Il y a 152 millions d’années, à l’ère secondaire (mésozoïque), la région qui est devenue aujourd’hui le Jura était une mer sablonneuse composée d’îles et de lagunes. La mer s’avançait et se retirait régulièrement. Des sédiments (grès, calcaires, marnes) s’accumulaient. Des animaux préhistoriques de la famille des dinosaures habitaient ces vastes contrées arborées ; ils se nourrissaient de feuillages, se reproduisaient dans les forêts humides, se baignaient dans une eau tropicale peu profonde. Un jour, des troupeaux de Sauropodes et de Théropodes ont traversé ces rivages qui forment aujourd’hui la plaine de l’Ajoie. Les premiers étaient des herbivores quadrupèdes dotés d’une longue queue et d’un long cou terminé par une petite tête. Les plus grands Sauropodes dépassaient trente mètres et pesaient plusieurs tonnes. Les seconds étaient des carnivores bipèdes dont certaines espèces ne dépassaient pas trente centimètres alors que d’autres pouvaient mesurer près de dix mètres. [1]
Dans le sol argileux, un jour, les animaux ont laissé la trace de leurs pas, lourde avancée d’un troupeau composés de mâles, de femelles et de petits. Quelques secondes, le temps de poser sur le sable les pattes, suffisent à former la trace. 152 millions d’années plus tard, après des périodes de refroidissements, de glaciations, de réchauffements, de plissements, la marche des bêtes est visible sous nos yeux, sous notre regard abaissé devant l’incommensurable du temps écoulé.
2. Illustration :dessin trace de Sauropode ©OCC-SAP.
En 2002 les premières séries de traces de dinosaures ont été révélées dans des couches géologiques connues depuis le 19e siècle pour leur richesse en fossiles. Depuis 2000, dans le canton du Jura, est ouverte une vaste zone de fouilles archéologiques et paléontologiques. L’autoroute A16, la Transjurane, est en construction et quarante sites sont explorés le long de son tracé. Ce chantier scientifique est le plus important jamais réalisé en Suisse et peut-être même en Europe. Plus de quatre mille traces et quelque deux cent trente pistes de dinosaures ont été documentées et analysées.
Environ 17 000 fossiles (poissons, tortues, crocodiles, coraux, mollusques, oursins, plantes, entre autres) ont été archivés dans les collections de la Paléontologie A16 (voir le site palaeojura.ch). Intégrée à l’Office de la culture de la République et Canton du Jura, la Paléontologie A16 est basée à Porrentruy; sa mission consiste à prospecter, fouiller, prélever et documenter l’exceptionnel patrimoine paléontologique jurassien. La mise à jour de ces gisements a suscité un intérêt considérable dans la communauté scientifique internationale. De nombreux spécialistes de tous horizons sont venus à Porrentruy et dans le village voisin de Courtedoux pour observer et mesurer sur le terrain l’importance de ces découvertes. À la lecture des rapports des experts, ces fouilles recèlent un des plus riches patrimoines mondiaux en ce qui concerne le Jurassique supérieur (–161 à –145 millions d’années).
4. Illustration : bébés sauropodes ©OCC-SAP.
Dans le cadre d’un projet de conservation et de valorisation des sites jurassiens, j’ai eu l’occasion de me rendre sur place et de voir plusieurs dalles comportant des traces de pistes de dinosaures. Marcher sur un sol dur, chercher des yeux les dessins de pattes, apercevoir peu à peu ce que l’on souhaite voir, découvrir des formes, les identifier, les isoler des autres figures du sol, sont les actes que doit mener tout visiteur. On retrouve quelque instinct ou sens de chasseur suivant la piste d’un animal à traquer. On récupère un regard qui détecte les indices, qui trouve les repères, qui lit les formes. Ce regard est à la fois ancestral et actuel, il est commun au chasseur, à l’enfant, au chercheur.
La vision de ces empreintes et la forte impression qu’elles laissent m’ont amenée à réfléchir à la notion de vestige dans le sens où ce terme met en jeu l’expérience vécue des traces de dinosaures : la survivance du passé dans le présent, le reflux du temps dans son flux continu, la mémoire. Une compréhension du vestige qui convoque la sémiologie, philosophie, la psychanalyse et l’histoire des images.
Le vestige : un indice.
Comme son origine linguistique l’indique, le vestige renvoie à la préhistoire, à l’époque où les chasseurs traquaient le gibier en suivant les traces de pattes laissées par les animaux dans la terre, dans la boue ou encore dans la neige. Le chasseur perçoit, enregistre, ressent, comprend, interprète. Le vestige comme trace d’une présence permet l’apprentissage des connaissances. Il jette les bases d’un savoir expérimental, issu d’une pratique quotidienne et transgénérationnelle [2]. Née de l’observation, de la réflexion, de la mémorisation et de la transmission, la lecture des vestiges donne au présent un savoir ancestral cultivé de père en fils. « Celui qui suit des traces, écrit Walter Benjamin, n’est pas seulement obligé de faire attention ; il faut surtout qu’il ait déjà beaucoup fait attention. (Le chasseur doit connaître la forme du sabot de l’animal qu’il suit à la trace, il doit connaître l’heure à laquelle il va boire ; il doit savoir comment coule la rivière vers laquelle sa proie va se diriger et où se trouve le gué qui lui permettra de la franchir). […] De fait, les expériences peuvent avoir une valeur inestimable pour celui qui suit une trace [3] ». Le vestige se conçoit comme un diagnostic, il permet de lire le présent à la lumière du passé. Il possède aussi une valeur de pronostic car il intervient dans le présent pour motiver une action future.
De tous temps, l’homme a reconnu dans un nombre important d’indices le développement de sa vie, de celle de son groupe ou de celle de sa cité. Entrailles, vols d’oiseaux, marc de café, mouvements des astres, etc., ont servi à prédire l’avenir. La lecture de ces types de vestige appartient à la pratique divinatoire. Dans ce sens, l’indice devient le signe annonciateur du changement, de la variation, de tout bouleversement qui se réalisera dans le futur. L’indice de type vestigial est à la fois rétroprojectif et prophétique. Il certifie et prévoit, il vérifie et annonce.
Le vestige : une empreinte.
Dans Gradiva, Fantaisie pompéienne, Wilhem Jensen écrit : « […] s’il était parti pour l’Italie sans avoir dans son for intérieur la moindre idée de ce qui l’incitait et s’il avait poussé jusqu’à Pompéi sans s’arrêter à Rome et à Naples, c’était sûrement pour chercher à retrouver sa trace. Et une trace au sens propre du mot, car avec sa démarche bien particulière, ses orteils avaient dû laisser derrière elle dans la cendre une marque facile à repérer au milieu des autres [4] ». La jeune fille, Gradiva, que cherche l’archéologue Robert Hanold laisse, grâce à son talon relevé à angle droit, la trace d’une « démarche bien particulière », une trace au sens propre du mot qui est un vestige. Dans sa définition étymologique empruntée au latin classique, vestigium signifie la « semelle ou la plante du pied », puis la « trace de pas [5] ». Si Hanold est fasciné par la représentation d’une jeune fille sur un bas-relief et qu’il souhaite la retrouver à Pompéi, il assistera sur le site antique à une merveilleuse métamorphose : la figure sculptée prend la forme de Zoé, voisine et amie de l’archéologue allemand. La trace antique a retrouvé le pas, l’indice son référent.
5. Illustration : Penone Contour Lines .
Autour de nous, il existe une multitude d’empreintes ténues, voire invisibles. L’artiste italien Giuseppe Penone, dans une œuvre intitulée Contour lines, donne à entrevoir des milliers de pas inscrits sur des marches d’escaliers. Datée de 1989, réalisée à Halifax en Grande-Bretagne, ville renommée pour la transformation du fer en fonte, Contour lines est le moulage d’une série de marches déformées d’une ancienne usine. L’artiste accompagne l’œuvre du texte suivant : « L’immeuble présente les traces de cent cinquante années de travail. Des générations d’ouvriers chaussés de sabots en ont usé le carrelage et les escaliers. Ils ont laissé une trace de leur piétinement continu dans la pierre qui, de plane est devenue concave, polie par le déplacement continu d’une masse de chair indistincte qui rappelle, par l’action produite, le travail de l’eau de la rivière redessinant les collines du lieu et témoignant du parcours obsessionnel, obligatoire du travail accompli [6] ».
L’empreinte mémorise un contact. L’artiste entend susciter ou ressusciter la présence des innombrables générations d’ouvriers qui ont gravi ces marches. « Le vestige est le reste d’un pas [7] », écrit Jean-Luc Nancy, il est fait et aussitôt passé, effacé. Chez Penone, le pas a eu lieu, il demeure dans le vestige qui le réactualise, le rend visible dans une image testimoniale. Le vestige, un presque rien poursuit (vestigium vient de vestigare : suivre à la trace) et prolonge la présence perdue.
Les escaliers constituent des lieux où les pas, en laissant des traces, donnent figure. « […] un lieu au sens fort du mot, écrit Jean-Luc Nancy, est toujours le vestige d’un pas (Nancy, 1994, p. 156) ». Cette impression topographique, je la nomme un charaktèr, c’est-à-dire selon la signification grecque, une empreinte et un signe distinctif. Le charaktèr est un vestige dans le sens de la trace, de quelque chose qui dit un moins être. Il se dérobe mais, comme une intensité, possède aussi un plus être, une marque vivante. La figure de Gradiva sur le bas-relief accroché dans le bureau de Norbert Hanold se transforme en Zoé visitant Pompéi. Le chercheur, dans son hallucination, donne vie à la figure féminine, il contemple une empreinte et Zoé incarne une archive. Le charaktèr, dans sa double connotation d’empreinte et de trait distinctif d’une présence, permet à la trace de retrouver le pied qui la dessine, à la marque, le corps qui la fonde. L’œuvre de Penone « retrouve » le pas singulier qui aplatit la marche d’escalier, la pression d’un corps sur une matière et une surface. L’artiste exhume des impressions et un lieu est constitué.
Penone ferait revivre, comme pourrait le dire Jacques Derrida, « une impression qui ne soit presque plus une archive mais se confonde presque avec la pression du pas qui laisse sa marque encore vivante sur un support, une surface, un lieu d’origine. Quand le pas vient faire encore un avec le subjectile. À l’instant où l’archive imprimée ne s’est pas encore détachée de l’impression première dans son origine singulière, irreproductible et archaïque. […] une archive qui se confondrait en somme avec l’arkhè, avec l’origine dont elle n’est pourtant que le type, le typos, la lettre ou le caractère itérable [8] ».
Le charaktèr du vestige réunit le lieu de l’empreinte et le moment de l’impression. Il cristallise un instant où l’action et l’archive ne se distinguent pas et constitue un élément visuel de disparition et de réapparition. La vision du vestige reproduit l’instant du passage des corps sur le support, la trace devenant le lieu d’origine des pas. Il est le reste du pas(sage), moins son image (icône) que sa touche (instant du contact).
Le vestige : un souvenir.
Tout vestige porte en lui son propre destin. Le vestige construit et expose un dispositif en suspens entre le passé et le futur, un dispositif dynamique, oscillant entre la mémoire et le présage. Le vestige ne se contente pas de figurer, il préfigure (le sens de prae signifie en avant, devant), il s’ouvre à des temporalités paradoxales. Le vestige devient une forme du temps, il est peut-être même le temps lui-même qui se décline selon les trois axes du passé, du présent et du futur. Il constitue une trajectoire complète.
Le vestige a trait aux profondeurs de la mémoire telle que la définit Freud lorsqu’il décrit le fonctionnement du bloc magique [9]. Le vestige et la mémoire sont situés hors du temps linéaire de l’histoire. À propos du souvenir d’enfance, Freud écrit : « Il ne fait de doute pour personne que les expériences vécues de nos premières années d’enfance ont laissé des traces ineffaçables dans l’intérieur de notre âme ; mais lorsque nous interrogeons notre mémoire […] ou bien elle ne livre rien, ou bien elle livre un nombre relativement restreint de souvenirs à l’état isolé, d’une valeur souvent problématique ou énigmatique [10] ». Le souvenir d’enfance ne se conserve pas intégralement. Freud parle de « traces mnésiques » qui disent bien le caractère résiduel, partiel du souvenir, car des éléments sont oubliés ou plutôt « laissés de côté » (Freud, 1899, p. 259). Le souvenir d’enfance possède aussi la faculté de se superposer à d’autres souvenirs et de se cristalliser en une forme mémorielle nouvelle que Freud nomme un « souvenir-couverture » (Freud, 1899, p. 269). Une des fonctions de l’analyse consiste à retrouver, à partir du souvenir d’enfance, forme de vestige, l’expérience vécue. Ainsi la théorie freudienne de la mémoire se fonde sur une durabilité, peut-être même une indestructibilité des traces. Corrélativement, un présent de l’infantile, ou de l’archaïque quand il s’agit du vestige, peut s’inscrire dans l’actuel. Pierre Fédida nomme ce retour un « présent réminiscent [11] ». La névrose permettra à Freud de comprendre comment, dans le rêve, ce temps pétrifié peut être animé. En 1938, le psychanalyste convoque alors une comparaison significative pour notre propos : « Avec le névrosé on est comme dans un paysage préhistorique, par exemple dans le Jura. Les grands sauriens s’ébattent encore, et les prêles sont hautes comme des palmiers (Fédida, 1995, p. 228) ».
Réunissant la pensée du vestige et le souvenir-écran de Freud, une forme surgit : le fossile. Issu de là-bas, le fossile fait irruption dans le là. Résultant d’un contact avec un objet ou une présence aujourd’hui perdus, il survient telle une survivance, comme ces « choses parties au loin mais qui demeurent, devant nous, proches de nous, à nous faire signe de leur absence [12] ».
Le vestige : un fossile.
Les formes minéralisées, c’est-à-dire fossilisées, garantissent l’inscription du vivant et sa possible réapparition. Ce sens du fossile signifie que celui-ci se comprend comme une forme formatrice. Ce qui est pétrifié peut, paradoxalement, assurer ce qui subsiste de la vie. Pierre Fédida exprime ce paradoxe : « C’est le fossile qui détient inanimé le vivant conservé [13] ». Les formes fossiles garantissent l’inscription de ce qui est vivant. La magie du fossile tient à ce qu’il relie des formes présentes et passées, un lointain et un proche.
Le fossile provient d’un passage d’une matière à une autre, et sa formation se fonde sur une métamorphose de matières. Yvette Gayrard-Valy explique qu’un organisme mort devient fossile lorsque « sa matière organique disparue est remplacée par des composés minéraux : il est littéralement pétrifié ». Un faisceau de paramètres entrent en ligne de compte pour réaliser cette empreinte : « l’organisme mort doit être rapidement enfoui dans du sable, de la vase, du limon… sinon il se désagrège. Un milieu très favorable : le fond des mers et des lacs. Résultats : les fossiles d’organismes aquatiques sont beaucoup plus abondants et mieux conservés que ceux d’organismes terrestres (mais les steppes et les déserts sont aussi très favorables). Il ne doit pas y avoir (ou très peu) de décomposition, mais remplacement progressif de la matière organique par des composés minéraux [14] ». La matière minérale remplace la matière vivante. Elle en adopte la figure exacte. Antérieur, sans signature, et pourtant comme un autographe qui ne disparaîtra pas, le fossile constitue le calque spécifique d’une présence. Il conserve une vie ancestrale, moment d’une genèse. Il constitue l’image figée d’un organisme qui, autrefois, était doué de vie.
Le fossile et le vestige sont une promesse : le possible rétablissement du contact avec l’origine tout en maintenant la distance, la réintrication de l’écart dans le retard, la reconduction de l’inanimé dans son animation.
Le vestige : des lambeaux.
Le vestige ne dit pas d’emblée de quoi il constitue la trace. C’est pour cela que les paléontologues mesurent, relèvent, dessinent, photographient les traces et les mettent à l’épreuve de la comparaison avec les collections existantes. Comme il implique davantage la virtualité de son référent que sa visibilité, le vestige ne délivre sa cause qu’à la suite d’une procédure d’analyse qui, souvent, confirme une intuition. Cette notion du vestige qui introduit un décalage, est présente aussi dans le vocabulaire théologique exprimé ici par Thomas d’Aquin : « Tout effet représente en quelque manière sa cause ; mais diversement ; car tel effet représente de sa cause uniquement la causalité, non la forme : ainsi la fumée évoque le feu. Une représentation de ce genre est appelée un vestige, et un vestige montre bien que quelqu’un a passé par là, mais ne révèle pas sa nature [15] ». Le vestige se révèle masqué. Et encore : « […] le vestige représente à la façon d’un effet qui représentait sa cause sans atteindre à la ressemblance spécifique, telles les empreintes qui sont laissées par le mouvement des animaux et qu’on appelle vestiges, telle la cendre qui est appelée vestige du feu, ou la désolation d’un pays qui est appelée vestige de l’armée ennemie (D’Aquin, pp. 108-109) ». Le vestige déjoue la ressemblance du référent. Signe peu mimétique, il se présente comme une forme subite et restreinte, explosive et explosée du modèle.
La difficulté réside alors dans le regard que l’on porte à ce qui reste (le visible) tout en scrutant et en convoquant ce qui a disparu (l’invisible). Jean-Luc Nancy affirme que « ce qui reste est aussi ce qui résiste le plus (Nancy, 1994, p. 135) ». Il dit à la fois une conservation et une destruction, une permanence et une perte. Signe anagogique sensible, il exprime un désir : désir de revoir ce qui a disparu, désir d’imaginer l’invisible, désir de comprendre l’écart entre le modèle et le résidu.
Le vestige se présente comme une omission, une oblitération, une lacune. Il dit la perte d’une totalité. Il est la survivance du dinosaure et signe ainsi une opération de réapparition après une disparition. Le vestige révèle une dialectique, dans le sens d’une oscillation entre la destruction et la permanence, entre la dissémination et le résidu. Il incite à retrouver l’animal du passé dans une forme approximative à composer, à créer. Le vestige appartient dès lors au présent. Il est d’ici et de maintenant, tout entier tourné vers le passé et vers l’avenir, dans une virtualité rétroprojective. Le vestige est à l’œuvre, en travail, en mouvement. À partir du vestige comme possible projection, les paléontologues élaboreront les données « réelles » et « vraies » des animaux préhistoriques. Toutefois, pour l’amateur de traces, le vestige peut constituer en soi ce que je nommerai d’un oxymore : un fragment intégral. Bien que déchiré d’un tout, il devient lui-même un tout.
Une des conditions d’indicialité du vestige selon la sémiologie de Charles S. Peirce réside dans le fait qu’il y a entre le référent et son résidu une véritable relation de contiguïté [16]. Le vestige, reste d’un tout aujourd’hui invisible, indique le modèle par le moins, par le morceau. Ce reste s’apparente à la métonymie qui noue avec son référent une relation de « voisinage ». La métonymie et le vestige ne constituent pas des objets mis à la place du référent mais ils possèdent une autonomie qui les fait exister de manière indépendante et autonome. Ils expriment une double dimension : démonstrative (ils indiquent le modèle) et réflexive dans le sens où ils deviennent, par contagion, leur propre référent.
Si le vestige révèle un objet inaccessible, perdu, il satisfait l’être humain de son reste. Il tient lieu de représentant de l’objet originel, il en dérive, en est séparé, mais existe indépendamment. Devenu permanent, il résiste désormais aux destructions. Inanimé, il procure une assurance sur la pérennité du monde, restaurant la continuité perdue, tissant des liens imaginaires et symboliques entre les époques, les civilisations et les créatures disparues. Ces qualités réunies soumettent l’individu à la séparation, à la perte, au détachement mais aussi à la conservation et à la survivance. Le vestige instille de l’éternité dans notre pensée du temps. Il devient le point d’ancrage nécessaire aux flux, aux changements temporels.
Le vestige : un dessin.
6. Illustration : F. Varini, Porrentruy ©OCC-SAP.
Dans la ville de Porrentruy, on a pu voir cet été une peinture de Felice Varini sur les murs de l’Hôtel des Halles abritant notamment l’Espace d’art contemporain. Lignes orange en forme d’ellipse, ces circonvolutions semblent s’inspirer des relevés schématiques des traces de dinosaures. Elles s’emboîtent et creusent un espace. Elles s’apparentent aussi à des courbes de niveau, évoquant alors la cartographie. Ces lignes constituent une anamorphose qui, si elles sont vues sous un angle inadéquat, se brisent en fragments et si, au contraire le spectateur cherche la position juste, le point de vue, elles rendent visible la figure stable, harmonieuse et complète des six cercles qui s’enchâssent. Les fragments, je les appellerai aussi des vestiges : morceaux brisés d’une forme à la fois en devenir et déjà là, éléments disparates appartenant à un tout latent, en suspens, mais aussi segments pleins, visibles et présents d’une énigme à élucider.
7. Illustration : F. Varini, détail ©OCC-SAP.
Et encore, ajustement du regard, tâtonnement, déplacement, sont les mouvements à effectuer pour apercevoir l’œuvre. Il faut une recherche, une expérience, des imprécisions pour arriver à ses fins et trouver la figure déjà présente et que chacun doit inventer. L’œuvre n’est pas seulement le graphe final mais l’ensemble de la démarche visuelle du spectateur ainsi que les différentes formes prises par la configuration des lignes. Felice Varini met en scène, à sa manière, la démarche du lecteur de vestiges, celle du scientifique, du chasseur, de l’enfant.
1. Trace de Sauropode, empreinte de main et de pied, Courtedoux-Sur Combe Ronde, -152 millions d’années, Kimméridgien, Jurassique supérieur.
2. Dessin de la trace de Sauropode.
3a. Oursin, Courtedoux-Sur Combe Ronde, -152millions d’années, Kimméridgien, Jurassique supérieur.
3b. Escargot marin, Porrentruy, -152 millions d’années, Kimméridgien, Jurassique supérieur.
3c. Colonie d’huîtres sur un gastéropode, Courtedoux-Vâ Tche Tchâ, -152 millions d’années, Kimméridgien, Jurassique supérieur.
4. Dessin et photographie d’une piste d’empreintes de « bébé » sauropodes, Courtedoux-Sur Combe Ronde. Le diamètre des traces des pattes arrière, de forme ovale, est de 20 cm. Cela correspond à un animal avec une hauteur à la hanche d’à peine 1m.
5. Giuseppe Penone, Contour Lines, 1989, fonte.
6. Felice Varini, Sans titre, acrylique, Porrentruy, Hôtel des Halles, 2008.
7. Felice Varini, Sans titre, détail.