Vincent l’attrape et tombe avec elle sur le sol. Elle le regarde, les yeux grands ouverts, attendant une pénétration à laquelle elle s’est décidée à ne pas résister. Elle écarte les jambes. Ferme les yeux. Tourne la tête légèrement de côté. La pénétration n’a pas eu lieu. Elle n’a pas eu lieu car le membre de Vincent est petit comme une fraise des bois fanée, comme le dé à coudre d’une arrière-grand-mère… Si son membre agissait de la sorte dans l’intimité de son appartement, il ne lui pardonnerait jamais. Mais ici, il est prêt à considérer sa réaction comme raisonnable et même plutôt décente. Il décide donc de prendre les choses telles qu’elles sont et se met à simuler le coït. Julie non plus n’est ni vexée ni frustrée. Sentir les mouvements de Vincent sur son corps et ne rien sentir au-dedans lui paraît étrange mais, somme toute, acceptable et elle répond aux battements de son amant par ses propres mouvements… Le halètement de Vincent s’accélère et s’amplifie ; il grogne et beugle tandis que Julie émet des gémissements et des sanglots, en partie parce que le corps mouillé de Vincent lui fait mal en retombant sans cesse sur elle, en partie parce qu’elle veut ainsi répliquer à ses rugissements.
Milan Kundera, La lenteur.
L’injonction à faire plus et plus vite, qui anime la modernité tardive, semble si insidieuse que même ses critiques ne parviennent à s’en extraire. Dans son dernier livre traduit en français, le Professeur Rosa lui fait face mais, ce faisant, continue pour ainsi dire à courir, à reculons. Malgré cette tension entre le messager et son message, le livre offre de nombreuses prises à la compréhension, sinon au dépassement de notre perte d’emprise sur nos vies individuelle et collectives, qui ronge à la racine la promesse de modernité. D’un abord trop léger, le propos se complexifie assez rapidement et finit par offrir deux apports. Le premier est dans l’amorce d’une pensée de l’émancipation de l’individu construit dans le sillon de la Théorie critique, mais contournant les écueils identitaires du concept d’aliénation. L’autre, majeur, se trouve dans l’introduction du concept de désynchronisation.
Je propose ici une critique de son ouvrage centrée sur la position de l’énonciateur, pour relever, dans un second temps, ses apports théoriques.
Le contenant et le contenu, ou le paradoxe de la critique.
Il n’est pas habituel de s’épancher sur le contenant d’un propos théorique mais, durant cette lecture-ci, j’ai éprouvé un malaise induit par l’insistance avec laquelle la critique de Hartmut Rosa ronge sur son propre emballage, sans que cette relation autophage ne soit désamorcée par son explicitation ou mieux encore par l’ironie.
Cela commence — bien qu’anecdotiquement — avec la couverture. Le fond de l’image est conçu à la manière d’un mandala, en spirale complexe évoquant le vertige du temps. Le texte du titre se répète trois fois, dont deux fois avec les marges rognées, comme s’il défilait sur la surface d’un écran tactile. Il invite à faire glisser avec le doigt, accélérer l’image, tourner les pages du livre, vite [1]. L’injonction subliminale dont procède ce graphisme est lui-même vecteur de l’accélération du monde et de sa perception, et pourrait servir d’exemple au propos de Hartmut Rosa. Il s’agit sans doute d’une mise en abîme volontaire, mais le vrai problème du contenant surgit sous la couverture ; d’abord si l’on considère la raison d’être du livre.
Aliénation et accélération (156 pages) se situe dans le sillage d’Accélération (474 pages) [2], ouvrage du même auteur, « dont il reprend ici le cœur du propos de manière synthétique » (3e de couverture). La première version, en d’autres mots, était trop longue. Elle ne permettait pas une lecture rapide qui aurait incité plus de lecteurs à en prendre connaissance et accéléré la diffusion de ses idées. L’auteur prend sur soi l’injonction à la rapidité, en formulant son propos en moins de mots. C’est à ce prix seulement qu’il en délivre le lecteur qui aurait, sinon, dû lire trois fois plus vite pour prendre connaissance de ses idées. J’ai moi-même choisi la version courte, que j’ai donc pu lire plus lentement. Comme on le voit, la vitesse et la lenteur sont profondément enchevêtrées, ce que Hartmut Rosa ne manque pas, d’ailleurs, de relever dans son texte. Mais son œil critique évite de se poser sur sa propre pratique intellectuelle. Dans la bibliographie, parmi les aspects gênants, ses ouvrages n’apparaissent pas moins de douze fois sur un total de quatre-vingt-neuf citations. N’y a-t-il pas, dans cette démonstration de prolixité, et dans cette figure autoréférentielle, une marque profonde de l’injonction « publish or perish », qu’il identifie lui-même comme un exemple de l’aliénation du penseur dans la temporalité accélérée de la production (p. 74) ?
Le paradoxe de la critique, quelle qu’elle soit, est cependant plus profond, et absout en partie son auteur. Critiquer l’accélération demande à se mettre à son rythme, ne serait-ce que pour trouver l’occasion de prendre la parole. Si l’on veut, en plus, que cette critique suscite une action sociale, que les camarades lecteurs prennent conscience de leur aliénation temporelle et qu’ils s’en émancipent, diffuser ses idées plus vite que le temps social qui les happe est primordial. Hartmut Rosa, dit rapidement, subit le sort de n’importe quel organisateur de l’action révolutionnaire spontanée [3].
La traduction et le langage du philosophe.
Avant d’aller plus loin, quelques mots sur les langues s’imposent, d’abord parce qu’un ouvrage de philosophie traduit est aussi celui de son traducteur. En l’occurrence de Thomas Chaumont, à qui nous devons également la traduction d’Une histoire compacte de l’infini, livre de vulgarisation mathématique de David F. Wallace (2010). Le présent livre est son adaptation française de Alienation and Acceleration : Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality (2010). Il est intéressant de noter que les deux ouvrages visent à rassembler ce qui se disperse par nature : l’accélération et l’infini.
La qualité de la traduction de Thomas Chaumont est excellente dans la mesure où il s’efface derrière le propos, sans que le souci de fidélité n’entraîne de formulations étranges. Le texte semble avoir été écrit en français dans sa version originale. Son style est neutre, factuel. Peut-être trop, mais cela n’est pas à la charge du traducteur, car le texte d’origine relève lui-même d’une forme de traduction : contrairement à Beschleunigung (la version longue évoquée plus haut), Acceleration n’a pas été composé en allemand, langue maternelle de l’auteur, mais en anglais. Le choix s’inscrit une nouvelle fois dans une volonté palpable de diffuser au plus grand nombre, au même titre que le niveau de langage, volontairement peu technique mais parfois tellement peu, surtout en première partie, qu’on a l’impression de tenir dans ses mains un livre de développement personnel. Des exemples structurés en grappes éclectiques participent de cette impression. L’auteur lui-même le sent :
tout ce que nous voyons est un ensemble de phénomènes d’accélération qui ne sont peut-être pas en rapport les uns avec les autres, par exemple dans le sport, dans la mode, dans le montage vidéo, dans les transports, dans l’enchaînement des emplois, ainsi que quelques phénomènes de décélération ou sclérose sociales. (p. 16)
À cela s’ajoutent parfois des graphiques à la fois faussement formels et inutiles, comme la figure 1 (p. 28), dont la droite diagonale reliant t1 et t2 — dates plutôt vagues [4] — se laisse avantageusement résumer en deux mots : tout s’accélère. Une nouvelle fois, il s’agit d’un problème de forme, pas de fond. On s’interroge simplement sur qui est le public cible dont l’auteur présume si peu.
La qualité du propos augmente sensiblement à partir de la deuxième partie (p. 67), mais le langage laisse le lecteur sur un état de fait. Son écriture est impatiente ; elle se contente de transmettre l’information sans transmettre aussi les tensions profondes qui l’animent. Pour cela il aurait fallu recourir à des figures de style — la métaphore, le sous-entendu explicite, l’ironie, la contradiction assumée — seules en mesure de porter le paradoxe inhérent à la posture critique du discours. Il aurait pu, de cette manière, jouer du paradoxe évoqué plus haut, au lieu de le subir.
Les 462 dialectes de l’Inde, la vitesse du changement social, et l’angoisse du temps mort.
Une dernière critique globalement négative doit être adressée à la teneur scientifique du contenu lui-même. Le postulat central du livre est qu’une majorité de réalités sociales (s’)accélèrent. Il demande une vérification empirique. Or, le problème qu’une telle vérification pose a été bien formulé par Douglas Hofstadter : il est étrange de dire qu’il y a précisément 17 langues en Inde et 462 dialectes, alors que les frontières démarquant « langues » et « dialectes » singuliers sont si floues (Hofstadter 1999, p. 56). Le défi de mesurer l’accélération sociale est comparable au défi d’un tel décompte, ou à celui que propose le philosophe analytique David Wiggins (1980), qui consiste à compter « tout ce qu’il y a » dans un bureau. Nulle part dans son livre, Hartmut Rosa ne parvient à vraiment définir un universel sortal [5] permettant d’isoler les événements individuels dans le cours de l’Histoire, de pouvoir ainsi en faire le décompte, et de dire enfin qu’il y en a davantage par unité de temps aujourd’hui qu’il n’y en avait dans le passé. La même chose vaut pour les étapes de vie des individus, pour « le nombre d’épisodes d’action ou d’expérience par unité de temps » (p. 25), ou pour le nombre d’activités simultanées d’un homme (p. 28). L’auteur donne bien quelques exemples de l’« accélération technique », comme la vitesse des transports ou des processeurs informatiques (p. 18-20).
Pour ce qui est de l’accélération du changement social, il propose de la mesurer comme « la durée pendant laquelle l’espace d’expérience et l’horizon d’attente coïncident » (p. 21) : elle serait « définie par une augmentation de la vitesse de déclin de la fiabilité des expériences et des attentes et par la compression des durées définies comme le “présent” » (p. 22). Ces durées, à leur tour, sont mesurées par celle de la validité des numéros de téléphone et adresses de connaissances, de popularité des stars et des politiciens, d’emplois et de relations (ibid.), de vêtements portés (p. 31)… Il y a là l’amorce d’une mesure, mais tous les exemples se rapportent à un set de champs d’expérience subjectifs potentiellement infini — bien qu’arbitrairement circonscrit — déployé à partir d’une subjectivité indéterminée. Qui, de l’homme occidental en général, ou du chercheur en philosophie, est le sujet ? Quel principe lie ces champs d’expérience dans une ontologie commune ? Ne peut-on aisément trouver un même nombre de réalités subjectives qui n’accélèrent pas, voire qui décélèrent par un effet de vases communicants ? L’auteur lui-même en donne d’ailleurs (p. 44-52), et il faut bien soulever que son propos ne manque en rien de nuances. Mais son effort de donner la mesure d’une balance globale des accélérations et des décélérations sociales reste de l’ordre de la déclaration de principes (p. 53-56).
En outre, l’accent mis sur l’accélération subjective est légitime, oui, mais ce qui s’annonce comme une critique objective de cette notion devient dès lors une critique de la perception du temps [6]. Une ombre tombe sur l’ensemble du propos et s’ajoute à l’impression produite par le langage. Vu sous l’angle de la subjectivité, il est transi d’angoisse face au temps mort, investi dans une activité dépourvue de sens aux yeux du sujet.
« J’ai allumé cet ordinateur aujourd’hui parce que je voulais écrire ce livre sur l’aliénation », écrit Hartmut Rosa en se prêtant au rôle du sujet, « […] cependant avant de commencer à écrire, j’ai surfé rapidement sur quelques-uns des sites Web que je consulte habituellement […] à l’étape suivante, les choses ont vraiment empiré : j’ai consulté mon compte de courrier électronique. À partir de là, pendant les quatre-vingt-dix minutes environ qui ont suivi, j’ai clairement fait des choses que je ne voulais pas vraiment faire » (p. 123-124).
Mais ici — se dit le lecteur en aparté — son absence de plaisir à surfer sur l’Internet ne vient pas du fait que cela soit en soi aliénant. L’auteur le perçoit plutôt ainsi parce que cette activité prend la place d’une autre. Ce qui génère le sentiment d’aliénation, en somme, c’est la volonté inassouvie de produire un livre. Ou, pour tourner la chose autrement, le besoin de produire du sens est une aliènation du plaisir de surfer.
Plus sérieusement, on se demandera qui (et de qui) sont « les rêves, les buts, les désirs et les plans de vie individuels… utilisés pour alimenter la machine de l’accélération » (p. 110).
La troisième École de Francfort et les apports à la Théorie critique.
Mais passons enfin aux apports centraux. Le livre s’inscrit dans une collection de La Découverte dirigée par Olivier Voirol (Université de Lausanne), intitulée Théorie critique et contenant à ce jour quatre autres ouvrages : la version longue du présent livre (Rosa 2010), et les ouvrages de trois autres auteurs : Axel Honneth (2008), Siegfried Kracauer (2008) et Franck Fischbach (2009). Tous sont les protagonistes de la troisième École de Francfort, à l’exception de Kracauer, rattaché à la première école.
Une première génération de la Théorie critique se déploie à l’Institut de Recheche Sociale de Francfort-sur-le-Main dans les années 1960, et se penche sur l’économie, le développement de l’individu et la culture à partir d’une double perspective marxiste et psychanalytique. Elle critique la chosification des individus et des rapports sociaux sous l’égide de la raison instrumentale propre au « capitalisme tardif » ou dans ce que l’auteur appelle la « modernité tardive ». Elle cherche aussi à proposer des modèles d’émancipation. Parmi ses protagonistes : Theodor Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse, Walter Benjamin ou Erich Fromm. Une deuxième génération de critiques, composée d’élèves de la première, et représentée notamment par Jürgen Habermas, se penche sur le rôle des médias et de la communication. La troisième génération, qui s’exprime en français ou en traduction française dans la collection d’Olivier Voirol, introduit notamment la question de la reconnaissance sociale. Axel Honneth est fréquemment cité comme figure de proue.
Hartmut Rosa s’inscrit avec succès dans cette tradition, d’abord en articulant lui aussi la philosophie à la sociologie des réalités contemporaines. Il en reprend également le propos central, pour qui l’homme actuel serait face à une trahison auto-infligée du projet de la modernité. En se libérant des structures sociales figées, il se serait lancé dans une compétition dépourvue de règles fixes, créant un monde toujours plus aliénant (p. 34-38). Hartmut Rosa rétablit ici le concept d’« aliénation » de Marx adopté par la première génération, abandonné cependant dès la seconde pour cause de sa composante identitaire. Son souhait est de se libérer de cette composante, justement en articulant la notion à celle du temps social et de son accélération. Selon lui, c’est d’abord l’accélération elle-même qui s’aliène en s’enfermant dans l’« inertie polaire » décrite par Paul Virilio (p. 51). Pour peu que l’on admette que la société s’accélère, elle le fait surtout dans l’objectif de garder un impossible contrôle sur soi-même, c’est-à-dire de rester sur place. Elle et ses individus s’aliènent dans le processus.
La société moderne n’est pas régulée et coordonnée par des règles normatives explicites, mais par la force normative silencieuse de normes temporelles qui se présentent sous la forme de délais, de calendriers et de limites temporelles. En outre, les forces de l’accélération, bien qu’elles soient non articulées et complètement dépolitisées, au point de sembler être des données naturelles, exercent une pression uniforme sur les sujets modernes qui revient en quelque sorte à un totalitarisme de l’accélération. (p. 59-60)
Cet aspect totalitaire du temps social est traité davantage dans le chapitre 9 (p. 84-86). Dans ce point fécond de la critique, hélas, il y a d’emblée une faille, car la question de l’identité revient en se glissant subrepticement dans le propos. L’auteur avance ainsi que la nouvelle situation fait émerger de « nouvelles formes d’identité situationnelle flexibles qui acceptent le caractère temporaire de toutes les définitions autonomes…, et ne tentent plus de suivre un plan de vie, mais se mettent à “surfer sur les vagues” » (p. 61). « Les gens racontent leur vie comme une série d’épisodes non reliés entre eux… au lieu de produire un récit de croissance, de maturité et de progrès » (p. 62). Il est difficile de se départir de l’impression d’un jugement de valeur sur ce fait, somme toute neutre si on l’admet. La pensée de Hartmut Rosa charrie un résidu de regret des grands récits, hérité du cœur même de la théorie critique : « Nous ne pouvons fonctionner en tant qu’acteurs humains que si nous avons une idée de là où nous devons aller et de ce qui constitue une vie bonne et riche de sens » (p. 69). L’aspect aliénant de l’accélération consisterait dans ce sens à produire des images de la vie bonne que les gens « ne peuvent qu’échouer à atteindre » (ibid.). L’aliénation, en somme, aurait à sa source des images fausses et la vieille notion de vérité existentielle de faire son retour aux côtés de l’identité. L’authenticité, enfin, surgit au détour de la page (p. 70).
Toutes ces notions sont heureusement désamorcées, en partie en prenant appui sur les développements de Habermas (p. 73-77) et de Honneth (p. 78-83). Elles demeurent certes tapies là, soit en tant que formes légitimes du discours communicationnel [7], soit dans une fixité rêvée des situations de reconnaissance sociale. En parlant de cette reconnaissance, notamment, l’auteur ne critique pas les conditions intersubjectives de la réalisation de soi en général, mais leur impermanence. À cet égard, je dirais qu’il est évident que le degré de civilité d’une société se mesure à sa disposition à prendre soin de ses membres les plus faibles. Il est inadmissible que ceux qui ne peuvent plus participer à la production de ressources soient laissés à leur sort, comme cela arrive aujourd’hui en Grèce ou en Italie. Mais notre devoir à leur égard n’est pas conditionné par leur mérite, par leur statut ou par les titres de noblesse qu’ils ont acquis au cours de leur vie « active ». Ce devoir se mesure à l’ampleur de leurs besoins et à la possibilité indiscutable que nous avons de les couvrir. Le temps ne le modifie pas : il est permanent. Regretter le caractère définitif de la reconnaissance sociale de l’accomplissement, comme le fait Hartmut Rosa, revient aussi à remettre en question cette logique fondamentale de la société. Il me paraît en fait plutôt normal que la réussite sociale, obtenue au cours de la vie d’un individu, ne décharge pas ce dernier, ni de ses devoirs civiques à l’égard de ses prochains, ni des attentes suscitées par ses compétences, et associées, en outre, à la position qui lui est octroyée.
La mobilisation de la pensée de Habermas et Honneth demeure cependant féconde, car elle permet à l’auteur d’atteindre le point culminant de son propos. Il fait cela en mettant au centre la question de la possibilité d’action autonome de tous les acteurs humains [8]. Comme il le montre, ce pouvoir est dessaisi à cause d’un décalage entre les rythmes de l’action sociale et les rythmes de la délibération politique. « Les horizons et modèles temporels de la formation de la volonté démocratique délibérative et des sphères technologiques, scientifiques, économiques et culturelles divergent dans des directions opposées » (p. 75).
L’éthique au temps de la désynchronisation.
La notion de désynchronisation est pleinement déployée dans le chapitre 11 (pp. 93-99) et offre à mon sens une véritable issue du piège identitaire de la critique de l’aliénation, tout en asseyant la pertinence du concept. L’auteur lui-même désigne cette direction de sa pensée comme une « critique fonctionnaliste » (p. 93) de l’accélération, qu’il démarque de sa critique normative (pp. 100-105) et éthique (pp. 106-135).
Hartmut Rosa commence par relever l’existence de rythmes d’évolution divers, dont une bonne partie se trouve en décalage radical par rapport à toute forme d’accélération sociale. Ainsi, les rythmes biologiques de la croissance et du dépérissement des corps, les rythmes du sommeil, les rythmes géomorphologiques, géologiques et climatiques. En ce qui concerne le rapport entre la société humaine et cette altérité naturelle,
nous épuisons les ressources naturelles, comme le pétrole et les sols, à des rythmes bien supérieurs aux vitesses de leur renouvellement, et nous nous débarrassons de nos déchets toxiques à un tempo beaucoup trop élevé pour que la nature puisse les traiter. (p. 94)
En outre, même pour la gamme de phénomènes qui accélèrent effectivement, il est évident que leurs capacités à l’accélération sont de degrés différents. Il en résulte d’inévitables frictions et tensions sur la frontière séparant les institutions, pratiques ou processus qui sont rapides de celles et ceux qui sont lents. (p. 93)
Et là se situe aussi le problème politique car
si nous voulons être des sociétés fondamentalement démocratiques, ceci signifie que la politique régule les cadres et les grandes orientations au sein desquels opèrent la science, la technologie et l’économie. Cela requiert néanmoins un ancrage très particulier de la “politique dans le temps”, c’est-à-dire que cela se fonde sur l’hypothèse que la prise de décision politique et l’évolution sociale sont, ou au moins peuvent être, synchronisées… dans les conditions de la modernité tardive, ces processus demandent encore davantage de temps, étant donné que les sociétés deviennent davantage pluralistes et moins conventionnelles. (p. 96)
Les conditions de l’effondrement, non seulement de la démocratie moderne mais aussi du rapport entre les sociétés et leur environnement, sont réunies lorsque chaque processus et action ne s’inscrit plus que dans un temps propre à son rythme d’évolution. Les multiples réalités deviennent ainsi étrangères les unes aux autres : voilà l’essence de l’aliénation et son lien à l’accélération sociale. Elle ne repose sur aucune forme d’authenticité métaphysique, ou autre valeur externaliste.
La démocratie elle-même n’est pas posée comme un but en soi. Dans les chapitres suivants, Hartmut Rosa la présente bien comme un moyen social adopté par une pluralité d’individus. Son avantage concret est qu’elle permet à chacun de construire un rapport au monde qui relève de l’agir plutôt que du subir, du choix plutôt que de l’obligation, en bref de l’autonomie individuelle, qui fonde le projet de la modernité.
C’est la promesse que la forme prise par nos vies sera le résultat de nos convictions et aspirations culturelles, philosophiques, écologiques et religieuses, et non pas de pressions naturelles, sociales ou économiques “aveugles”. (p. 110)
Cette promesse est trahie dès lors que le système libéral, façonné pour lui permettre de se déployer, confine l’homme au croisement de processus hétéronomes dont il subit le rythme. « La promesse de l’autonomie politique, de modeler la société au-delà de la nécessité économique, devient, dans un tel cadre, un vague spectre » (p. 112). L’humain est amené à faire volontairement ce qu’il ne veut pas faire (p. 113). La raison en est que son action s’inscrit dans une temporalité étrangère à son désir, ce que Hartmut Rosa ne relève pas, alors sa propre théorie permet de l’entrevoir. On regrette qu’il laisse trop vite de côté son concept de désynchronisation.
Dans le dernier chapitre, nous replongeons quelque peu dans les figures de l’authenticité perdue : les non-lieux [9] et la dissociation des espaces sociaux et physiques (pp. 115-117), la dématérialisation des choses et leur dépossession en termes de l’appropriation identitaire (pp. 117-120), le sentiment de manque d’ancrage face à la complexité des systèmes techniques et informationnels (pp. 120-127), le manque de cohésion entre un nombre hypothétiquement plus élevé d’épisodes d’expérience (pp. 127-132) et la furtivité des rencontres humaines (p. 132). Il reste que le propos, même ici, est ponctué par des points d’ancrage dans une possible théorie de la désynchronisation. Cela notamment lorsque Hartmut Rosa désigne un décalage entre le temps de la digestion (p. 126) et le temps de l’absorption. Une désynchronisation faisant que « nous échouons à faire du temps de nos expériences “notre” temps » (p. 132). Une fois de plus, on peut regretter que l’auteur n’ait pas choisi de faire de la désynchronisation sa notion pivot.
Il est difficile de déterminer à qui, exactement s’adresse Hartmut Rosa dans Aliénation et accélération. L’auteur annonce dès l’introduction que son livre
ne vise pas à une complète rigueur scientifique ou philosophique, mais à poser les bonnes questions afin de reconnecter la philosophie sociale et la sociologie aux expériences sociales vécues par les gens dans les sociétés modernes tardives. (p. 7)
En effet, le chercheur, ou l’étudiant avancé en philosophie préférera peut-être une version plus longue et plus technique de l’ouvrage (Rosa 2010). Ils seront dans tous les cas davantage conquis par la deuxième et la troisième partie du livre (pp. 65-142). Le néophyte, quant à lui, risque aussi de rester sur sa faim, car la posture d’énonciation paradoxale réprime une compréhension empathique du propos. L’auteur est trop peu présent pour que l’on s’identifie à son texte.
Il faut cependant reconnaître que le livre se lit aisément et vite et qu’il constitue donc une très bonne introduction au sujet. Son apport central, incarné par la notion de désynchronisation, est clairement amené et l’on regrettera seulement que l’auteur ne se focalise pas davantage dessus. Peut-être que ce sujet pourrait être spécifiquement abordé dans un livre ultérieur.
En attendant, si le lecteur choisit Accélération et aliénation, je lui recommande aussi la lecture, en parallèle, de la Lenteur de Milan Kundera.