Thomas Riffaud. 2020. L’espace public artisanal. Grenoble : Elya Éditions.
Les questions de la production de l’urbain, du droit à la ville et de l’appropriation spatiale sont intimement liées, et l’ambition de l’ouvrage de Thomas Riffaud est justement celle de souligner ce lien et de proposer une certaine vision de l’espace public et de sa production.
En partant d’une sociologie ouverte aux contributions anthropologiques, philosophiques et artistiques, l’ouvrage est dédié à la description du rôle d’une catégorie d’habitants, nommés « artisans », dans la production de l’espace public. Il se structure en trois parties complétées par trois études de cas. La première partie est consacrée aux possibilités d’action des artisans de l’espace public, à leurs techniques et à leurs outils. La deuxième et la troisième partie se concentrent sur l’aspect politique de l’action des artisans, et sur les enjeux liés au développement de celle-ci.
Les artisans de l’espace public : lecteurs et écrivains de l’urbain.
Une différenciation entre lieux publics et espaces publics ouvre l’ouvrage et constitue le point de départ de l’argumentation. Thomas Riffaud s’appuie sur la conception anthropologique d’espace de Michel de Certeau (de Certeau 1990), selon qui il est impossible de penser à l’espace sans se référer aux pratiques et opérations humaines qui s’y déroulent. Dans l’ouvrage, Thomas Riffaud souhaite compléter cette perspective en l’appliquant notamment à l’étude des espaces publics : il identifie trois critères qui distinguent ce type d’espace, car « toutes les places et les rues qui sont accessibles à tous et qui sont gérées par les pouvoirs publics ne sont donc pas des espaces publics » (p. 21).
Le premier est l’accessibilité, car un espace public est ouvert, sur le plan des pratiques et des représentations. Le deuxième est celui de l’hétérogénéité des relations entre ces espaces et les personnes qui y ont leurs habitudes. Un espace public est caractérisé par la variété des activités qui s’y produisent : en d’autres termes, un espace est public si l’appropriation est large et si elle permet des rencontres entre groupes. Le troisième critère est celui du débat, de la vitalité et des tensions, qui font de l’espace public un lieu d’échange et un lieu de communication.
C’est donc dans ces espaces que les « artisans » agissent et qu’ils peuvent « faire de l’appropriation un mode de production de l’espace public » (p. 31), par exemple par leur pratique sportive ou encore artistique. La notion d’artisan est ancrée par l’auteur à une littérature fortement pluridisciplinaire. Si le point de départ est le travail de Richard Sennett (Sennett 2010) sur la culture de l’artisanat, l’auteur mobilise la vision sociologique de ville de Robert Park (Park 1925), les travaux anthropologiques de Pierre Sansot (Sansot [1973] 2004), ceux d’Henri Lefebvre sur le droit à la ville (Lefebvre [1968] 2009) ou encore le concept d’« artiviste » porté notamment par Stéphanie Lemoine et Stéphanie Ouardi (Lemoine et Ouardi 2010). L’auteur fait le choix de considérer la figure de l’artisan comme un idéal-type au sens wébérien (Weber 1992) : selon l’auteur, ce choix permet de saisir ces acteurs de l’urbain en identifiant et regroupant leurs traits les plus significatifs, tout en renonçant à la « finalité de retranscrire toute la complexité de la réalité sociale » (p. 27). Les artisans sont des citadins qui, grâce à leur travail matériel ou symbolique, « contribuent, plus ou moins dans l’ombre, par leurs actions à renforcer le caractère public des lieux qu’ils s’approprient » (p. 30).
L’artisan s’approprie donc l’espace public, et il le fait de manière transitionnelle, temporaire et non exclusive. Et c’est par cette appropriation que son travail peut avoir lieu. En effet, pour y apporter leur contribution, les artisans doivent interpréter l’espace, le déchiffrer et lui attribuer du sens. L’auteur mobilise Jean-Christophe Bailly (Bailly 2013) pour décrire la façon selon laquelle les citadins/artisans lisent la ville comme un texte, dont ils réécrivent les phrases, en produisant un changement sur l’espace public.
Thomas Riffaud propose d’illustrer l’artisanat urbain avec trois études de cas, qui portent respectivement sur les sports de rue et le DIY, la danse in situ, et le street art. L’analyse de ces cas est proposée avec l’intention de fournir un panorama diversifié des styles d’artisanat de l’espace public. Par exemple, pour ce qui concerne la danse in situ, l’auteur montre le lien qui se crée entre les artistes et les lieux, en postulant que cette appropriation artistique permet aux danseurs et danseuses de proposer une « réécriture » de l’espace public qu’elles investissent. La démarche artisanale est plus visible pour les pratiquantes et pratiquants des sports de rue, qui modifient l’espace matériellement grâce à des aménagements, en améliorant leur « spot » de skateboard dans la ville.
Ces études de cas montrent que l’action des artisans a des implications politiques et militantes, plus ou moins exprimées et conscientes. S’impliquer dans l’espace public équivaut à se positionner et à produire un discours micropolitique sur la ville. En se mobilisant de la sorte, les artisans refusent explicitement ou implicitement l’idée que l’urbain soit le produit d’une pensée experte, et s’approprient non seulement physiquement de l’espace, mais ils en prennent le contrôle métaphoriquement. Étant donné qu’ils se positionnent en complémentarité ou en opposition avec les pouvoirs publics, ils incarnent selon l’auteur une alternative à un certain type d’urbanisme et de vision de la ville.
Les artisans dans la ville : quelle place pour une analyse des enjeux sociaux de leur action ?
Comme le souligne l’auteur, « ces citadins-artisans qui stimulent l’espace public ont certes un rôle fondamental […] cependant ils ne sont pas exempts de contradictions » (p. 68). Car en tombant dans le piège de l’essentialisation catégorielle – caractéristique des idéal-types –, l’analyse du rapport entre l’action de ces artisans et les pouvoirs publics pourrait être obscurcie. Pour éviter cela, l’auteur consacre la troisième partie de son ouvrage à ce rapport, en contextualisant le rôle des différents acteurs de la ville dans la production des espaces publics artisanaux.
Selon l’auteur, le risque pour ces citadins est celui de passer du statut d’artisan à celui d’ouvrier au service de la même ville dont ils souhaitaient compléter ou critiquer l’action urbaine. En effet, le paradoxe que vivent les artisans est celui de devoir continuellement passer par leur travail d’une position critique et/ou alternative à une forme de collaboration avec les institutions et avec la ville en tant que système social et spatial. En outre, leur action est facilement (re)appropriable par les institutions dans le système capitaliste actuel. Ils « subissent, plus ou moins consciemment et de manière plus ou moins consentie, une forme d’instrumentalisation et s’inscrivent dans des logiques de marketing territorial qui les dépassent » (p. 70). L’enjeu pour les artisans est donc de tirer profit de cette collaboration forcée et d’en saisir les opportunités sans pour autant en rester prisonniers.
Plusieurs interrogations naissent toutefois de cette analyse, et notamment du fait que la ville décrite semble partiellement idéalisée, dépeinte comme un lieu de synergie plutôt que de conflits, en mettant l’accent sur les ressources que contient l’espace, plutôt que sur les enjeux sociaux qui le composent. Pour le dire autrement, même si cette analyse du rapport entre un système urbain simplifié et l’idéal-type des artisans est cohérente avec les objectifs fixés par l’auteur, il manque à la lecture la prise en compte de ces conflits et enjeux qui encerclent la production artisanale de l’espace public : il aurait été intéressant de mener une analyse plus détaillée pour aller au-delà de la relation entre artisans et ville, en tant que système urbain et institution(s). D’ailleurs, cela aurait l’indiscutable avantage de lier encore plus la perspective de l’auteur aux questions soulevées par les réflexions d’Henri Lefebvre dans le Droit à la ville (Lefebvre [1968] 2009), une des références mobilisées dans l’ouvrage. Si l’on suit Lefebvre, la ville peut être considérée comme la projection matérielle des rapports sociaux. Vu que « le mode de production organise – produit – en même temps que certains rapports sociaux — son espace et son temps » (Lefebvre, [1974] 2000, p. XXV), il serait intéressant de comprendre comment les individus/artisans et les groupes d’artisans gèrent ces enjeux dans la production artisanale de l’espace public : comment la production artisanale se configure-t-elle dans une ville envisagée comme ceci ? En somme, il serait intéressant d’approfondir le rapport des artisans avec le tissu social de la ville, avec les autres habitants positionnés géographiquement et sociologiquement, afin d’éviter d’imaginer « une cité composée non point de citadins, mais de libres citoyens, affranchis de la division du travail, des classes sociales et de la lutte de ces classes » (Lefebvre [1968] 2009, p. 40).
Peut-on tous être artisans ?
L’idéal-type mobilisé par Thomas Riffaud, associé à l’effort multidisciplinaire proposé pour en définir les contours, constitue un point de vue original, qui non seulement renouvelle la discussion sur l’espace public et sur sa production, mais qui plus généralement réfléchit de manière intéressante sur l’analyse de la participation citoyenne et sur son lien avec l’étude du rapport à l’espace. Toutefois, le choix de recourir à l’idéal-type et de renoncer à une analyse structurelle du phénomène des artisans constitue à notre avis la limite plus évidente de ce travail : ne pas aborder la construction socio-individuelle des artisans – en traitant de leurs trajectoires sociales dans les études de cas, par exemple – porte à ne pas aborder certaines dynamiques sociales qui les amènent à vouloir retravailler l’espace urbain.
Nous pensons qu’une intégration avec d’autres disciplines et courants sociologiques serait une arme puissante pour aller dans telle direction, notamment en abordant le lien entre lecture de l’espace et position sociale des artisans/citoyens. En lisant l’ouvrage, notre impression est que ces artisans sont, en quelque sorte, des super-lecteurs de l’urbain : « Les artisans d’espace public font partie des citadins qui font attention à chaque fragment pour constituer un signifié. Ils cherchent à décomposer la ville pour pouvoir la comprendre. Certains d’entre eux nous ont déclaré qu’ils lisaient la ville comme un musicien déchiffre une partition » (p. 42).
Or, plusieurs approches issues de la sociologie urbaine (Ledrut 1973), de la psychologie environnementale (Ramadier 2017), ou de la sémiologie appliquée à l’espace (Hammad 2013) montrent que le rapport à l’espace, sa décodification, son interprétation, mais aussi les pratiques et les possibilités d’action sont en lien, entre autres, avec les trajectoires sociales et géographiques des individus. Comme dit, les exemples mobilisés dans l’ouvrage, tout en ancrant empiriquement la réflexion sur la production artisanale des espaces publics, ne donnent guère beaucoup d’informations sur ce point.
Comment ce constat peut-il compléter la perspective apportée par l’ouvrage ? Peut-on tous être artisans de nos villes, ou du moins peut-on le devenir à parts égales ? En d’autres termes, comment opérationnaliser sociologiquement l’idée, forte, mais vague, que « tout le monde ou presque peut devenir un bon artisan » (Sennett 2010, p. 359, cité dans l’ouvrage p. 30) ?
En effet, Riffaud répond en partie à cette question dans la conclusion en soulignant que « ceux qui disposent d’un capital culturel et économique important auront certainement plus tendance à prendre cette initiative » (p. 128). Nous pensons qu’il serait intéressant de vérifier empiriquement cette affirmation, pour décortiquer les mécanismes sociaux de la production artisanale de l’espace public. En particulier, nous nous demandons s’il serait possible, d’une part de réfléchir à l’impact du travail artisanal sur l’accessibilité des espaces publics et d’autre part d’identifier des espaces publics qui ne seraient pas « travaillables » par toutes et tous, car non accessibles à certaines catégories d’habitants.
En effet, en mobilisant une dernière fois Lefebvre (Lefebvre [1968] 2009), la question suivante peut être posée : la production artisanale de la ville serait-elle une imposition aux exclus de l’artisanat ? En effet, s’il est vrai que « la structure sociale figure dans la ville, s’y rend sensible, y signifie un ordre » (Lefebvre [1968] 2009, p. 58) et que donc la production de l’espace artisanale est une contribution de quelques-uns à l’écriture de la ville, nous nous demandons si, pour les non-artisans (s’ils existent), ce type de production spatiale serait si différente de pratiques d’urbanisme institutionnel.
Pour conclure, l’ouvrage pourra intéresser plusieurs catégories de lectrices et de lecteurs. En effet, si par son intrication théorique il semble s’adresser principalement au domaine de la recherche urbaine, les décideurs politiques et les acteurs du monde associatif sur l’échelle des villes et des agglomérations y trouveront sans doute des éléments intéressants qui nourriront leur réflexion et leurs actions.