Toutes les grandes villes ne se ressemblent pas, comme en ont sans doute fait le constat ceux qui ont séjourné à Paris et à Tokyo par exemple. Pour autant, ces styles différents ne sont pas toujours faciles à saisir spécifiquement, tant interfèrent dans la comparaison des caractères plus ou moins liés à la subjectivité de l’observateur ou à la morphologie des villes, à l’architecture par exemple. C’est que les grandes agglomérations du Monde mélangent des éléments propres à l’urbanité en général avec des traits relevant de leurs contextes socioculturels respectifs. Il en résulte ainsi un objet souvent complexe, dont la description, si elle veut être efficace, doit trouver des angles d’attaque suffisamment simples et solides pour s’appliquer à tous les cas et les discriminer le plus sobrement possible.
La carte présentée ici poursuit cet objectif, et tente de distinguer des « styles urbains » dans l’ensemble des agglomérations morphologiques de plus de deux millions d’habitants (base Géopolis, tenue par François Moriconi-Ébrard), croisant pour cela deux caractères simples : la taille (population) et la densité (de population). Ces deux critères, au-delà de leur simplicité, ont une propriété de synthèse qui fait qu’ils en disent long sur les agglomérations qu’ils décrivent. En effet, si la taille permet de situer une ville dans son environnement urbain, en la combinant à la densité on intègre des paramètres socioculturels majeurs comme par exemple le « degré de liberté » spatial de l’individu dans la société.
Représentation.
Les choix graphiques, parce qu’ils conditionnent la lecture que l’on fait de la carte, doivent être explicités. Le principe de représentation des variables retenues est simple : plus la taille de la ville est importante, plus grand est le cercle qui la représente ; plus la ville est dense, plus foncée est la couleur de remplissage de ce même cercle. Afin que les petites villes voisines des plus grandes ne les masquent pas, la surface des cercles est proportionnelle non pas la population des villes mais à cette population élevée à la puissance 1,3. Concernant la discrétisation de la densité, elle suit les seuils observables de la distribution de la variable, retenant ainsi le nombre de 5 classes, ce qui est en outre un bon compromis en vue du niveau de discrimination des cas recherché, nécessairement simple mais suffisamment fin.
Observations.
Que voit-on sur la carte ? On peut faire trois observations assez simples, sans se référer à aucune connaissance extérieure à la carte, ces trois observations se fondant sur le fait qu’à trois échelles distinctes la répartition des couleurs sur la carte n’est pas aléatoire.
Tout d’abord, à l’échelle de la carte toute entière, il semble que les cercles soient en moyenne plus foncés vers la droite et moins foncés vers la gauche. Les termes « droite » et « gauche » sont utilisés ici pour ne pas introduire d’interprétation autre que géométrique dans l’analyse.
Toutefois, cette gradation peut être affinée, car à une échelle plus fine on peut distinguer de grandes zones assez homogènes spatialement (non morcelées) du point de vue de la couleur des cercles, du moins si la densité de villes permet de les regrouper graphiquement. Si l’on accepte à ce niveau d’introduire une interprétation géographique, on peut essayer de distinguer ces zones en les centrant par exemple sur un pays ou une région « canonique ». Ainsi, les plus cohérentes sont sans doute celles dominées par le carmin (autour de l’Inde), par le vermillon (autour de la Chine), et par les jaunes, d’or et pâle (autour des États-Unis). D’autres zones moins homogènes apparaissent : l’Europe, de l’orange au jaune pâle, l’Amérique latine, du vermillon au jaune pâle, de même que l’Afrique subsaharienne, le Moyen Orient et les confins orientaux de l’Europe, du carmin au jaune d’or. Il est bien évident qu’à ce stade de l’analyse, c’est-à-dire en se fondant uniquement sur ce que montre la carte, plusieurs découpages sont possibles à pertinence égale.
Enfin, au sein de ces grandes zones, une troisième logique scalaire apparaît, puisque d’une manière générale les petits cercles y sont plus clairs que les grands. Avec un peu d’audace, sans doute nécessaire à tout effort de généralisation, on peut faire remarquer que les ordres de grandeurs des tailles des villes d’un rang donné dans le système urbain de chaque zone sont comparables. Cela permet d’affirmer que, d’une manière générale, plus une agglomération morphologique est peuplée, plus elle est dense. Il y a toutefois plusieurs contre-exemples à cette affirmation, et c’est justement leur explication qui nécessite de passer au stade de l’interprétation de la carte.
Interprétations.
Que nous apprend la carte ? Compte tenu de ce que l’on sait déjà de la géographie du Monde et de celle des villes, que dit-elle de plus, ou même de mieux ? Principalement, cette carte est l’occasion d’interroger la pertinence de deux types de partitions du Monde : les « aires culturelles » académiques et le différentiel de développement souvent résumé au clivage « Nord/Sud ». Dans une certaine mesure, il est vrai que les zones que nous avons reconnues graphiquement se superposent aux grandes régions culturelles du Monde, et qui sont aussi celles qui servent entre autres choses à l’organisation de la recherche en sciences sociales. Bien que le vocabulaire en la matière soit toujours discutable, on peut ainsi assez clairement identifier les zones homogènes de la façon suivante :
L’Asie « méridionale, » du Pakistan à l’Indonésie, aux villes en moyenne très denses (le carmin de la carte) ;
2. L’Asie « sinisée » de la Mongolie à Singapour, aux villes en moyenne denses (le rouge de la carte) ;
3. L’Amérique du nord, aux villes peu denses (les jaunes de la carte).
Mais déjà, ces régions dont on perçoit assez bien le type culturel ne sont pas très précisément définies d’un point de vue spatial, en Asie du sud-est par exemple. Si l’on considère le cas de l’Europe, on doit faire le constat d’un spectre de densités relativement large, reprenant des oppositions et des modèles connus. Globalement, et à taille de ville égale, celles d’Europe occidentale et méridionale sont plus nettement denses que celles d’Europe « orientale » (à partir de la Ruhr) et septentrionale. Quant aux confins orientaux de l’Europe, on aurait plutôt tendance à les associer aux ensembles « asiatiques », ou bien à distinguer un « Moyen orient » plutôt dense, qui courrait entre Moscou et Addis-Abeba, et entre le Caire et Téhéran. Ce conflit entre découpage culturel classique et découpage selon le style urbain a au moins, dans le cas de l’Europe, le mérite de prouver que la « construction européenne », puisqu’elle a lieu, est avant tout un processus politique, et que les prétendues oppositions culturelles, voire « géographiques » (cf. l’article de Jacques Lévy, « Européens, cultivons notre géographie ! ») que l’on invoque ici et là pour l’orienter n’en ont pas été jusque-là les déterminants les plus forts ; reste à savoir s’ils doivent le devenir. En tout cas, l’argument d’une homogénéité nécessaire de l’Europe n’est pas le meilleur de ceux qui voudraient en limiter l’extension en deçà de la Turquie (par exemple).
Les cas de l’Amérique latine et de l’Afrique subsaharienne présentent une hétérogénéité d’une autre nature. Pour tout dire, ces deux ensembles régionaux n’existent pas sur la carte. Au mieux, on voit une Amérique hispanique, entre Mexico et Buenos Aires, aux villes un peu plus denses qu’en Europe, de laquelle est distinct un Brésil dont les densités urbaines se confondent avec celles de l’Amérique du nord. L’Afrique subsaharienne n’est quant à elle pas plus apparente. Tout au plus distingue-t-on une Afrique de l’ouest aux métropoles denses, et une Afrique méridionale aux agglomérations plutôt peu denses, voire très peu en Afrique du sud. Même si ce constat est fragile, vu le faible nombre d’agglomérations prises en compte et leur dispersion spatiale, on peut rapprocher cette partition de celle des anciens empires coloniaux de ce continent, mais d’autres facteurs doivent être invoqués pour expliquer les particularismes locaux.
Enfin, on rencontre également les limites de l’approche par les aires culturelles spatialement homogènes avec le cas de l’Australie, constituant un isolat de type « atlantique » au sud de l’Asie des fortes densités urbaines, quoiqu’elle fasse clairement partie de cette région du Monde sous de nombreux autres points (tourisme, commerce, flux migratoires…).
L’opposition Nord/Sud est l’autre partition du Monde que l’on peut confronter à cette carte. C’est en effet un facteur du type de celui du développement qui peut rendre compte de la distinction des villes australiennes en Asie, outre, bien entendu, son héritage culturel colonial. Mais les deux paramètres sont dans ce cas liés. Ainsi, la carte ne s’oppose pas globalement à une lecture en termes de développement. Au contraire, il est sans doute plus productif de voir dans quelle mesure elle la conforte, ce qui revient à s’en servir pour préciser le concept de développement, au-delà des indicateurs macroéconomiques institués, ou plus simplement des idées reçues sur la question. En effet, si l’on tient pour vrai que les villes des pays développés sont moins denses que celles des pays en développement, et si l’on caractérise ainsi le niveau de développement des pays, on retrouve globalement une carte du développement au sens « classique » dans le Monde. Mais dans ce cas, que faire des villes japonaises remarquablement denses, et en particulier de Tokyo ? Personne ne niera que le Japon est un pays développé, et même trop selon certains auteurs, souvent écologistes. À l’inverse, les faibles densités des villes brésiliennes en feraient un pays très développé, au moins autant que les États-Unis, ce qui est sans doute un peu exagéré (mais la distorsion de cette hypothèse par rapport à l’idée que l’on peut se faire par ailleurs du niveau de développement du Brésil n’est, il me semble, pas si importante que dans le cas du Japon…). L’exemple de Bangkok est également intéressant, puisqu’il s’agit d’une ville asiatique bien moins dense que le laisserait deviner son environnement. Enfin, Moscou pourrait quant à elle passer pour une ville chinoise, avec laquelle elle n’aurait que bien peu de points communs culturels, mais la forte densité qui la caractérise est en rapport avec l’héritage soviétique et le statut de l’individu que supposait le régime communiste.
De ces observations, on peut conclure que le niveau de développement, outre sa composante d’ordre économique, doit aussi prendre en compte la place de l’individualité dans la société, l’espace de l’individu, nous parlions plus haut de « degré de liberté spatial » de l’individu. Certes, chacun, dans les sociétés développées dispose de plus d’espace individuel. Mais cette dédensification urbaine ne peut être considérée comme un principe unique, et il faut sans doute plutôt prendre l’espace individuel au sens fort du mot « espace ». C’est ainsi que des facteurs d’ordre culturel viennent moduler la structure de l’espace individuel, soit survalorisant le territoire dans les cas analogues de la suburbanisation américaine et de la péri-urbanisation européenne, toutes deux plutôt monotopiques (un seul lieu), soit privilégiant le réseau, polytopique, au Japon peut-être. C’est là encore la preuve que l’espace (individuel) ne vaut pas l’étendue (individuelle).
Modélisation.
Qu’est-ce que cette carte nous permet de comprendre de la « logique des villes » ? Pour répondre à cette question, on peut tenter de modéliser la densité des grandes agglomérations du Monde en fonction des clés de lecture que nous venons de proposer : développement, aires culturelles, taille. Autrement dit, à supposer que l’on ne connaisse pas la densité d’une des agglomérations du Monde de plus de deux millions d’habitants, peut-on la déduire ? ou du moins son ordre de grandeur ? de son positionnement par rapport à ces trois critères ?
Le niveau de développement permet en première instance de borner d’un seul côté la densité d’une ville, n’excluant au mieux que l’une ou l’autre des deux classes extrêmes. Ainsi, l’essentiel des pays dits développés ne connaît pas de densités urbaines supérieures à 7000 hab./km2, et l’essentiel des pays dits en développement ne connaît pas de densités urbaines inférieures à 1500 hab./km2. Ce premier critère indique donc plutôt une tendance, mais reste largement insuffisant pour se faire une idée juste de la densité d’une ville, en particulier pour les cas où le niveau de développement est difficile à établir catégoriquement, en particulier du fait d’un fort écart de développement au sein des pays considérés, comme au Brésil par exemple. En revanche, l’approche par le développement n’est pas assortie par définition d’une contrainte de continuité territoriale, au contraire des aires culturelles, dont la discontinuité n’est possible que marginalement, voire contradictoirement, dans le cadre de la colonisation ou des diasporas.
Le second critère, celui des aires culturelles, s’il impose donc la continuité territoriale, est peut-être plus facilement applicable, du moins si l’on ne rentre pas trop dans les détails, et si l’on retient un certain nombre de traits culturels habituellement considérés comme structurants (comme la religion par exemple). Toutefois, on ne voit pas pourquoi s’interdire, dans notre optique de modélisation, d’adopter plutôt des « aires de culture urbaine », modulant les aires culturelles classiques par celles qui apparaissent sur la carte. Quoique les choix effectués à ce stade soient toujours discutables, 6 zones sont assez simples à définir et à retenir, qui peuvent servir de critères de différenciation des niveaux moyens de densité dans notre modèle :
1. L’Asie du sud, du Caire à Djakarta, en passant par l’Inde. La densité de la quasi-totalité des villes est supérieure à 2500 hab./km2, et pour la majorité supérieure à 7000 hab./km2.
2. L’Asie du nord, d’Athènes et Moscou à Tokyo et Manille, en passant par la Chine. Un cran en dessous de la zone précédente, il n’y a pas de densités extrêmement élevées (supérieures à 7000 hab./km2) ; les densités extrêmement basses (moins de 1500 hab./km2) ne se rencontrent que très rarement et uniquement dans les plus petites villes.
3. L’Amérique hispanique, de Mexico et La Havane à Buenos Aires, un peu plus large que l’Amérique des cordillères. En moyenne un peu moins dense que l’Asie du nord, et aussi moins différenciée, les densités évoluant principalement entre 2500 à 7000 hab./km2.
4. L’Europe à l’ouest d’une ligne Saint Petersbourg-Athènes et le Maghreb (et si l’on veut bien le Canada « oriental »), aux densités urbaines moyennes (de 2500 hab./km2 à 3500 hab./km2), mais aussi parfois basses et très basses en Europe orientale.
5. L’Amérique du nord (hors Canada évoqué) et le Brésil, peu dense, et très peu pour les villes de second rang.
6. L’Afrique est difficile à traiter autrement qu’en la coupant en deux comme on l’a déjà fait, du moins si l’on veut la considérer en tant que telle ; mais rien n’y oblige a priori. Au vu des cas particuliers et du faible nombre de villes, on peut soit retenir chacun d’eux, soit opposer grossièrement l’ouest dense du continent au sud peu dense, voire très peu.
Un troisième critère peut dès lors être appliqué pour « prévoir » la densité d’une ville choisie : sa taille, ou plus précisément son rang dans la hiérarchie urbaine d’une des régions considérées. La règle générale est ainsi que les villes de la tête de la hiérarchie sont celles où l’on rencontre les plus fortes densités, et inversement. Cette règle de déduction s’applique de manière plus ou moins stricte. Elle est particulièrement bien respectée en Asie du nord, en Amérique du nord et au Brésil. Elle est moins pertinente en Europe, dans l’Amérique hispanique, ou encore en Inde (stricto sensu).
L’addition de trois critères que nous venons de détailler permet ainsi d’avoir une idée de la densité de chacune des grandes agglomérations du Monde. Cependant, il est clair qu’un tel modèle est dépendant des variables sur lesquelles il s’appuie, et que dans certains cas il est nécessaire de faire intervenir d’autres critères pour bien comprendre le style urbain auquel on a à faire. C’est par exemple le cas de l’agglomération de New York, qui, dans sa définition morphologique, s’étend considérablement (jusqu’à Philadelphie), augmentant un peu artificiellement la part relative de zones de forte densité au-delà de leur « poids fonctionnel ». Elle « se retrouve » ainsi moins dense que Los Angeles, ce qui peut laisser dubitatif, mais qui rappelle aussi que ces villes ne peuvent se résumer à leur cbd, ou à leur image. Il faut alors bien convenir que ce résultat contre-intuitif est le prix à payer pour avoir une définition unifiée des villes au plan mondial, et donc pouvoir les comparer sérieusement.
En conclusion, nous pouvons retenir de l’analyse que l’étude géographique du Monde en tant qu’objet, si elle vise à éviter son immédiate subdivision, et donc la négation de son objet, peut atteindre son objectif en commençant par montrer combien peut être variable cette subdivision. En multipliant les découpages du Monde, on dévalue certes la classique division en aires culturelles, mais ce faisant on montre surtout la complexité de l’objet Monde, ce qui est une façon de démontrer la pertinence de sa prise en compte en tant que tel. La carte présentée ici montre que l’archipel des grandes villes, s’il est structuré par la fonction urbaine, réputée universelle, n’en est pas moins marqué par des différentiations majeures, des styles urbains, révélant des cultures urbaines. Les ensembles ainsi définis ne se calquent pas entièrement sur les découpages classiques, et dans un contexte d’urbanisation croissante de la planète ils sont probablement bien plus pertinents par rapport à nombre de problèmes contemporains. C’est dans ce sens que cette carte est un désaveu supplémentaire de l’idéologie du « choc des civilisations », regrettablement en vogue en ces temps de guerre (cf. l’article de René Dagorn « Huntington ou la culture de l’ennemi », compte rendu du livre de Marc Crépon L’imposture du chocs des civilisations, ainsi que sur le site de l’iufm d’Aix-Marseille, l’article « Quel modèle pour comprendre le monde en classe de 5e ? »), mais qui outre ses faiblesses épistémologiques et méthodologiques ne résiste pas à l’épreuve des faits, y compris du fait urbain.