités, et miner leur innocence originelle…). (1998, p. 302)
Dans La Servante justifiée, les amants clandestins délocalisent leurs plaisirs là où les rets de la morale sont plus lâches et moins contraignants, à savoir le jardin. Dans ce conte, le plaisir sexuel est lié à la nature : le conteur précise que les amants se retrouvent durant la belle saison (« Par un beau jour […] » [La Servante justifiée, v. 22.]) puisque le jardin est en fleur. Celles-ci jouent un rôle important dans le plaisir :
La belle prend les fleurs qu’elle avait mises
En un monceau, les jette au compagnon. (La Servante justifiée, v. 35-36)
Plus loin dans le conte, les fleurs participent pleinement à l’acte sexuel :
Fleurs de voler ; tétons d’entrer en danse. (Ibid., v. 57)
Mais les plaisirs du jardin ne s’offrent pas à tous. Comme dans la fable du Philosophe scythe, il faut savoir les saisir et ce n’est pas le cas de Nicaise à qui la fille du maître a pourtant promis sa virginité. Au soir de son mariage avec un autre homme, la belle s’éclipse pour aller retrouver Nicaise :
Ils devaient aller au jardin,
Dans un bois propre à telle affaire. […]
La belle s’y rend la première,
Sous le prétexte d’aller faire
Un bouquet, dit-elle à ses gens. (Nicaise, v. 141-148)
Comme dans La Servante justifiée, le bouquet acquiert une signification érotique : la belle s’en va cueillir des fleurs alors même qu’elle s’attend à être déflorée — ce qui au final n’arrive pas, car l’escapade au jardin s’achève sur un fiasco et la jeune fille, toujours vierge, s’en retourne au logis « ayant sa fleur en dépit d’elle » (Ibid., v. 230.)
La Fontaine n’est pas le seul à user de métaphores florales pour référer à la sexualité. Le poète anonyme du Centre de l’amour associe, par exemple, le sexe masculin à une fleur éphémère :
Sa queue est verte, elle est haute en couleur,
Mais qu’on l’ébranle et qu’on l’excite,
Sa vigueur devient si petite,
Que l’on voit tomber cette fleur. (Le Centre de l’amour, v. 23)
Selon ces quelques vers qui se caractérisent par un double langage, l’érection ne dure pas davantage que la floraison. « Sa queue », le premier terme du poème, introduit l’équivoque en unissant le vocabulaire botanique à l’anatomie masculine. Ce quatrain, comme tous les poèmes du Centre de l’amour, est accompagné d’une vignette présentant un homme élancé, en pleine nature, qui se tient très droit à côté d’une fleur unique qui ploie sous le souffle d’un puissant Éole.
À l’arrière-plan, à gauche de la vignette, une ville, représentée par quelques maisons agrégées d’où émane une impressionnante fumée, semble s’embraser. Si l’homme a le corps tourné vers la fleur, de moins en moins phallique, son regard est dirigé vers la ville. Cette tension perceptible dans le corps trahit sans doute un plaisir défendu, ici le péché d’Onan. Au loin, un autre homme repart vers la cité, munie d’une lance. Quelle leçon tirer de cet emblème facétieux ? Il est possible d’affirmer que les deux hommes représentent en réalité la même personne à des moments différents : la ville, dont la fumée serait en quelque sorte l’inconscient sexuel difficile à refouler, est un espace moral qui brûle de désir. Pour l’assouvir, l’homme est obligé de s’isoler et de se rendre dans la nature, espace solitaire où il est possible de transgresser les interdits liés à la cité ; sitôt sa « fleur » déchue et son désir contenté, il repart vers le village qui ne cesse de se consumer.
Plus ou moins sauvages, les jardins de La Fontaine sont des espaces qui tournent le dos à la morale sans que celle-ci ne disparaisse complètement. La Fontaine opère une relecture érotique du carpe diem horatien qui consiste à cueillir, avec opportunité, les plaisirs transgressifs. Dans le jardin, la clandestinité n’est pas totale et se voit toujours menacée par des regards espions qui symbolisent la morale, telle la voisine malveillante dans La Servante justifiée. Cette proximité du jardin avec la société (la commère aperçoit les amants « d’un logis près de là » [La Servante justifiée, v. 42.]) rappelle que si la morale est bafouée, elle n’est pas niée : une fois surpris, les amants, ayant conscience d’une subversion des valeurs de la maison, tentent de sauver les apparences. Le jardin a donc toujours affaire avec la morale même si c’est pour la transgresser.
Pour échapper totalement aux regards, les amants peuvent se rencontrer dans la forêt.
Muse pour les poètes, sources d’idées pour ceux que son ordonnancement inspire tout comme l’idée de liberté qu’elle emblématise et qu’elle abrite tout à la fois, enfer pour les uns, paradis pour les autres, la forêt est perçue de bien des façons mais ne laisse aucune société indifférente. (Arnould, de Konninck, 2003, p. 373)
Dans les Contes, elle n’est soumise à aucune morale et, par conséquent, n’est pas un lieu de transgression, puisqu’il n’y a plus aucun interdit : c’est un espace amoral.
Éloignée de la société, sinon réellement coupée d’elle, la forêt est un espace amoral en raison même de son isolement. Alors que dans la poésie galante la forêt est une variante du locus amoenus, dans les Contes de La Fontaine, elle n’est pas aussi bienveillante. Elle se caractérise au contraire par l’obscurité et le danger. Dans La Clochette, un jouvenceau attire une très jeune bergère dans la forêt :
[…] Il se fit suivre, et tant que la fillette
Au fond d’un bois se laisse détourner.
Jugez, lecteur, quelle fut sa surprise
Quand elle ouït la voix de son amant.
Belle, dit-il, toute chose est permise
Pour se tirer de l’amoureux tourment.
À ce discours, la fille toute en transe
Remplit de cris ces lieux peu fréquentés ;
Nul n’accourut. Ô belles, évitez
Le fond des bois et leur vaste silence. (La Clochette, v. 60-69)
Il ne règne plus aucune surveillance dans ce territoire interlope : à la différence de la maison ou du jardin où les amants demeurent à la merci du regard des autres, l’isolement de la forêt est total. La Fontaine insiste sur le caractère désertique des bois qui offre une réelle impunité à celui qui y attire sa victime — le paradigme criminel/victime n’est d’ailleurs jamais mentionné par La Fontaine si bien qu’on peut penser qu’il n’a plus cours dans cet espace où la morale n’existe plus. L’expression « au fond d’un bois », reprise au dernier vers du conte, marque la profondeur de la forêt comme s’il s’agissait d’un abîme entraînant la chute, ici celle d’une enfant qui n’a que treize ans. Le paysage cesse d’être horizontal pour devenir vertical : dans l’espace forestier, les personnages entrent dans une autre dimension, dont Gaston Bachelard note « l’immensité intime » (2007, p. 170): « Il n’est pas besoin d’être longtemps dans les bois pour connaître l’impression toujours un peu anxieuse qu’on “s’enfonce” dans un monde sans limites. Bientôt, si l’on ne sait où l’on va, on ne sait plus où l’on est » (2007, p. 170). Si la forêt est un monde sans limites géographiques, elle est également exempte de limites morales : « toute chose est permise » affirme l’amant sans scrupule. Elle est un territoire affranchi qui désoriente celui qui s’y égare, un lieu qui cesse d’être un lieu identifiable et localisable : « on ne sait plus où l’on est » écrit Gaston Bachelard (2007, p. 170). La forêt n’est pas un espace transgressif : elle ne va pas à l’encontre de la morale puisque les règles et les interdits de la société n’y ont plus cours. Elle est un territoire qui la neutralise et la suspend.
L’analyse géographique des Contes de La Fontaine oblige à redécouvrir son œuvre et à s’interroger sur ce qu’elle signifie. L’auteur véhicule, certes, des imaginaires géographiques de son époque et informe sur des pratiques spatiales liées à la sexualité des individus. Mais l’intérêt de cette étude réside aussi et surtout à montrer comment La Fontaine convoque l’espace, et donc la géographie, pour accroître le caractère érotique de son intrigue.
Ainsi, les différents espaces où La Fontaine choisit d’inscrire l’acte sexuel engendrent différents degrés de licence selon leur rapport à la morale. La chambre, le jardin et la forêt dessinent un cheminement progressif dans la manière d’être face à la sexualité. Lorsque les amants adultères font l’amour dans la chambre, espace que la morale dévoue à l’amour conjugal, ils s’inscrivent dans la licence : ils s’autorisent un plaisir interdit dans ce lieu normalement destiné à un plaisir codifié et réglementé. Pour échapper à la morale, les amants clandestins investissent donc des lieux à l’écart de la maison, comme le jardin, qui sont des espaces de libération. En effet les amants ne se contentent pas de prendre des licences par rapport aux diktats de la morale, ils choisissent de s’en libérer en s’évadant géographiquement. Dans le jardin, le degré d’autonomie morale est plus important que dans la chambre puisqu’il s’agit d’un espace moins réglementé, un espace dédié à la transgression. Toutefois la proximité du jardin avec la maison ne permet pas de se libérer totalement de l’emprise morale. La vraie liberté — si l’on accepte de percevoir la différence entre se libérer et être libre, comme l’affirme André Gide qui note que « savoir se libérer n’est rien ; l’ardu, c’est savoir être libre » (Gide, 1972, p. 17) — la vraie liberté, donc, n’est possible que dans les espaces qui n’ont plus rien à voir avec la morale, comme la forêt ou le bateau, où l’autonomie des amants est totale puisqu’il ne s’agit plus de subvertir un code imposé mais de vivre selon celui que se donnent eux-mêmes les amants.
Licence, libération, liberté : à travers les divers espaces qu’il convoque dans ses Contes, La Fontaine décrit ainsi les différents degrés d’indépendance des amants vis-à-vis de la morale. Que le conte se déroule lors d’un voyage, en Italie ou bien dans un espace ouvert à la vue comme la ville ou le jardin, fermé comme la chambre ou la forêt, sacré comme l’église, la spatialisation de l’intrigue permet à La Fontaine de la rendre licencieuse et d’accroître son caractère érotique. Ce sont autant de lieux et d’espaces qui façonnent ou modifient le comportement et l’acte amoureux. La Fontaine dessine ainsi une géographie amoureuse, érotique et sexuelle originale grâce à la spatialisation de ses intrigues.