Cet article propose une étude de la population des historiens [1] recrutés au CNRS par les concours ouverts au titre de la section 33 (Mondes modernes et contemporains) du Comité national. Il s’appuie sur des données nominatives collectées à partir de deux états de cette population, en 2002 et en 2022. L’objectif est d’examiner les caractéristiques de ces historiens et d’éclairer les ressorts des recrutements dans la section 33. In fine, il s’agit de réfléchir à la manière dont ces recrutements affectent certains champs de la recherche historique et comment le CNRS pourrait remédier aux déséquilibres constatés.
Dans ce texte, je pose d’emblée l’argument que si les recrutements d’historiens au CNRS présentent un profil plus divers que ceux effectués dans les départements d’histoire des universités, ils restent très largement marqués au sceau d’une « reproduction » – au sens bourdieusien – de la recherche historique à l’université. Ce constat entre a priori en contradiction avec la priorité aux « aires culturelles » que le CNRS a affichée depuis 30 ans, sous des formes diverses. On peut définir de diverses manières les « aires culturelles », mais fondamentalement cela renvoie à l’étude des « mondes non européens », par contraste avec le gallocentrisme ou l’européocentrisme qui caractérise la recherche universitaire française. Je reviendrai sur cette question plus loin pour qualifier ce point de vue sur la recherche historique universitaire.
Paradoxalement, il n’y a pas de moyen direct et évident d’identifier clairement la population des historiens de la section 33 à partir des annuaires mis à disposition par le CNRS. Il faut ruser avec le système, car les historiens ne sont pas identifiables en tant que tels. Leurs domaines de spécialité ne sont jamais renseignés dans ces annuaires à caractère strictement administratifs. Les données pour 2002 sont exhaustives parce qu’elles s’appuient sur un recensement complet effectué cette année-là. Les données pour 2022 ont été reconstruites à partir de l’identification des chercheurs relevant de la section 33 selon les annuaires internes du CNRS et enrichies par une recherche sur Internet (pages personnelles, site des laboratoires, etc.). Les données pour 2002 sont donc exhaustives, tandis que celles pour 2022 peuvent comporter quelques lacunes.
J’aborde cette étude selon trois perspectives : 1. celle d’un acteur de la recherche publique, comme directeur de laboratoire (Jeune équipe [1987-1992], UMR [1993-2002] et comme directeur scientifique adjoint (2002-2005) du Département des sciences de l’homme et de la société [renommé INSHS] ; 2. celle d’un historien professionnel au sein de l’université française depuis 1985 ; 3. celle d’un historien de la Chine contemporaine (19e-21e siècles). Cette triple perspective explique l’angle sous lequel j’examine l’évolution de la population d’historiens relevant de la section 33, d’une analyse globale de ses caractéristiques à l’étude de la place des « aires culturelles » et à celle de la place de la Chine contemporaine (19e-20e siècles) dans cette population.
Les historiens recrutés au CNRS représentent une part numériquement mineure de l’ensemble des historiens professionnels au regard de ceux recrutés dans l’Université française. La question qui peut être posée, légitimement, est de savoir à quoi il sert de recruter des historiens au CNRS au regard de ceux, massivement plus nombreux, recrutés à l’université. On peut arguer que cela permet de constituer un corps de chercheurs pleinement engagés dans la recherche, permettant par exemple d’être fortement présent dans les projets financés sur appels compétitifs comme ceux de l’ANR et plus encore, au niveau européen, comme ceux de l’ERC ou plus largement du programme global Horizon 2020 (Horizon Europe depuis cette année). Les réussites à cet égard sont éclatantes et incontestables. Elles attestent de la qualité des chercheurs recrutés en section 33. Toutefois, on ne saurait se contenter de cette simple arithmétique pour conforter le recrutement d’historiens au CNRS. Il convient de se demander en quoi, en substance, sur la nature même des recherches historiques, les historiens recrutés au CNRS se distinguent de leurs homologues universitaires. Dit en d’autres termes, en quoi le CNRS apporte-t-il une plus-value à la recherche historique française à travers les historiens qu’ils recrutent ?
Ce qu’on peut affirmer d’emblée, c’est que la politique de priorité aux « aires culturelles » est un échec patent. Le CNRS n’a aucunement joué le rôle qu’on pouvait attendre de ce grand organisme de recherche de veiller à soutenir de manière active et concrète ces pans de la recherche désertés par l’université française, avec in fine un affaiblissement marqué de ses propres laboratoires qui se consacrent aux « aires culturelles ». Aucun travail sérieux de bilan quantitatif et qualitatif, assorti d’une prospective pluriannuelle n’a été effectué, en dehors de l’exercice défraichi des livres blancs vite remisés et oubliés, et jamais traduits en termes de politiques concrètes [2]. Sur le fond, la priorité aux « aires culturelles » est restée paralysée entre inertie institutionnelle, méthode Coué et coloriage minimaliste de postes mis au recrutement. Au fond, en section 33 comme dans les autres sections de l’INSHS, le CNRS n’a aucune maîtrise de ses recrutements, ni de politique de recrutement.
État des lieux.
La section 33 a vu ses effectifs fondre considérablement, comme vraisemblablement toutes les autres sections de l’INSHS. En 2002, elle comptait 244 chercheurs ; en 2022 elle n’en compte plus que 187. Au total, cela représente une perte du quart des effectifs. Il n’y a pas lieu d’en être surpris. En 2002, dans la cadre de l’équipe de direction du département SHS, j’avais établi une simulation sur la période 2002-2016. Globalement, mes projections montraient « des départs importants en 2002-2006 (29) et massifs aux deux périodes suivantes : 2007-2011 (55) et 2012-2016 (50). Même avec un niveau de recrutement de 5,5 postes par an pour les mêmes années, la section perdrait 23 % de son potentiel humain ». Ces projections portaient à 184 l’effectif de la section en 2016. Aujourd’hui, avec 187 chercheurs, la décroissance est stabilisée grâce à un taux de renouvellement des départs à la retraite légèrement plus favorable à l’INSHS qui, pendant très longtemps, a subi un taux plus faible de remplacement de ses chercheurs (0,5 pour un départ) que les autres instituts du CNRS.
La décroissance forte des effectifs de chercheurs posait une seule question pertinente : comment gérer les recrutements à venir de sorte à maintenir et à nourrir les laboratoires en leur apportant du sang neuf ? Cette question se posait très différemment selon le domaine de spécialité des laboratoires. Dans les laboratoires « aires culturelles », les chercheurs CNRS représentaient en moyenne 75 % de l’effectif. A contrario, dans les laboratoires « généralistes », le ratio entre chercheurs CNRS et historiens universitaires (professeurs et maîtres de conférences) variait entre 4 et 67 % (pour les rares laboratoires les mieux dotés). En d’autres termes, en l’absence d’une action visant à soutenir de manière prioritaire les laboratoires « aires culturelles », ceux-ci seraient amenés inéluctablement à s’affaiblir, voire à disparaître ou végéter, dans la mesure où ils ne pouvaient pas s’appuyer sur les recrutements à l’université – à la différence des laboratoires « généralistes » – pour assurer le renouvellement de leurs effectifs. Aucun laboratoire « aire culturelle » n’a disparu en tant que tel, mais cela tient aux opérations de regroupement de laboratoires menées entre 2002 et 2005 pour permettre une concentration des moyens en faveur de ces laboratoires. Malgré tout, ceci ne pouvait pas compenser l’affaiblissement structurel des recrutements dont les laboratoires « aires culturelles » ont le plus souffert comme nous le verrons plus loin.
Distribution par sexe et par âge.
En 2022, la répartition homme/femme dans la section 33 est pratiquement paritaire. Par rapport à 2002, le changement est notable puisque sur un total de 244 chercheurs, il y avait 60 % d’hommes et 40 % de femmes. Au niveau de la répartition CR/DR [chargé de recherche/directeur de recherche], l’équilibre était pratiquement réalisé en 2002 au niveau des CR, mais au niveau des DR la sous-représentation des femmes était notoire (25 %). Ce n’est plus le cas en 2022 où 48 % des DR sont des femmes. La répartition par grade en 2002 montrait aussi un étagement très compétitif entre le niveau CR (153) et le niveau DR (90), surtout aux niveaux avancés de DR (67 DR2 pour 13 DR1 et 10 DREM/DRCE). Mes données pour 2022 sont moins affinées, avec pour indication 110 CR pour 77 DR.
En 2002, la répartition par âge laissait en effet présager un renouvellement important des historiens de la section 33, si les postes étaient remis au concours, ou une décroissance rapide. Le tableau qui suit montre que plus d’un cinquième des chercheurs se trouvaient dans la tranche des plus de 60 ans et un autre cinquième dans la tranche des 55-59 ans, enfin un dernier cinquième dans celle des 50-54 ans. En d’autres termes, 63 % des chercheurs allaient se trouver à la retraite entre 2002 et 2017. La situation en 2022 ne semble guère plus réjouissante, même si les calculs ne portent ici que sur 42 % de l’effectif dont la date de naissance est connue. D’après cet état, plus de la moitié des chercheurs seraient appelés à partir dans les dix ans à venir. Il conviendrait toutefois de conforter cette hypothèse avec des données complètes. À nouveau, toutefois, se pose la question de comment compenser les départs massifs à la retraite en fonction des domaines de spécialités des chercheurs.
Nous avons tenté d’explorer la problématique de l’âge au doctorat et de l’âge au moment du recrutement au CNRS. Nous ne disposons de données que pour 2022, avec un échantillon des chercheurs seulement (57/37). Les deux séries ne se joignent donc pas exactement. Néanmoins, elles donnent un aperçu du décalage entre la pyramide des âges lors de l’obtention du doctorat et celle de l’âge au recrutement. On constate un parallèle pour la tranche 30-34 ans qui représente la moitié des diplômés et des recrutés. Alors qu’une part substantielle des docteurs a soutenu avant l’âge de 30 ans, un très faible nombre de chercheurs est recruté dans cette tranche d’âge. Inversement, alors que les soutenances après 35 ans sont assez faibles, un quart des chercheurs est recruté dans cette tranche d’âge et, près de 20 % le sont à 40 ans ou plus, alors que cette tranche d’âge est marginale dans les soutenances. Ces données sont à prendre avec précaution, mais elles confirment un fait constaté depuis longtemps en section 33, un âge fréquemment avancé des recrutés qui reflète les difficultés des jeunes docteurs à s’insérer dans l’enseignement supérieur et la recherche.
Distribution par période.
La section 33 s’intitule Mondes modernes et contemporains. Pour la France et l’Europe, ceci couvre deux périodes distinctes, grosso modo les 16e-18e siècles pour la période moderne, les 19e-21e siècles pour la période contemporaine. Cette définition est conforme à la manière dont sont organisés les départements d’histoire dans les universités et à l’organisation du CNU qui suivent les mêmes bornes chronologiques. Pour les mondes non-européens, la même définition s’applique (« après la fin de la période médiévale »), avec la nuance que la périodisation peut varier selon chaque aire culturelle pour la délimitation moderne/contemporaine (cf. présentation de la section 33). Dans la plupart des cas, les chercheurs eux-mêmes se définissent par rapport à l’une ou l’autre période, même si l’évolution des travaux de certains peuvent les inscrire dans les deux ou les placer à cheval sur deux périodes. Il est toutefois assez rare qu’au moment du recrutement le chercheur n’ait été ancré dans une période bien définie. J’ai établi mon comptage sur la base des travaux des chercheurs et/ou de leur propre auto-identification.
L’histoire contemporaine représente en 2022 62 % de l’effectif des chercheurs (121) contre 33 % pour l’histoire moderne (61) si on prend en compte tout l’effectif (187). Cette répartition est exactement de deux pour un si on ne prend en compte que les 182 postes qui relèvent effectivement de l’histoire moderne ou contemporaine. En effet, on relève au sein de la section 33 quelques cas « aberrants » de recrutement d’historiens en histoire médiévale, ancienne et même en archéologie. On verra plus loin à quoi tiennent que ces recrutements en dehors du champ de compétence de la section 33.
Distribution par aire culturelle.
La répartition par aire culturelle souligne un biais très marqué en faveur de l’histoire de France et de l’histoire des pays européens (et un peu d’Europe comme entité globale). Ces chercheurs représentent respectivement 36 % (65) et 23 % (41) des historiens de la section 33. Ceci revient à dire que 59 % des recrutements concernent des profils et des directions de recherche déjà massivement représentés dans l’université. On devrait nuancer légèrement pour prendre en compte des spécialités comme l’histoire des sciences, mais c’est numériquement marginal.
Le monde arabo-musulman et l’Asie [de l’Afghanistan au Japon] ne représentent respectivement que 16 % (29, dont 9 en moderne et 20 en contemporaine) et 14 % (27, dont 10 en moderne, médiévale et ancienne et 13 en contemporaine) des chercheurs. L’insuffisance des recrutements sur ces deux aires est patente et confirme les craintes énoncées plus haut d’un risque fort d’affaiblissement de ces champs en raison de l’implacable mécanique de réduction des postes non compensée par une politique active de recrutements plus ciblés sur les aires culturelles. Cette insuffisance est encore plus marquée pour cette vaste entité qu’on appelle « Asie ». Les forces de recherche du CNRS sont en forte décroissance et en complète inadéquation avec les enjeux que représente cette « aire », en particulier pour des pays comme la Chine ou l’Inde. C’est particulièrement grave, car si l’histoire du monde arabo-musulman est un peu représentée dans les départements d’histoire des universités, les pays d’Asie en sont fondamentalement absents.
Les parents pauvres des recrutements sont aussi les Amériques avec chacun 5 % des postes (Amériques : 13, dont 3 en moderne et 10 en contemporaine) et l’Afrique : 12, dont 3 en moderne et 9 en contemporaine). Ce sont deux secteurs mieux représentés à l’université, mais principalement dans les départements d’études anglophones pour l’étude de l’histoire des Amériques) ou avec quelques points d’ancrage dans quelques départements d’histoire pour l’Afrique (Paris 1 par exemple).
L’évolution au regard de la répartition en 2002 révèle incontestablement un certain rééquilibrage avec un recul de l’histoire de France (52 % en 2002 contre 36 % en 2022) et une avancée de l’histoire de pays européens (5 % en 2002 contre 23 % en 2022). On ne peut donc nier une ouverture vers l’espace européen qui souligne un souci d’élargir les frontières des domaines de recherche, mais on pourrait sans doute retrouver cette tendance dans les recrutements à l’université. L’Amérique et l’Afrique étaient en position plus faible en 2002, avec respectivement 3 % et 2 % des chercheurs. Le monde arabo-musulman se situe pratiquement au même niveau en 2002 et en 2022.
L’Asie, en revanche, a subi un sévère déclin en passant de 23 % en 2002 à 16 % en 2022. Le déclin est d’autant plus marqué que ces pourcentages s’appliquent à un effectif en forte réduction (244 en 2002, 187 en 2022). On peut même parler d’effondrement puisque le nombre absolu est passé de 52 à 27 chercheurs. En d’autres termes, non seulement le renouvellement des générations n’a pas pu se faire avec une telle décroissance, mais l’histoire moderne et contemporaine a pratiquement disparu du fait des logiques de recrutement de chercheurs sur les pays asiatiques spécialistes de périodes antérieures à l’histoire moderne et contemporaine. Nous reviendrons sur ce point dans le bilan final.
Pays cible de la recherche au moment du recrutement (2022).
Pour mieux définir la nature des recrutements, on peut examiner le pays cible de la recherche au moment du recrutement, car c’est sur cette base que les chercheurs ont été recrutés. Nous avons relevé 56 pays. Sans surprise, la France vient en tête, avec 59 chercheurs (34 %), suivie de la Russie (11 ; 6 %) et de la Chine (essentiellement histoire non contemporaine) avec le même nombre de chercheurs. Les pays européens représentent 78 profils de chercheur, soit 44 % du total.
Distribution par aire culturelle et par période.
Si l’on examine plus finement les recrutements en prenant en compte à la fois l’aire de référence et la période, on découvre un paysage singulier. La répartition par période est grosso modo la même, quelle que soit l’aire culturelle, sauf dans le cas de l’Asie où l’histoire contemporaine est à peine plus importante que l’histoire moderne et où se concentrent les recrutements hors période de référence. On voit que tous les recrutements sur des périodes qui ne relèvent pas du champ de compétence et de référence de la section 33 se concentrent sur l’Asie.
On peut être surpris de constater que des historiens universitaires qui, dans leurs départements d’histoire respectifs appliquent à la lettre une séparation claire pour les recrutements entre section 22 (Histoire et civilisation : histoire du monde moderne, histoire du monde contemporaine ; de l’art ; de la musique) et section 21 (Histoire, civilisations, archéologie et arts des mondes anciens et médiévaux), semblent s’affranchir de toutes leurs préventions intellectuelles pour recruter des chercheurs dans des domaines où ils n’ont aucune compétence et où leurs collègues relevant de la section 21 contesteraient vigoureusement une telle appropriation.
Les données pour 2002 sont incomplètes pour établir une comparaison générale. Toutefois, si l’on examine uniquement les historiens de l’Asie, on retrouve le même biais. Huit chercheurs sur 48 relevaient de l’histoire ancienne ou médiévale (17 %). En 2022, une part très significative (19 %) relève toujours de l’histoire médiévale (1) ou ancienne (4), à laquelle on peut ajouter ceux relevant de champs disciplinaires autres (littérature, traduction, anthropologie) appliqués le plus souvent à des périodes prémodernes. C’est la traduction directe du non-respect des bornes chronologiques formelles de la section 33 et des libertés prises par ses membres au regard de leur champ de compétence.
À quoi tient cette singularité dans les recrutements sur l’Asie ? Plusieurs facteurs se conjuguent pour expliquer cette anomalie. Dans la population de chercheurs en 2002, on retrouve pour une part la trace des recrutements effectués par l’ancienne section 44 (Langues et civilisations orientales) qui constituait une sorte de pré carré de l’orientalisme français. La section 44 a été supprimée en 1991 lors de la réforme du Comité national pour établir les sections sur des bases disciplinaires et créer en parallèle des sections interdisciplinaires. La suppression de la section 44 avait entraîné une forme de protestation de la communauté scientifique s’identifiant avec l’orientalisme, partiellement atténuée par la création d’un éphémère Comité des orientalismes. Néanmoins, à la faveur de ce comité, il s’est développé de la part des orientalistes une stratégie d’entrisme pour investir principalement la section 33 et favoriser dans cette section des recrutements sur des périodes anciennes ou en archéologie des mondes anciens. D’une certaine manière, la section 33 est devenue le réceptacle de l’orientalisme. Toutefois, cette orientation s’est appliquée quasiment exclusivement à la Chine. En deux décennies, la section 33 n’a pas recruté un seul historien de la Chine contemporaine dans les cinq recrutements effectués. Depuis 2001, elle a même recruté un bon nombre de non-historiens.
Le déficit de recrutement de chercheurs sur l’Asie ne tient pas qu’à la logique orientaliste qui s’est inscrite au sein de la section 33. Il faut aussi admettre que deux autres facteurs y ont contribué. Le premier tient aux personnalités scientifiques nommées par le ministère au sein de la section. Ces nominations sont censées permettre de rééquilibrer la composition de la section telle que sortie des urnes, notamment pour assurer une présence des « aires culturelles ». De fait, les nominations n’ont qu’un impact limité dans la mesure où elles renforcent en général numériquement les représentants de l’histoire de France ou de pays européens. Pour les « aires culturelles », on aboutit même à un effet pervers, car au lieu de nommer des historiens de l’Asie moderne et contemporaine, le ministère a souvent nommé des personnalités non-historiennes ou qui ne relevait pas de l’histoire moderne et contemporaine. Le second tient à la fermeture totale au plan intellectuel de la section 32 (Mondes anciens et médiévaux) qui, en dépit de l’affichage du mot « Asie » dans son champ géographique, ne recrute de fait jamais sur l’Asie, sinon dans une définition extrêmement étriquée, et concentre ses recrutements sur les terrains traditionnels de l’archéologie, de l’histoire ancienne et de l’histoire médiévale françaises, soit la France, le pourtour méditerranéen et quelques pays arabo-musulmans au Moyen-Orient.
Distribution par ville.
Il n’y a pas de grande surprise ici. On retrouve dans les lieux d’affectation des historiens relevant de la section 33 l’encéphalite qui caractérise la recherche en SHS au CNRS, avec une domination sans partage de Paris (82 %) et deux sites périphériques, Marseille (7 %) et Lyon (6 %). Bordeaux émerge encore un peu (2 %), les autres villes n’accueillant chacune qu’un seul chercheur de la section 33.
La situation en 2002 n’était pas très différente avec 81 % des chercheurs à Paris, 9 % à Marseille et 8 % à Lyon. En d’autres termes, aucune des politiques visant à favoriser les affectations dans des laboratoires en région n’a eu la moindre efficacité ou le moindre impact sur l’effet entonnoir de Paris. En particulier, la politique de déconcentration initiée en 1990, qui au niveau du CNRS a conduit à la création de laboratoires « Asie » en région n’a été suivie d’aucune mesure d’accompagnement au-delà de l’impulsion d’origine.
Distribution par unité.
La répartition des chercheurs par unité permet une lecture plus fine des recrutements par-delà les « aires culturelles », car les laboratoires ont le plus souvent un ancrage aréal plus précis. Au plan quantitatif, on remarque l’extraordinaire inégalité entre les 53 laboratoires dans lesquels sont affectés des chercheurs de la section 33 en 2022.
Notons d’emblée que cinq laboratoires réunissent à eux seuls plus du tiers (34 %) des chercheurs : Centre de recherches historiques (EHESS), Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (EHESS), Institut des Mondes Africains (EHESS, multi-tutelles), Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (EHESS), Institut d’histoire moderne et contemporaine (ENS-Paris 1). Le Centre de recherches historiques (CRH) [EHESS] vient en tête avec 20 chercheurs. En 2002, il en comptait 19, soit le même nombre. Cela tient vraisemblablement à une conjonction de facteurs : qualité du laboratoire, poids de l’EHESS, présence dans la section 33.
Deux laboratoires se distinguent par la vigueur des recrutements dont ils ont bénéficié, le Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques et le Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen. Le premier domaine est en effet un champ peu représenté à l’université, mais on peut se demander pourquoi des recrutements en si grand nombre ont été faits sur l’Empire ottoman et la Turquie au regard des besoins objectifs de recherche sur d’autres pays/zones. Les études slaves sont un domaine vivant, même si déclinant, à l’université, avec là aussi une situation comparable à l’histoire des Amériques (historiens dans des départements d’études slaves/russes). Il faisait sens de soutenir ces deux laboratoires dans le cadre des « aires culturelles », mais on peut considérer aussi qu’il y a eu à un biais marqué au niveau des recrutements.
À l’inverse, 19 laboratoires n’accueillent qu’un seul chercheur CNRS et 9 n’en accueillent que deux. On peut questionner la pertinence d’affectations aussi dispersées qui pèsent d’un poids mineur au regard de l’effectif des laboratoires concernés, notamment à la lumière de ce qui a été dit plus haut sur les recrutements d’historiens à l’université.
À des degrés divers, tous les laboratoires surlignés en bleu (clair/foncé) sont des laboratoires dont le domaine principal est l’histoire de France (ou ses extensions coloniales) et l’histoire de pays européens. On admettra que dans quelques cas particuliers, il peut y avoir une certaine diversité, mais les ancrages principaux restent bien ceux qui sont montrés ici.
L’Asie est représentée par cinq laboratoires, dont trois à Paris et deux en région (Marseille et Lyon). On constate que, quelle que soit la localisation, la plupart ont été les parents pauvres des recrutements. Un seul laboratoire, le Centre de Recherche sur les Civilisations de l’Asie orientale (C.R.C.A.O.), a bénéficié d’un nombre de recrutements plus substantiels (7). Or ce laboratoire accueille plutôt des chercheurs spécialistes d’histoire moderne, mais aussi ancienne ou même en archéologie recrutés en section 33. À l’inverse, les laboratoires qui se consacrent aux sciences sociales de l’Asie contemporaine n’ont reçu qu’un nombre faible de recrutements. Cela tient très clairement aux caractéristiques propres de la section 33 et à son ancrage orientaliste évoqué plus haut.
Une comparaison en termes de laboratoire entre 2002 et 2022 est plus difficile en raison de la différence d’effectif et du grand nombre d’unités en 2002 (forte dispersion). Toutefois, on note le recul fort de l’Institut d’histoire du temps présent et du Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud en nombre absolu de chercheurs. Pour les autres laboratoires en tête de liste, la hiérarchie est globalement inchangée, avec un nombre égal ou supérieur de chercheurs. On ne peut que relever la performance de ces laboratoires, dans un contexte de décroissance forte des effectifs de chercheurs de la section 33, dans leur capacité à avoir réussi à capter un flux régulier de chercheurs. Cette distribution favorable à un petit nombre de laboratoires s’est mécaniquement faite au détriment des autres laboratoires.
Distribution des chercheurs par tutelle.
L’EHESS est sans conteste l’institution dont l’interaction est la plus forte avec le CNRS au niveau de la recherche historique en histoire moderne et contemporaine. Cela reflète le poids spécifique de cette institution avec de très gros laboratoires en histoire, mais aussi le fait qu’elle joue un rôle essentiel dans le recrutement de spécialistes des « aires culturelles » et qu’elle rassemble de ce fait un grand nombre de laboratoires sur ces aires. On le note dans le tableau ci-dessous : l’EHESS compte 15 laboratoires EHESS/CNRS et 2 laboratoires en tutelles multiples.
Au total, 75 chercheurs sont affiliés aux UMR EHESS/CNRS et 13 autres aux UMR EHESS à tutelles multiples. Cela représente 46 % de tous les chercheurs de la section 33.
Distribution des laboratoires par tutelle.
Le rattachement des laboratoires d’histoire moderne et contemporaine à une seule institution, même s’ils se trouvent souvent en situation de multi-tutelle, explique largement la répartition des chercheurs présentée ci-dessous. Celle-ci est certainement biaisée par le fait qu’elle ne retient qu’une seule tutelle (principale). Ce travail pourra être complété par une présentation sous forme de réseau. Les « multi-tutelles » sont une caractéristique des laboratoires de recherche français que peu de collègues étrangers parviennent à comprendre.
Origine des chercheurs.
Les chercheurs recrutés en section 33 et actifs en 2022 ont été formés au niveau du doctorat principalement dans des établissements universitaires situés à Paris (75 %). Les autres villes représentées viennent très loin derrière, avec respectivement 8 diplômés de Marseille (4 %) et 3 de Lyon (2 %). On relèvera que dans le cas d’Aix-Marseille, il s’agit en totalité de thèses portant sur le monde arabo-musulman.
Le recrutement de chercheurs formés à l’étranger est limité. La plupart des chercheurs étrangers de la section 33 ont de fait été formés en France. On relève au total 20 docteurs issus d’institutions non françaises (11 %), dont trois chercheurs français formés à l’Institut européen de Florence, un chercheur français formé à Berlin et une chercheuse française formée au Royaume-Uni. Au total, on a donc un recrutement qui reste éminemment « national ». Cela s’explique aussi largement par le fait qu’en section 33 le français est la langue exclusive pour constituer son dossier et à l’audition.
En termes d’établissement universitaire, près des deux tiers des historiens ont été formés dans quatre institutions. L’EHESS tient incontestablement le haut du pavé avec 50 docteurs (32 %), suivie de Paris 1 avec 25 docteurs (16 %), Paris 4 avec 15 docteurs (10 %) et Paris 7 avec 14 docteurs (9 %). Pris ensemble, ces quatre établissements ont formé 68 % des chercheurs recrutés au CNRS en histoire moderne et contemporaine. En d’autres termes, les chances de recrutement des docteurs issus d’universités non parisiennes (11 %) sont négligeables. Soit il y a un écart réel dans la qualité des formations doctorales, y compris pour les universités qui ont une histoire ancienne de formation d’historiens (Lyon, Strasbourg, Marseille, Lille, etc.), qui serait de nature à expliquer largement le surnombre de diplômés d’universités parisiennes dans les recrutements en section 33. Soit l’argument d’un tel écart n’est pas soutenable, à moins de considérer que bon nombre de formations doctorales hors de Paris devraient être fermées, et il faut se poser la question de savoir ce qui contribue à un tel biais dans les recrutements.
Constats.
Quel bilan tirer de cette étude ? Le premier constat est purement quantitatif. La section 33 du CNRS a perdu 25 % de ses effectifs depuis 2002. Cela correspond à la simulation faite cette année-là pour déterminer la trajectoire démographique prévisible des historiens recrutés en 33 et ajuster les recrutements aux besoins des unités. La décroissance a pu être freinée dans les dernières années et l’effectif s’est stabilisé au niveau attendu en 2016 (187), mais l’INSHS n’en a pas tiré les conséquences en termes de priorités de recrutement. En d’autres termes, il n’y a pas eu, depuis 2002-2005, de travail comparable, à grande échelle, de manière continue et systématique, pour établir sur des données empiriques une analyse de l’évolution de la section 33 ou des autres sections de l’INSHS. En l’absence de tableau de bord, comment pouvait-on imaginer prendre la mesure des distorsions constatées ici ?
La section 33 a continué à recruter des historiens pour nourrir principalement les laboratoires « généralistes » (France et Europe). La comparaison 2002-2022 a permis d’établir que si le profil des historiens de la section 33 a changé, avec une ouverture plus nette vers l’histoire de pays européens voisins, cette évolution ne constitue pas une différentiation nette avec les recrutements faits dans les universités. À l’inverse, cette comparaison a montré l’impact très négatif que la persistance de recrutements orientés vers la France/Europe, dans un contexte de nombre de postes décroissant, sur les historiens spécialistes d’aires non européennes. Les spécialistes de l’Asie sont ceux qui ont le plus souffert de cet effet de ciseaux.
L’enjeu ici n’est pas neutre et requiert une mise en contexte avec l’état de la recherche historique dans l’université. Les départements d’histoire des universités françaises sont, pour le dire brutalement, gallo-centrés et au mieux pour certains européocentrés. Ce que ces expressions recouvrent, ce sont des recrutements d’historiens centrés sur la France et sur certains pays d’Europe. Lorsqu’on observe une extension à des aires non européennes, cela traduit souvent un prolongement de l’histoire nationale – histoire coloniale – qu’il s’agisse des Amériques pour l’histoire moderne ou de l’Afrique ou le Proche-Orient pour l’histoire contemporaine.
On peut admettre que les départements d’histoire des universités ont la vocation particulière de former à l’histoire nationale et européenne en priorité, en lien notamment avec la préparation des concours CAPES/Agrégation, même si un nombre décroissant d’étudiants s’inscrivent en histoire avec l’ambition de passer ces concours. En revanche, il est difficilement compréhensible, au regard des enjeux du monde contemporain et du poids des héritages historiques pour les citoyens d’aujourd’hui, que les départements d’histoire des universités restent aussi hermétiques aux autres régions du monde et fortement dépourvus de spécialistes des aires non européennes. [3] Les départements d’histoire forment depuis des décennies des générations d’étudiants français sans la moindre prise en compte des changements radicaux du rapport des forces qui s’est établi à l’échelle du monde. Le gouffre à cet égard est considérable avec les universités britanniques et abyssal avec les universités américaines.
La distribution actuelle des historiens de la section 33 montre que pour l’essentiel, la section recrute en majorité des historiens dont les spécialisations sont peu ou prou les mêmes que celles des historiens recrutés à l’université, alors même que l’université est absente de pratiquement toutes les aires non européennes. Par ailleurs, ces recrutements sont marqués par des distorsions marquées en faveur de la région parisienne et de certains laboratoires. Cette distribution affaiblit toute velléité de changer la donne à l’université et renforce l’isolement de celles et ceux qui se consacrent aux aires non européennes, notamment en région.
Les recrutements en histoire des aires non européennes restent insuffisants pour irriguer les unités de recherche de ces domaines. En 2022, il y a en tout et pour tout quatre historiens de l’Asie au sein de départements d’histoire à l’université (on exclut ici les institutions telles que EHESS, EPHE, Inalco), recrutés respectivement en 2017 (MCF, Paris 1), 2018 (MCF, Paris 4) et 2019 (MCF, Lyon 2). On peut y adjoindre deux professeurs recrutés en 2014 à Paris Cité et en 2020 à l’IEP de Lyon. À Aix-Marseille Université, le poste libéré par le départ à la retraite de son titulaire est en jachère pour la 4e année consécutive, remplacé par un ATER, sans perspective de recrutement. On peut donc dire sans hésitation que dans le champ de la recherche historique universitaire française, l’Asie est un désert. Dans ce contexte, l’INSHS aurait dû orienter fortement les recrutements vers les unités qui dépendent quasi exclusivement du CNRS pour renouveler et renforcer leurs forces. Cette étude montre qu’il y a une urgence absolue à corriger cette trajectoire, en particulier vers l’Asie contemporaine, sous peine de voir l’expertise française continuer de fondre.
Il ressort aussi de l’analyse des spécialistes de l’Asie en 2022 un biais anormal de recrutements faits pour des périodes ou des domaines (littérature, anthropologie) qui ne relèvent pas du champ de compétence de la section 33. Ce biais est particulièrement sensible pour l’histoire de la Chine contemporaine en voie de complet assèchement. Le dernier historien de cette période pour la Chine a été recruté en 2002, tandis qu’une historienne moderniste recrutée en 2001 s’est progressivement tournée vers l’histoire contemporaine. Au moment où la recherche sur l’histoire de la Chine contemporaine souffre d’une aporie sans précédent (désert des recrutements universitaires, désert des recrutements au CNRS) – où sont les Lucien Bianco, Marie-Claire Bergère, Alain Roux, Nora Wang, Marianne Bastid-Bruguière d’aujourd’hui ? – la section 33 a fondamentalement oublié un pan essentiel de la recherche sur la Chine. La grave insuffisance, voire l’absence de recrutements sur l’Asie n’est toutefois pas une caractéristique unique à la section 33. Elle est tout aussi patente dans les autres sections du Comité national (voir infra).
Ma conclusion finale porte sur la place de la recherche sur la Chine au CNRS. Dans les années 1990, on pouvait encore considérer la Chine comme un objet d’étude académique. Elle méritait certainement mieux que cela, mais on pouvait encore la reléguer au rang des pays émergents qui avaient besoin de se tourner vers l’Occident et vers la France pour apprendre les recettes du développement. En quoi avons-nous, en France, pris la mesure du changement qui a vu la Chine devenir non seulement un gigantesque marché (une illusion persistante), une méta-usine du monde (les délocalisations d’emploi ont envoyé un signal croissant) ou encore un vivier de talents recherchés par nos universités et nos entreprises, mais avant tout une puissance politique, économique, militaire et scientifique sans précédent. La Chine est dotée d’un gouvernement et d’un régime qui déroulent une stratégie de grande puissance face à laquelle nous sommes largement pris au dépourvu, faute de ressources en compétences, en expertise et en sources documentaires pour analyser les ressorts et les implications de cette transformation.
Un très récent rapport britannique pointe aussi un déficit au Royaume-Uni, alors que les universités britanniques ont depuis très longtemps développé une recherche active, notamment en histoire contemporaine (Bickers 2020). Néanmoins, au Royaume-Uni comme en France, le constat qui peut être fait est celui d’une stagnation complète, voire pour la France, d’un recul de l’expertise sur la Chine (Natzler 2022). En tout état de cause, il n’y a pas eu un développement à la hauteur des enjeux. La situation de la France est assurément plus critique. Pour une part, nous n’avons pas formé un nombre suffisant d’experts, notamment de chercheurs, sur la Chine contemporaine. Or même quand nous en avons formé, ils se retrouvent pour la plupart sans emploi, faute de recrutement à l’université ou au CNRS, ou sont contraints à l’expatriation. Combien de chercheurs professionnels sur la Chine en 1990, 2000 et aujourd’hui ? Quel que soit le domaine ou la discipline, la courbe est désespérément plate.
Que l’on songe par ailleurs au gouffre qui sépare l’expertise chinoise sur la France qui, en dehors de ses chercheurs, s’appuie entre autres sur les centaines de milliers de diplômés chinois qui ont étudié dans les universités françaises, séjourné longuement dans le pays, appris sa langue, interagi avec la société française, et le nombre de Français qui ont étudié en Chine, appris le chinois, séjourné longuement dans le pays et acquis une véritable pratique de la société chinoise. A-t-on pris la mesure du déficit qui n’est pas un enjeu purement intellectuel ou scientifique alors même que la Chine consacre une part considérable de son PIB à la recherche fondamentale, loin, très loin devant la France. C’est un enjeu stratégique. Or d’un côté les universités restent totalement aveugles à cette réalité dans leurs politiques de recrutement, d’autre part les institutions centrales (ministère de l’Enseignement supérieur) ont tout autant failli dans leur mission d’évaluation et de prospective de nos besoins d’expertise.
Là où l’Allemagne a décidé d’investir 24 millions d’euros (Global Times 2021) dans ses universités pour développer et accroître son expertise collective sur la Chine, la France a créé un European Institute for Chinese Studies (EURICS), initiative du Président Emmanuel Macron en 2018 pour renforcer l’expertise française et européenne sur la Chine. Qu’en est-il advenu ? Le financement initial s’est asséché et le ministère a demandé aux porteurs de projets de se lancer dans la soumission d’un projet dans le cadre ultra compétitif des PEPR, qui a été finalement rejeté. En d’autres termes, EURICS en soi ne pouvait guère avoir un impact majeur sur l’expertise française sur la Chine et sur la recherche universitaire sur la Chine. Mais avec la faillite complète d’un financement substantiel assuré, la recherche française se retrouve aussi peu dotée qu’au départ.
Dans ce contexte, on peut dire que le CNRS a lui aussi failli. L’organisme central de la recherche scientifique national aurait dû contribuer le plus à construire et à développer une expertise sur la Chine. Il n’a pas l’expertise à la hauteur des enjeux stratégiques, politiques, scientifiques et intellectuels que représente la Chine aujourd’hui. L’université de Californie, Berkeley aligne à elle seule 50 spécialistes de la Chine dans tous les domaines de la connaissance en SHS. En 2022, même si l’expertise Chine du CNRS s’appuie sur des laboratoires où s’activent des enseignants-chercheurs, le CNRS dispose en propre, à travers les chercheurs qu’il a recrutés, du niveau d’expertise sur la Chine contemporaine d’une université américaine de second niveau.
Coda. Chine : quand le CNRS s’éveillera.
L’analyse de la section 33 a montré à la fois les biais et les déficits sur les aires culturelles, notamment sur la Chine. Je n’y reviens pas ici. Qu’en est-il des autres sections de l’INSHS ? J’ai retenu les sections 32, 35, 36, 37, 38, 39 et 40. Je n’ai pas retenu la section 31 (Hommes et milieux : évolution, interactions) qui se prête peu à des travaux sur la « Chine », notamment contemporaine, et la section 34 (Sciences du langage), qui concerne avant tout la linguistique, même si elle compte des spécialistes de la langue chinoise. Commençons notre parcours à travers les sections !
Le tour des spécialistes de la Chine recrutés en section 32 (Mondes anciens et médiévaux) est très vite fait. Il n’y en a aucun. Peut-on sérieusement contester qu’on produit en France d’excellentes thèses sur la Chine ancienne, la Chine médiévale, et même en archéologie ? Aucun candidat n’a passé sous les fourches caudines de la section 32. Certains ont opté pour se présenter en section 33, où paradoxalement ils ont été recrutés.
En section 35 (Philosophie, littératures, arts), je n’ai identifié qu’un seul chercheur, venu par transfert (mathématiques) et non recrutement direct dans la section. La section 36 (Sociologie et sciences du droit) compte deux spécialistes du monde chinois, dont une seule travaille sur la Chine à proprement parler. Son recrutement date du début des années 1990 et elle sera très vite à l’âge de la retraite. Les travaux de la seconde portent en fait sur les questions de santé ou de discrimination des migrants asiatiques en France. La section 37 (Économie et gestion) ne compte qu’une seule spécialiste déclarée de la Chine. Il est vrai que les recrutements en section 37 ne prennent pas en considération les spécialités géographiques.
La section 38 (Anthropologie et étude comparative des sociétés contemporaines) est la plus riche en spécialistes de la Chine. Elle ne compte pas moins de sept chercheurs, dont trois ont été recrutés initialement en section 33. Il faut toutefois nuancer le constat. La plupart travaillent principalement sur des populations non-Han (Xinjiang, Tibet, Mongolie, Yunnan). On ne trouve pas vraiment d’anthropologue de la société contemporaine chinoise, rurale ou urbaine.
En section 39 (Espaces, territoires, sociétés), je n’ai pu identifier qu’une seule personne, spécialiste de l’espace chinois avant l’empire. En section 40 (Politique, pouvoir, organisation), on ne compte que deux personnes, dont une recrutée en 2015 (doctorat de 2006) et une, elle aussi proche de la retraite, spécialiste de la France, qui a fait une reconversion tardive sur la Chine.
La formule « Quand la Chine s’éveillera », attribuée à Napoléon et reprise à l’envi dans nombre de publications, s’applique en revanche plutôt bien à la situation du CNRS, notamment de l’INSHS, vis-à-vis de la Chine. L’état qui précède est peut-être imparfait, car, une fois encore, il n’y a aucun moyen, à travers les outils du CNRS, notamment ses annuaires, d’identifier les domaines d’expertise de ses chercheurs. Néanmoins, une grande familiarité personnelle avec la communauté française des spécialistes de la Chine et une mémoire longue des spécialistes désormais partis à la retraite permet de montrer l’appauvrissement graduel et le déficit de compétences sur la Chine du CNRS.