Le néolibéralisme est une doctrine précise avec des objectifs clairs. Le travail de Pierre Dardot et Christian Laval est remarquable en ce qu’il étudie à la fois la genèse d’une telle idéologie et ses transformations dans le temps. [1] Le néolibéralisme n’est pas la toute-puissance du marché, c’est un type de gouvernementalité qui contrôle le marché et l’oriente. L’État, en tant que puissance publique, est au service de cette extension des principes du marché, mais il ne disparaît pas. Il n’y a pas de dépérissement de l’État au service de seuls intérêts privés, mais il existe une synergie entre les institutions privées et l’État, qui dispense des politiques publiques destinées à réorienter les forces du marché. En d’autres termes, les choix des individus sont déterminés par ce contrôle indirect de l’État et du marché. L’originalité du livre tient à ce que la critique du néolibéralisme ne s’y confond pas avec la critique de l’idée de marché : contrairement aux apparences, une rationalité est à l’œuvre dans les choix politiques. Ce n’est pas la main invisible du marché qui détermine les ressources et les stratégies individuelles, mais des choix politiquement calculés. La ruse de la rationalité néolibérale tient à ce qu’elle donne l’illusion des choix individuels alors que la commande publique de ces choix est très forte. Quelles sont les caractéristiques de cette rationalité et quel est l’idéal-type anthropologique produit par cette idéologie ? La théorie critique se propose de restaurer le chemin d’accès au débat politique en évitant que les pseudo-rationalités contemporaines ne détournent les individus des choix politiques à faire. Nous évoquerons dans un premier temps la manière dont le néolibéralisme se distingue du libéralisme puis nous décrirons cette nouvelle rationalité de l’ordre néolibéral avant de rendre compte des effets de cette idéologie sur les comportements et les choix des individus.
Le néolibéralisme : transition ou rupture dans le libéralisme ?
Comme l’écrivent nos deux auteurs, « le libéralisme classique se caractérise par le renouvellement des manières de penser la limitation apportée à l’exercice de la puissance publique » (p. 25). Il s’agit en fin de compte de déterminer ce qui revient à la puissance publique (l’autorité politique et la garantie du fonctionnement de l’État) et aux libertés individuelles (la structuration de l’ordre de la société civile et les droits naturels de l’individu). Le libéralisme est une idéologie reposant sur une vision de la nature humaine (mécanique des intérêts, droits inaliénables). Le principal défi consiste à assouplir les tensions entre intérêts privés et morale. Adam Ferguson, dans son Essai sur l’histoire de la société civile (1767), pense la coexistence entre une disposition à l’appétence économique (accumulation de biens et de richesses) et une bienveillance naturelle pouvant corriger les excès des intérêts égoïstes. Adam Smith a également proposé une théorie de la nature humaine reposant sur la sympathie. La régulation de l’ordre économique (sphère des besoins et des intérêts égoïstes) peut s’effectuer par le biais des sentiments moraux ; ainsi l’autorité politique n’est pas déterminante, les corrections des comportements nuisibles s’effectuant naturellement. Il s’agit de penser les principes de l’économie réelle (prix, faisabilité des échanges) plutôt que de verser dans la chrématistique, c’est-à-dire la simple évaluation de l’accumulation des biens et des richesses. En réalité, Pierre Dardot et Christian Laval perçoivent la manière dont les libéraux ont redéfini les missions de l’État. Si l’ordre politique est en retrait, l’idée est de transformer la puissance publique en machinerie de régulation économique.
James Steuart aime à user de l’image de la montre. Une main trop rude risque de la détruire mais, comme elle se dérègle continuellement, cela suppose que l’administrateur vienne réviser le ressort et les engrenages de temps à autre. On voit par là que la conception du souverain s’est modifiée. Elle n’est plus définie par un rang dans la hiérarchie statutaire de l’ordre politique, encore moins par une quelconque distinction d’essence entre les ordres privilégiés. Sa place est déterminée par une fonction dans la machine de l’utilité réciproque des professions. C’est ce qui caractérise le passage de la conception ontologique de la souveraineté à la conception fonctionnelle de la gouvernementalité. (p. 41)
Les libéraux veillent à la fois à ce que le gouvernement n’empiète pas sur les droits des individus tout en régulant la sphère économique. Le libéralisme assure la solidarité entre les droits naturels des individus et la propriété privée. L’argument que l’on trouve dans le Second traité de Locke sur le droit de propriété est de nature théologique : de même que Dieu est propriétaire des actions de l’homme, l’être humain est propriétaire du fruit de son travail et de ses actions. Cette idée de maîtrise sur soi-même est accentuée chez des auteurs tels que Robert Nozick à la fin du 20e siècle : les individus sont une fin en soi et ont donc un droit absolu à la propriété (2003). La politique est liée à la garantie de ce droit de propriété.
Dans les théories libérales, l’art du gouvernement est guidé par la notion d’utilité : il s’agit d’intervenir lorsque cela est utile aux intérêts individuels. Dans son Manuel d’économie politique de 1793, Bentham évoque la distinction entre les agendas et les non-agendas, c’est-à-dire les actions portant sur la richesse produite que l’État peut encourager pour qu’elles augmentent les richesses futures. Les actions de l’État sont liées à la satisfaction des besoins des individus ; elles n’ont pas de direction générale à apporter. Ses interférences avec le cours naturel des choses ne sont destinées qu’à accroître la somme des biens futurs, condition du bonheur de chacun. La science économique naissante s’intéresse au calcul des intérêts individuels. Le libéralisme recèle des tensions importantes entre le droit de propriété, l’équilibre à trouver en fonction des vertus du marché et la justice sociale. Il a donné naissance à une forme de réformisme social, comme en Angleterre au 19e siècle, qui parfois s’est transformé en critique plus radicale de ses fondements. La crise du libéralisme provient du fait qu’il ne s’est pas adapté aux mutations organisationnelles du capitalisme. Alexis de Tocqueville et John Stuart Mill ont réfléchi sur les principes de la société démocratique liée à l’aspiration d’un gouvernement préservant l’intérêt général. Tocqueville craint que l’emprise de l’État ne devienne à terme un glissement vers une forme de despotisme doux alors que John Stuart Mill dénonce les formes de dérèglement du commerce et les comportements des individus mus par le seul désir d’accroître leurs richesses. Les libéraux sont divisés sur la question et certains d’entre eux relativisent l’idée d’un droit absolu de propriété. En fin de compte, c’est l’étendue de l’intervention de la puissance publique qui est en question. D’autres auteurs, à l’instar d’Herbert Spencer, refusent ce type de doute et accentuent l’idée de concurrence comme fondement des rapports sociaux. L’idéologie néolibérale puise dans cette reformulation de la limitation des interventions de l’État. Le néolibéralisme naît du doute qui surgit dans la pensée libérale ; il est une rupture idéologique majeure face aux contradictions mêmes du libéralisme qui a à la fois favorisé les mécanismes du marché et des ajustements limitant ces mécanismes. Le néolibéralisme est une refondation intellectuelle profonde dans laquelle le laisser-faire traditionnel est insuffisant car il s’agit de créer une gouvernementalité libérale selon laquelle l’État agit en faveur du marché et non comme simple puissance régulatrice.
La nouvelle rationalité dans l’ordre néolibéral.
Pierre Dardot et Christian Laval repèrent cette refondation idéologique au moment du colloque Walter Lippmann qui s’est tenu à Paris entre le 26 et le 30 août 1938. Le néolibéralisme est une réinvention du libéralisme, débarrassé des idées du cours naturel des choses. Il y a une ingérence adaptatrice et un interventionnisme proprement libéral de l’État. Le capitalisme concurrentiel est alors régulé par le dirigisme étatique. Le gouvernement doit être assumé par des élites compétentes, capables de diriger les masses et de les dresser aux vertus de la concurrence. « L’agenda du néolibéralisme est guidé par la nécessité d’une adaptation permanente des hommes et des institutions à un ordre économique intrinsèquement variable, fondé sur une concurrence généralisée et sans répit » (p. 175).
L’ouvrage distingue des variétés de néolibéralisme, avec en particulier l’ordolibéralisme fondé sur un ordre constitutionnel et procédural réglant la société de marché. L’ordolibéralisme, conçu par des économistes tels que Walter Eucken (1891-1950) et des juristes (Franz Böhm, 1895-1977 ; Hans-Grossman-Doerth, 1884-1944), s’est développé dans la République fédérale d’Allemagne après la guerre. L’État est légitimé par l’économie ; les choix politiques sont déterminés par la concurrence. La logique procédurale préside au choix des interventions de l’État, garantissant les règles de la concurrence. La politique régulatrice du processus a
pour tâche de lever tous les obstacles au libre jeu du marché par l’exercice d’une véritable police des marchés, dont l’un des exemples est la lutte contre les cartels. La politique conjoncturelle n’est donc pas proscrite, mais elle doit obéir à la règle constitutionnelle suprême de la stabilité des prix et du contrôle de l’inflation et ne pas porter atteinte à la libre fixation des prix. (p. 201)
Selon cette idéologie, toute entrave à la concurrence révèle l’intervention illégitime de l’État. Le lien social entre les individus est pensé sous la norme de la concurrence, synonyme de liberté. Wilhelm Röpke est l’un des théoriciens ayant fondé la notion de Gesellschaftspolitik, à savoir « politique de société », impliquant la mise en forme d’une gouvernementalité néolibérale. Cette politique de la société doit éviter la prolétarisation des masses liée au déracinement d’un certain nombre d’individus et de groupes sociaux après la Révolution industrielle. Le capitalisme industriel doit permettre à ces individus de se responsabiliser et d’être ainsi intégrés à la sphère économique. La promotion des petites et moyennes entreprises est une garantie pour la cohésion sociale face aux déstructurations introduites par le capitalisme. Responsabilisation individuelle et éthique de la compétition sont les maîtres-mots de l’ordolibéralisme [2].
La nouvelle rationalité néolibérale s’appuie sur la valorisation du modèle entrepreneurial. Si le néolibéralisme reprend le credo libéral classique d’une limitation des interventions de l’État, le marché est conçu « comme un processus d’autoformation du sujet économique, comme un processus subjectif auto-éducateur et auto-disciplinaire par lequel l’individu apprend à se conduire. Le procès de marché construit son propre sujet. Il est auto-constructif » (p. 226). Ce n’est pas par nature que l’homme apprend à se gouverner mais par l’adaptation au marché. L’école austro-américaine (économistes autrichiens immigrés aux États-Unis dans la mouvance de Ludwig von Mises et de Friedrich Hayek) a réfléchi aux conceptions de la production du sujet entrepreneurial. Le marché est un processus de dressage et d’ajustements permanents des comportements des individus les uns par rapport aux autres.
Le prix est un moyen de communication de l’information par laquelle les individus vont pouvoir coordonner leurs actions. L’économie de marché est une économie d’information qui permet de se passer du contrôle centralisé. Seuls les mobiles individuels poussent les individus à faire ce qu’ils doivent faire sans que personne n’ait à leur dire de le faire, en utilisant des connaissances qu’ils sont les seuls à détenir ou à chercher. (p. 230)
Le sujet de marché est en train de chercher en permanence le rapport qualité-prix le plus favorable, il évalue les prix et tente d’avoir la meilleure information possible, même si cette dernière est fragmentaire. La figure de l’innovateur est celle de l’homme-entreprise capable de prendre des risques au bon moment. Le risque est lié à l’information fragmentaire et à l’incertitude que l’entrepreneur a sur l’état du marché et de la concurrence. L’État garantit les intérêts privés ; en d’autres termes, l’hégémonie de l’idéologie néolibérale tient au fait que les frontières entre public et privé sont de plus en plus poreuses. L’ordre du marché est un ordre spontané, les règles de bonne conduite ne sont pas dérivées d’un postulat théologique mais sont le produit de l’expérience. Les années 1980 ont été marquées par le triomphe de gouvernements d’obédience néolibérale, c’est-à-dire s’efforçant de construire une société de marché en faisant sauter un certain nombre de solidarités (syndicats, notamment). Il s’agit d’intégrer une nouvelle forme de discipline visant à favoriser un ordre concurrentiel fondé sur les initiatives individuelles.
Comportements et normes sociales à l’ère néolibérale.
L’idéologie néolibérale est un ensemble de représentations centrées autour de la liberté de choix du consommateur. Toutes les politiques publiques découlent du paradigme du choix rationnel des individus qui est également à l’œuvre dans le champ scientifique. Les normes de qualité reposent sur une démarche d’évaluation constante des comportements des consommateurs. La société de marché est construite autour des études de marché, des indicateurs chiffrés de développement. Cette stratégie irrigue toutes les sphères de la vie sociale. L’ouvrage dénonce dans ce sillage l’invention d’une gauche néolibérale favorisant les principes de cette société sans proposer de réelle alternative. La gauche néolibérale [3] diffère de la gauche social-démocrate, attachée aux dogmes de l’État social corrigeant les effets néfastes du marché. Pierre Dardot et Christian Laval décrivent les effets de l’intériorisation de cet ordre du marché par les individus. La culture d’entreprise et le dressage du sujet néolibéral créent de nouvelles formes de pathologies dues à l’imposition d’une discipline plus stricte. « L’homme benthamien était l’homme calculateur du marché et l’homme productif des organisations industrielles. L’homme néolibéral est l’homme compétitif, intégralement immergé dans la compétition mondiale » (p. 403). Le type anthropologique néolibéral est un sujet entreprenant en perpétuelle recherche de la performance optimale. L’entreprise est un modèle à suivre qui détermine le profil des études à l’Université et dans les écoles de commerce. Le management vise à faire accepter à l’individu ce culte de la performance. Les conséquences de cette surimposition et de cette surcharge sont la déstructuration des dimensions collectives de l’existence, toutes les sphères sociales étant atteintes et fragilisées. Le « néosujet » (p. 454) est appelé à jouir à tout prix dans l’immédiat, en étant sommé de se dépasser et d’accepter son état. La clinique du sujet néolibéral révèle une fragilité extrême des individus appelés à évoluer dans ce monde idéologique. L’emprise de la norme est telle que des niveaux de la vie et de l’existence sont contrôlés par la politique, ce que Michel Foucault a nommé le biopouvoir. Le biopouvoir renvoie à l’ensemble des politiques publiques déterminant le contenu de l’existence (discussions sur les tests génétiques pour l’immigration, discussions sur les nouvelles modalités de contrôle policier utilisant les empreintes digitales et les puces électroniques…). Comme l’écrit Michel Foucault,
Nous sommes entrés dans un type de société où le pouvoir de la loi est en train non pas de régresser, mais de s’intégrer à un pouvoir beaucoup plus général : en gros, celui de la norme […]. Cela est caractéristique d’une société qui est en train de cesser d’être une société juridique articulée essentiellement sur la loi. Nous devenons une société essentiellement articulée sur la norme. (Foucault, 1994, p. 75)
La société normative (Le Blanc, 2004) révèle un biopouvoir et un pouvoir en quête de contrôle total des activités des individus.
L’ensemble de ces analyses très justes touchant à la fatigue au travail et au nouveau credo du management aurait mérité d’être replacé dans une perspective historique. Par exemple, les analyses de la signification imaginaire de la bureaucratie effectuées par Castoriadis au sein du groupe Socialisme ou Barbarie dans les années 1950 étaient déjà guidées par la critique d’un phénomène social total, à savoir la bureaucratisation de la société.
Le système, par sa logique et par son fonctionnement réel, […] dénie [l’initiative] aux exécutants et veut la transférer aux dirigeants. Mais comme tout le monde est graduellement transformé en exécutant d’un niveau ou d’un autre, ce transfert signifie que l’initiative disparaît entre les mains de la bureaucratie au fur et à mesure qu’elle s’y concentre. (Castoriadis, 1979, p. 135)
La bureaucratie crée un type anthropologique adéquat, à savoir un sujet déterminé par l’ascension dans la hiérarchie industrielle pour pouvoir accéder à un poste de décision. Il s’agit de progresser pour pouvoir éviter les tâches simplement exécutantes. Le néolibéralisme est une inflexion forte de la bureaucratisation de la société. Les deux analyses mettent en évidence le même phénomène, à savoir le contrôle encore plus fort des différentes dimensions de l’existence humaine sous l’apparente illusion d’une liberté de choix et de consommation. Dans le cas des critiques de la bureaucratie (Busino, 1993), les résistances naissent dans les contradictions du système : en effet, pour le capitalisme bureaucratique, la coupure entre dirigeants et exécutants, ainsi que l’autonomie présupposée des travailleurs, fait que des solidarités et de nouvelles luttes sont possibles. Dans le néolibéralisme, les résistances ne se pensent pas de la même manière. Là encore, le néolibéralisme tourne le dos aux dogmes libéraux classiques souhaitant voir la société articulée sur des corps intermédiaires pour éviter la destruction des tissus de solidarité humaine. Dans le néolibéralisme, l’emprise du biopouvoir et le culte de la performance poussent les individus à refuser ponctuellement certaines normes et à rechercher le sens de la politique. Les nouveaux mouvements sociaux traduisent cette aspiration à l’autonomie et à la liberté collective. L’enjeu consistera à articuler le contenu de ces mouvements à un projet politique et idéologique offrant une alternative au néolibéralisme.
Le livre de Christian Laval et de Pierre Dardot propose une compréhension philosophique approfondie du néolibéralisme. La distinction avec le libéralisme est nette : le néolibéralisme constitue une rupture et même à certains égards une régression quant à la protection des libertés individuelles à laquelle étaient attachés les penseurs libéraux classiques. Le néolibéralisme n’est pas une fatalité historique ni un système politique et économique viable ; il est au contraire la mise en forme d’une domination beaucoup plus forte, articulée autour de la compétition et de la performance individuelles. Il est porteur de ce que Jacques Généreux nomme la dissociété (2006), à savoir la dissolution des derniers liens sociaux et des remparts de solidarité. La dissociété néolibérale a des conséquences fortes sur la réduction des formes d’autonomie individuelle et sociale. Le néolibéralisme n’est pas une nouvelle synthèse de credo libéraux mais propose une autre vision anthropologique qu’il s’agit de combattre sur le plan des idées philosophiques. Nul doute que ce livre contribuera à éclaircir les formes de résistance collective à cette dérive des sociétés postindustrielles.
Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, Découverte, 2009.