« J’écris pour ne pas être écrit. J’ai longtemps vécu écrit, j’étais récit. Je suppose que j’écris pour écrire les autres, pour agir sur l’imagination, sur la révélation, sur la connaissance des autres. Peut-être sur le comportement littéraire des autres » (Vila-Matas, 2002, p. 124-125).
« L’ère du témoin » : nouvelle utopie sociale ?
Lorsque l’actualité inaugure de nouveaux passés ou qu’un intérêt de recherche particulier croise les préoccupations et questionnements de publics diversifiés (groupes sociaux, cercles d’influence, maisons d’édition, institution judiciaire, collectivités locales…), le chercheur doit réfléchir aux conditions de son engagement, à la dialectique modèle/récit (Gardin, 2001, p. 457-488) et à la fonction légitimante des récits (les « métarécits » de Jean-François Lyotard).
L’écriture de l’histoire nous informe autant du rapport contemporain au passé que du passé lui-même : aussi convient-il de se demander si les cadres de pensée et les catégories interprétatives utilisés permettent véritablement de « comprendre » l’événement. Certains faits réclament davantage qu’un récit circonstancié : l’historien donne dès lors à voir et à entendre avec plus ou moins d’empathie cette parole, sortie de l’oubli et des limbes dans lesquels les souvenirs étaient tombés.
« Il y a des gens qui modifient sans cesse les détails d’une journée fatale parce qu’ils pensent que, ce jour-là, leur vie a cueilli la chance d’une autre vie qui méritait autant. »
« Un Rwandais extérieur au génocide, il pense que tout ce que le rescapé dit est vrai ; mais que tout de même il exagère un peu. Il croit tout ce que raconte le rescapé et, l’instant d’après, il commence à oublier. Il approuve la thèse du génocide, mais il doute quant aux péripéties. […] Avec le temps, la mémoire du rescapé se modifie, mais pas pareillement selon les uns et les autres. On oublie certains détails et on mélange d’autres détails. On confond des dates et des endroits. Une personne vous dira une fois qu’elle a reçu des coups de machette, et la fois suivante qu’elle a reçu un coup de massue. C’est seulement une façon différente de se souvenir, de raconter. D’une part on oublie des choses, d’autre part on apprend de nouvelles informations de bouche à oreille » (Hatzfeld, 2000, p. 111-112).
La « réalité » historique soumise à notre jugement est une construction interprétative de l’événement tel qu’il a pu (dû) se dérouler : par essence en partie fictionnel, le récit historique développe une intrigue, met en scène des personnages, donne une unité de temps et de lieu, use d’images et de figures de style fixant les limites à l’intérieur desquelles les faits vont s’instituer. « C’est en vain que l’on cherche un lien direct entre la forme narrative et les événements tels qu’ils se sont effectivement produits ; le lien ne peut être qu’indirect à travers l’explication et, en deçà de celle-ci, à travers la phase documentaire, laquelle renvoie à son tour au témoignage et au crédit fait à la parole d’un autre » (Ricœur, [2000] 2003, p. 315). Le récit historique, en accommodant par souci de cohérence démonstrative certains faits jugés significatifs avec les nécessités de compréhension présentes de l’événement, donne à « voir les actions humaines comme une suite de séquences où les personnes, engagées dans des moments successifs, doivent mobiliser en elles des compétences diverses pour réaliser, au fur et à mesure des rencontres avec les circonstances, une adéquation à la situation présente » (Dodier, 1991, p. 427-458). Les récits ethnographique, sociologique, historique deviennent autoréférentiels en cherchant à se protéger du soupçon d’artifice ; ils circonscrivent la réalité au point de la rendre à la fois vraisemblable et objectivable. Tout se passe en effet comme si le discours trouvait sa légitimité dans le cadre analytique strict de son énonciation : le point de vue de l’historien et la réalité objective se confondent au point qu’ils en deviennent indiscernables. L’individu est libre certes de se satisfaire de sources peu fiables, parcellaires ou idéologiquement orientées mais il y a fort à parier que les lecteurs de Georges Duby et de Jacques Le Goff ont une représentation de la période du Moyen-Âge qui finisse par épouser la leur.
Aujourd’hui, le scientifique est plus que jamais une « figure » éponyme de la modernité incarnant le « savoir », tant les attentes sociales et les défis posés à la raison et à la morale sont pressants. S’il n’est pas certain que le besoin de compréhension et de sens coïncide toujours avec un souci éthique d’impartialité (dans les « procès historiques » en particulier), il lui est néanmoins demandé, souvent dans l’urgence, de participer aux grands débats agitant les sociétés civiles nationale et transnationale (regain des nationalismes et des crispations sécuritaires, persistance d’une xénophobie ordinaire, du racisme et de l’antisémitisme, loi bioéthique, euthanasie, risque sanitaire, gouvernance, relations Nord/Sud, équilibre des écosystèmes…).
La vogue commémorative et monumentale, les « politiques du souvenir », l’émergence de projets muséographiques, la patrimonialisation de la mémoire d’un côté, la volonté d’ouverture du champ politique et des administrations publiques à la « parole citoyenne » de l’autre confèrent une légitimité quasi institutionnelle à la présence des historiens et des sociologues de terrain dans l’espace public. Les appels d’offre auxquels les organismes et laboratoires de recherche répondent, les commissions dans lesquelles certains chercheurs acceptent de siéger, les restrictions des budgets de la recherche et les cahiers des charges ministériels requièrent des scientifiques une obligation de réactivité et d’efficacité nouvelle. L’exercice du métier d’historien ou de sociologue doit s’adapter pour pouvoir répondre à cette demande sociale, à cette logique « productiviste » et à de nouvelles conditions de travail et d’insertion institutionnelle. Le théâtre social se peuple dès lors d’observateurs patentés des désordres du monde, que l’on espère intègres et compétents. Pour autant, si l’épistémométrie travaille au traitement raisonné de l’information et à la communication personne/machine [1], nous n’en sommes pas encore à pouvoir nous passer de l’éclairage de spécialistes en charge de produire du « sens » parmi les immenses banques de données (photographies, supports audiovisuels, archives, récits de vie, corpus de travaux universitaires…) disponibles via les nouvelles technologies de l’information. Il n’est pas rare en effet que la mémoire et ses enseignements soient amenés au chevet de systèmes (politiques, économiques, idéologiques) en situation de crise de légitimité.
« On assigne peut-être trop de valeur à la mémoire, pas assez à la réflexion. Se souvenir est un acte éthique, qui possède une valeur éthique en soi et par soi. […] Mais l’histoire émet des signaux contradictoires quant à la valeur du souvenir sur la durée plus longue de l’histoire collective. Il y a, tout bonnement, trop d’injustice dans le monde. Et l’excès de souvenir (des vieilles plaintes : les Serbes, les Irlandais) rend amer. Faire la paix, c’est oublier. Pour que la réconciliation ait lieu, il est nécessaire que la mémoire soit défectueuse et limitée » (Sontag, 2003, p. 123).
La notion même de « témoin » en devient floue, polysémique jusqu’à ne plus désigner exclusivement « celui qui a vu ou entendu quelque chose et qui peut le certifier » mais celui qui se sent habilité, ou que l’on désigne comme tel, à rendre compte d’un fait ou d’un événement dont il a au minimum entendu parler. Les opportunités d’en endosser les habits s’élargissent à mesure que les interrogations d’une époque, les attentes collectives et les contentieux juridiques gagnent en vigueur. Mais à quelles réalités nous référons-nous, et pour produire quelles vérités ? Lorsque Raoul Hilberg exprime son hostilité à l’égard des témoignages oraux et son refus de lire des romans sur la période qu’il étudie [2], il nous renvoie bien malgré lui à nos propres esquives et à nos contradictions. S’il estime de son côté que la « structure stable de la disposition à témoigner fait du témoignage un facteur de sûreté dans l’ensemble des rapports constitutifs du lien social » (Ricœur, [2000] 2003, p. 206), Paul Ricœur souligne la crise spécifique liée au témoignage intempestif des rescapés des camps en posant la question de sa fiabilité. Face à ce qu’il perçoit comme étant « une crise de la croyance qui autorise à tenir la connaissance historique pour une école du soupçon », il appelle de ses vœux « un exercice mesuré de la contestation et un renforcement de l’attestation » (ibidem, p. 230), estimant que « tenter d’écrire l’histoire de la “solution finale” n’est pas une entreprise désespérée, si l’on oublie pas l’origine des limites de principe qui l’affectent » (ibidem, p. 338).
Que certains historiens projettent de lier leur récit aux témoignages plusieurs décennies après les faits, participent « activement » à une décision de justice, que des sociologues « oublient » leur propre prévention épistémologique, au risque que leur réputation en pâtisse (Mayer, 1995, p. 355-370), pendant que d’autres choisissent de rester évasifs sur les présupposés théoriques, les choix méthodologiques et les partis pris idéologiques qui les ont accompagné tout au long de leur recherche incline à interroger le statut du témoin dans nos sociétés, l’instrumentalisation des témoignages dans les sciences humaines et sociales et le rapport entre fidélité de la mémoire et vérité de l’histoire.
L’histoire, un simple conflit d’interprétations ?
Les mises en garde sont nombreuses, fondées sur l’expérience, l’intuition ou le bon sens. Elles émanent des plus éminents chercheurs, philosophes, journalistes ou écrivains qui soulignent les écueils guettant celui qui choisit de se lancer sans esprit de discernement en quête de témoignages :
– « Comment construire un discours historique cohérent s’il est constamment opposé à une autre vérité, qui est celle de la mémoire individuelle ? Comment inciter à réfléchir, à penser, être rigoureux quand les sentiments et les émotions envahissent la scène publique ? » (Wieviorka, 2002, p. 180).
– « Vous aurez beau vous mettre à la place du disparu, feindre de partager ses passions, ses ignorances, ses préjugés, ressusciter des résistances abolies, un soupçon d’impatience ou d’appréhension, vous ne pourrez vous défendre d’apprécier sa conduite à la lumière des résultats qui n’étaient pas prévisibles et de renseignements qu’il ne possédait pas, ni de donner une solennité particulière à des événements dont les effets plus tard l’ont marqué mais qu’il a vécus négligemment » (Sartre, [1964] 2001, p. 163).
– « On n’en finira jamais de critiquer ceux qui déforment le passé, le réécrivent, le falsifient, qui amplifient l’importance d’un événement, en taisent un autre ; ces critiques sont justes […] mais elles n’ont pas grande importance si une critique plus élémentaire ne les précède : la critique de la mémoire humaine en tant que telle. […] Même les archives les plus abondantes n’y peuvent rien. [La mémoire] est isolée de ce qui l’a précédée et de ce qui l’a suivie. […] Voudrait-on raconter ce souvenir comme une petite anecdote qui ait un sens, [on] serait obligé de l’insérer dans une suite causale d’autres événements, d’autres actes et d’autres paroles ; et puisqu’on les a oubliés, il ne [nous] resterait qu’à les inventer […] pour rendre le souvenir intelligible » (Kundera, 2003, p. 116-117).
– « Ce que j’écris de moi n’est jamais le dernier mot : plus je suis sincère, plus je suis interprétable sous l’œil d’autres instances que celles d’anciens auteurs qui croyaient n’avoir à se soumettre qu’à une seule loi : l’authenticité. Ces instances sont l’Histoire, l’Idéologie, l’Inconscient » (Barthes, 1975, p. 110).
– « Puisque nos pensées d’aujourd’hui ne sont plus celles de notre adolescence et que notre corps délabré n’offre qu’une vague ressemblance avec celui que nous habitions il y a quarante ans, le souvenir subsiste seul pour affirmer la continuité de notre être. Notre vie, ou ce qu’il en reste, est suspendue à ces quelques grains de chapelet enfilés sur le cordelet subtil de la mémoire, dont la rupture est toujours à craindre. Et encore, qui nous prouve que ces bribes de mémoire sont véritablement de première main ? » (Lévy, [1992] 1998, p. 43).
Se pose en effet à l’intérieur du cadre de l’entretien le problème de l’identification des différents ordres de discours : la signification des événements décrits relève-t-elle de causes ou de raisons ? Est-on en présence de motifs d’ordre général, orientés vers le passé ou vers le futur ? « Seuls les motifs orientés vers l’avenir sont à proprement parler des intentions. […] Ce qui confère aux motifs leur statut de raisons et ce qui les distingue des simples causes mentales, c’est qu’ils ont en commun le caractère d’impliquer le bien et le mal » (Pharo, 1990, p. 287). Comment accéder à l’information et pour en conserver quelles données ? Comment les intégrer à une problématique qui parvienne à respecter les émotions sans trahir le projet scientifique ? Comment distinguer une reconstitution rationnellement élaborée des mentalités d’une période dont on ne peut que supposer la nature et effleurer toutes les ambiguïtés (en dépit de la richesse et de la diversité des travaux et témoignages) et le parti pris idéologique consistant à donner une fonction probatoire à certaines représentations sociales plutôt qu’à d’autres ? La liste, à dire vrai, n’est pas sans fin mais on peut y mettre ce que l’on veut : du dérisoire aux inexactitudes, de l’indémontrable au scandaleux, de l’héroïsme bien-pensant aux doutes les plus dérangeants… autant de manières de clore des discussions qui n’ont pas réellement le temps de s’ouvrir.
Le récit de vie n’a de portée heuristique que dans la mesure où il permet de discerner à travers les flux et reflux de souvenirs la manière dont s’articulent les univers normatifs et les motions affectives du témoin. Si sa sincérité n’a pas lieu a priori d’être mise en doute —« Pour pouvoir dire que certaines catégories sociales ne savent pas ce qu’elles font ou qu’elles le font avec une conscience obscurcie par des intérêts particuliers, il faut bien être en possession d’instruments de mesure permettant de dire ce qui définit des intérêts non particuliers, c’est-à-dire, être capable d’avoir un point de vue transcendantal sur la société » (Vincent, 1980, p. 24) — ni la volonté de porter témoignage de son expérience vécue d’être réfrénée, certains schèmes et logiques d’action doivent être posés au titre d’hypothèses en vue d’identifier les motifs et les intentions probables des agents placés dans une situation particulière.
L’impératif social de mémoire, les conditions de passation, de validation, de migration [3] et d’instrumentalisation du témoignage, « l’instinct de conservation des récits » (Barthes, [1985] 1991, p. 207-217) décrivent en creux, à des degrés variables et selon des modalités différentes d’une société à l’autre, le rôle singulier joué par une partie des archives orales dans l’écriture de l’Histoire. Interroger les souvenirs constitue dès lors un véritable acte de foi relevant d’une éthique militante, soucieuse de dépasser les questionnements relatifs à la « vérité » du récit autobiographique. L’« historialisation » du passé enchevêtre une multiplicité de possibles dans un récit-cristallisation dominant, invoqué comme véritable médium de communication politique, confirmant la communauté dans sa volonté d’inscription spatiale et temporelle. La parole du témoin sert ainsi les intérêts de la nation (via par exemple leur participation au travail d’expertise des tribunaux), des scientifiques qui vont pouvoir l’intégrer dans leurs dispositifs probatoires, du cinéaste et du documentariste, tout en donnant à l’écrivain une matière nouvelle pour que ses récits de fiction prennent la forme d’un document (Danilo Kìs). Il faut pourtant bien admettre que si certains récits de témoins directs (Varlam Chalamov à Kolyma, Jean Hatzfeld au Rwanda ou plus récemment Peter Handke au TPIY) et autres fictions de lettrés (André Schwarz-Bart, Ida Fink) ne nécessitent pas d’éclaircissements particuliers, l’essentiel des récits historiques et littéraires, du fait précisément qu’ils tendent à se conjoindre (Hayden White, David Carr et Ricœur [4] ont insisté sur le caractère fictionnel de toute narration historique) (Lagueux, 1998, p. 63-88), nécessitent un décryptage que seuls historiens et sociologues peuvent apporter. « L’histoire commence quand on cesse de comprendre immédiatement, et qu’on entreprend de reconstruire l’enchaînement des antécédents selon des articulations différentes de celle des motifs et des raisons alléguées par les acteurs de l’histoire. La difficulté pour l’épistémologie est bien de montrer comment l’explication s’ajoute, se superpose ou même se substitue à la compréhension immédiate du cours de l’histoire passée » (Ricœur, 1991a).
Mais comment les sciences sociales démontrent-elles la pertinence des vérités qu’elles énoncent ?
Le scientifique au centre de la procédure explicative.
« Une réalité ne reçoit le statut de fait qu’à partir du moment où elle est observée et décrite. Voir, être certain de ce que l’on voit, ne suffit pas à établir des faits. Il y faut une proposition, une intention insérées dans un système logique de référence. Mais aussi la conscience d’une interprétation et un mode de savoir-faire. La réalité n’est reconnue comme fait que par le témoignage. Et le fait n’existe pas sans le témoin. Juxtaposer des faits ne suffit cependant pas à constituer un témoignage. Celui-ci n’existe que par le récit et l’interprétation » (Sicard, 1999, p. 78).
L’activité de théorisation nécessite de la part du scientifique qu’il suspende son regard et qu’il s’extraie temporairement du cadre d’action pour pouvoir en prendre toute la mesure : placé dans l’obligation de réfléchir aux conditions sociales, idéologiques et économiques d’exercice de la réflexion scientifique et à l’espace des possibles théoriques et méthodologiques, sa démarche trouve, de fait, dans ce « moment d’apesanteur sociale » (Bourdieu, [1997] 2003, p. 28) qu’est la disposition scolastique une grande partie de son autorité. Il n’est toutefois pas plus envisageable pour le lecteur de déduire l’adéquation de son raisonnement aux conditions de la logique formelle que de parvenir à en retracer chacune des étapes en l’imaginant dans son « laboratoire ». Côtoyer une équipe d’historiens ou de sociologues permet difficilement la mise en œuvre des projets du radicalisme pragmatique de l’ethnométhodologie ou de la réduction sémantique prônée par Bruno Latour : la description raisonnée des méthodes de travail d’une petite communauté de recherche (les « core sets » décrits par David Bloor), en tant que lieu d’instanciation de catégories cognitives, est vouée à l’échec tant celle-ci est par définition perméable aux influences extérieures et dépendante de la qualité d’échanges demeurant souvent informulés. Si révéler les conditions de formation des « objets » de la pratique scientifique consiste à en « expliquer » la naissance aussi bien que les différentes phases d’évolution, il faudrait pouvoir de la même manière qualifier les raisons ayant dicté le choix des outils méthodologiques, décrire les processus de clarification conceptuelle, comprendre les lignes de brisure théoriques. Se livrer à une lecture raisonnée des ouvrages existant sur un sujet donné supposerait de particulariser « la vie et les mœurs de l’auteur de chaque livre, le but qu’il se proposait, quel il a été, à quelle occasion, en quel temps, pour qui, en quelle langue enfin il a été écrit », mais aussi « en quelles mains il est tombé […], quels hommes ont décidé de l’admettre dans le canon, comment les livres reconnus comme canoniques ont été réunis en un corps » (Spinoza, 1984, p. 716-717 et 725-726) [5]. Mettre au jour les attentes, les motifs et les représentations sans que la conception de la réalité de l’observateur ne prenne l’ascendant sur celle dont il aurait à rendre compte : nous effleurons là les limites de la méthode descriptive des formes internes de régulation de l’échange social. Comment dès lors analyser une intention, un contexte linguistique, l’ajustement rationnel des moyens aux fins, la faculté d’instruire une réalité autrement qu’en adossant le dispositif explicatif sur le paradigme de la rationalité ? Comment ne pas reconnaître aussi que « l’interprétation de la réalité n’est pas la réalité elle-même, mais seulement une interprétation » et qu’aucun « système [explicatif] ne peut lui-même prouver sa propre logique et cohérence » (Watzlawick, [1988] 2000, p. 232-233) ?
Le souci de concision, la volonté de rendre leurs travaux accessibles au plus grand nombre et des impératifs éditoriaux privent le lectorat de certaines étapes du cheminement de la pensée : la « boîte à outils » sonne creux faute de pouvoir et de vouloir en confier le contenu. L’analyse des conditions environnementales, les procédures de standardisation du savoir, le retour réflexif sur les choix théoriques, l’abduction (Charles Sanders Peirce) et les dispositifs de validation des hypothèses, les conditions de naissance d’une idée nouvelle, les entretiens et leurs questionnaires sont le plus souvent abordés implicitement, voire sont passés sous silence : le fléchissement des certitudes ne s’accorde pas avec l’idée que les scientifiques se font de leur activité ni avec l’image qu’ils souhaitent donner d’eux-mêmes. Si les « dettes » contractées, mentionnées dans les pages introductives ou dans les notes, accréditent l’existence d’échanges de points de vue et d’influences réciproques entre chercheurs, force est de reconnaître que nous en sommes réduits à les croire sur parole. Elles ne sauraient faire oublier que les relations objectives sur lesquelles se fonde l’unité relative des pratiques dépendent de la structure de distribution du capital scientifique : de fait, si toute production tend à gagner en visibilité ce qu’elle perd parfois en autonomie, elle reste largement tributaire de contraintes normatives et de principes d’énonciation dont elle ne maîtrise pas toutes les conditions d’explicitation.
Une recherche en sciences humaines et sociales met en œuvre des modes opératoires obéissant à des conventions formelles, méthodologiques et stylistiques minimales reconnues par la communauté des pairs comme étant conformes à la rigueur d’une démarche scientifique. La mise en équation d’hypothèses exploratoires dans le cadre d’une théorie s’effectue communément sous les auspices d’une axiomatique et de paradigme(s) réglementant l’emploi des différentes déterminations [6] intervenant dans l’explication scientifique. L’usage d’une langue commune associée à des concepts idéaltypiques (connaissance, raison, vérité, État, groupe social, classe, domination…), l’emploi d’expressions sociales courantes désignant des objets clairement reconnaissables, les occurrences du discours confèrent généralement à l’ensemble une familiarité immédiate avec les indexicalités du langage naturel dont il ne se différencie précisément que parce qu’il est émis par un scientifique se trouvant devant une « tâche infinie de substitution d’expressions objectives à des expressions indexicales » (Pharo, 1984, p. 145-169). L’élection de données « pertinentes » éclaircit la voie, dans le sens où elle définit un domaine de compétence, un espace et un temps de la recherche, sans résoudre les écueils initiaux ; les écritures sociologique et historienne peuvent aussi être tentées de souligner leurs propres limites pour mieux se laisser séduire par l’intuition.
Les données sont le plus souvent convoquées dans un souci de validation, non des hypothèses elles-mêmes, mais du cadre théorique choisi : en marge d’accords intersubjectifs conclus à l’intérieur du champ scientifique doit être engagée une « réflexivité pratique » [7], « l’objectivation du sujet de l’objectivation » en tant que préalable à la construction de l’objet. La connaissance elle-même est, en effet, historiquement médiatisée, issue d’une procédure de mise en relation de valeurs et de faits jugés pertinents, très éloignée de la pensée positiviste (« simple science des faits » selon Husserl ; « refus de la réflexion » pour Habermas) d’inspiration rankienne. Comment juger dès lors de la singularité, de la cohérence et de l’honnêteté intellectuelle d’une démarche ?
De l’art de rendre une théorie plausible.
Selon Harold Garfinkel, le théoricien « pratique » comme le théoricien scientifique recourent à la comparaison, à la classification et à l’évaluation des degrés d’erreur, élaborent des stratégies, se conforment à des règles, accordent un sens à l’événement en fonction de leurs préoccupations éthiques (de recherche). Si toute recherche scientifique est à la fois une pratique culturelle et une construction sociale, dès lors « les critères de vérité, la reproduction des expériences, l’interprétation des résultats, les critères d’évaluation d’une preuve sont affaire de négociations » et « ce qui est rationnel est fonction du contexte sociologique ou historique » (Mialet, 2001, p. 88). En choisissant de rapporter les pratiques de laboratoire à des conventions sociales, de décrire les procédures de résolution des difficultés et d’étudier la manière avec laquelle une règle s’inscrit dans une action située, l’ethnométhodologie convoque une vision résolument « locale », contingente, de la pratique scientifique. La connaissance scientifique est, on le sait, anti-relativiste par essence : elle se doit de poser des valeurs, de prendre ses distances à l’égard de la neutralité du criticisme wébérien ou de dépasser la dichotomie durkheimienne sociologie spontanée/discours scientifique. La vigilance épistémologique prend appui sur une démarche réflexive, non évaluative, un raisonnement axiologique qui ne saurait être totalement désindexé de tout jugement sur ce qui doit valoir (Corcuff et Sanier, 2000, p. 313-325) (« le savoir et la pratique affrontent la même infinité du réel historique [en y répondant] de deux façons opposées : le savoir en multipliant les vues, par des conclusions provisoires, ouvertes, motivées, c’est-à-dire conditionnelles, la pratique par des décisions absolues, partiales, injustifiables » [Merleau-Ponty, 1955, p. 17]).
Alors qu’il existe un grand nombre de procédures statistiques à même d’estimer la validité d’une structure de causalité (path analysis, analyse des structures latentes, analyse de régression, analyse de variance-covariance…) et que la réponse au relativisme _« les énoncés d’observation chargés de représenter les données empiriques, lors d’un test empirique, sont eux-mêmes tributaires de théories implicites, ses énoncés sont dès lors eux-mêmes faillibles et ils ne peuvent donc pas falsifier avec certitude une hypothèse, pas plus qu’ils ne peuvent avec certitude la vérifier »_ réside dans l’examen des « hypothèses théoriques impliquées dans le choix des énoncés d’observation et dans leur interprétation » à l’aune de « test métathéoriques, interthéoriques et philosophiques de manière à tester l’objectivité des énoncés d’observation » (Franck, 1994, p. 158), fiction littéraire et méthodes qualitatives ne peuvent s’affranchir de contraintes de narration et de ressources « grammaticales » qui les rendent en réalité très vulnérables à la critique. Dans l’espace public, tout discours vient à la rencontre d’un imaginaire collectif, de préjugés, de croyances, de représentations, d’émotions et de convictions morales, au risque d’y perdre une bonne part de son pouvoir de persuasion.
Lorsque les raisons ne sont pas accessibles, l’action est investie de structures de pensées logiques permettant de rationaliser l’échange (entre individus ou entre individus et système) et d’en établir une détermination pertinente. Les conduites humaines sont toujours en quelque façon intelligibles ; à défaut d’être absolument rationnelles, elles sont intentionnelles : chaque individu sensé possède toujours une bonne raison d’agir (pour satisfaire ses penchants égoïstes, au nom de l’intérêt commun, en vue de la réalisation d’une idée transcendant les pratiques courantes, par obéissance à un ordre…), quand bien même il ne serait pas en mesure d’en expliciter les raisons a posteriori. L’épistémologie des sciences humaines institue des modalités d’analyse reposant sur des « raisonnements naturels » (Watier, 2000, p. 15), des constructions typifiées de « second degré, c’est-à-dire des constructions de constructions faites par les acteurs sur la scène sociale, dont le chercheur doit observer le comportement et l’expliquer selon les règles procédurales de sa science » (Schütz, 1987, p. 79). La mise en évidence de la typicalité des motifs de l’action et des attentes de rôles n’a de sens que si l’on concède à l’ensemble des acteurs sociaux un savoir et un environnement partagés, « une socialisation structurelle de la connaissance » (ibidem, p. 19). Il s’agit dès lors de montrer « comment les acteurs sociaux intériorisent les contraintes de la vie collective et réinterprètent leur sens, comment ils renégocient leurs identités en fonction des exigences des divers systèmes sociaux, comment ils aménagent des modes d’appropriation, de distanciation ou de traduction de ces contraintes pour se réserver quelques marges d’autonomie » tout en portant à la connaissance « les processus de l’intégration sociale » par la révélation de la « dialectique entre les contraintes du collectif et les relations entre les hommes » et du « sens de l’interaction sociale » (Schnapper, 1999, p. 101).
La frontière entre un déterminisme absolu, faisant de l’acteur une marionnette [8] assujettie aux conditions matérielles extérieures à l’action, et la conviction qu’il conserve une certaine maîtrise de son existence, perd quelque peu de son utilité heuristique. « Dès que nous utilisons des concepts collectifs ou des notions que nous sommes incapables de déduire de structures d’interactions individuelles ou dont nous ignorons le mode de production, nous pouvons être assurés de la présence de boîte noire dans la chaîne des raisons que nous donnons du phénomène étudié. Comment peut-on expliquer le comportement des individus dans une foule ? » (Cherkaoui, 2000, p. 143). Là où l’analyse causale échoue à vouloir rendre compte des relations d’interdépendance entre facteurs (en particulier lorsque l’enchevêtrement des circonstances événementielles et le réseau des déterminations historiques se perd dans les méandres de l’histoire des relations séculaires entre peuples) ou est tout simplement dans l’impossibilité d’expliquer l’irréversibilité de certaines situations et de mettre en évidence toutes les interactions dynamiques qui s’y développent, l’analyse systémique peut constituer une solution théorique alternative [9]. « Puisqu’il n’existe pratiquement pas de cas reconnu de causalité unique et certaine en sciences sociales, et que les relations de causalité ne sont jamais détectées qu’à travers des covariations statistiques moyennant un ensemble d’hypothèses lourdes et invérifiables, ne faudrait-il pas se demander si nous n’avons pas tendance à affubler des habits de la causalité, qui flatte notre penchant explicatif, de simples concomitances qui obéiraient à des principes organisateurs très différents de ceux que nous recensons sous la double terminologie de causes et d’effets » (Loriaux, 1994, p. 66).
L’analyse semble dès lors flottée entre l’étude épistémologique des énoncés scientifiques et de leurs propriétés (« vérité », objectivité, rationalité) et celle des conditions de leur émergence (« plus la rationalité est mêlée, historicisée, ancrée dans les pratiques, plus elle est vraie » [Mialet, 2001, p. 91]).
L’objectivité, au-delà du principe de rationalité ?
« La sociologie doit faire comprendre la signification culturelle du choix des fins ou valeurs collectives et contribuer ainsi à l’explication de leur émergence ou de leur dominance historiques, tout en gardant sa neutralité descriptive devant les diverses formes d’activité mentales qui les fondent » (Passeron, 2000).
A l’heure où spécialistes autoproclamés de « l’après-11 septembre » et directeurs d’instituts occupent l’avant-scène médiatique, rivalisant de conjectures et de discours autorisés au risque de brouiller davantage encore les rares certitudes dont nous disposions, se pose la question du statut du récit historique et de son rapport à la « réalité objective ». Des millions de téléspectateurs ont été les témoins « directs » d’un événement fondateur négatif (Ricœur) dont, pour l’heure, la réécriture fictionnelle ne s’est pas emparée, à de rares exceptions près. Par respect envers les victimes, pour ne pas soustraire l’acte terroriste lui-même au jugement du tribunal de l’Histoire, pour marquer le souvenir de ce jour funeste au fer rouge dans les mémoires, les romanciers, l’industrie cinématographique, la fiction télévisuelle hésitent outre-Atlantique à s’en inspirer à des fins commerciales et artistiques de peur de heurter leur opinion publique. Les images, par leur pouvoir même d’évocation et de captation de l’attention, ont légitimé, le temps d’une campagne afghane, l’abécédaire géopolitique suspect de l’administration Bush et de ses « faucons ». Événement révolu mais non achevé dans ses conséquences, le « 11 septembre » est devenu le point nodal de la politique américaine et la lutte contre le terrorisme son axiome de base. Les consciences, bien que trop accoutumées à la mise en spectacle de la douleur d’autrui, n’en ont pas moins perçu ce jour-là l’immédiateté et la violence des images, « ces moments d’intensité intime que sont l’amour et la mort » (Sontag, 2003, p. 63).
La retenue authentiquement éthique et l’autocensure des uns (Don DeLillo, Philip Roth, Edgar Lawrence Doctorow, Jay McInerney) contraste depuis peu avec la liberté d’expression et de création revendiquée par des auteurs francophones (Frédéric Beigbeder, Didier Goupil, Luc Lang), qui n’hésitent plus désormais à offrir un destin romanesque aux victimes : la théâtralisation compassionnelle des sentiments n’est probablement plus qu’une question de mois. « Puisque la réalité du passé est relative au présent, où s’articulent et entrent en tension champ d’expérience et horizon d’attente, que la réception du passé et les anticipations du futur sont en perpétuel mouvement, et que de nouvelles attentes peuvent toujours s’insérer rétroactivement dans ces expériences et les modifier, les événements, qui sont certes survenus une fois pour toutes, et ont des coordonnées spatiotemporelles stables, ont une individualité mouvante. Ils peuvent changer d’identité » (Quéré, 1991, p. 278-279).
La timide polémique ayant entouré la sortie de ces ouvrages, bien loin d’être le signe d’un sens particulier de la retenue d’une presse écrite toujours prompte à s’enflammer sur des sujets touchant plus directement les enjeux nationaux, rappelle la relative confidentialité ayant entouré en son temps la parution des livres de Binjamin Wilkomirski et Daniel Jonah Goldhagen en France. Si le premier n’avait pas hésité à prendre pour toile de fond de ses tourments intérieurs le quotidien supposé d’un enfant déporté, le second, sous couvert d’une démarche résolument causaliste [10], affirmait la primauté d’un nouveau paradigme, « l’antisémitisme éliminationniste », dont l’évidence avait manifestement jusque-là échappé à tous. Cet éloge aux raisonnements circulaires et elliptiques aurait mérité l’anonymat et le seul intérêt poli de ses pairs si une campagne rondement orchestrée ne lui avait permis de rencontrer un succès public inespéré, même en Allemagne. Oscillant entre théorème culturaliste _« la seule explication qui convienne est celle qui montre qu’un antisémitisme démoniaque, dans sa variante violemment raciste, était le modèle culturel de ces agents de l’Holocauste et de la société allemande en général. Selon cette conception, les bourreaux allemands approuvaient ces massacres de masse qu’ils commettaient, ils étaient des hommes et des femmes qui, fidèles à leurs profondes convictions antisémites, à leur credo culturel antisémite, considéraient le massacre comme juste » (Goldhagen, 1997, p. 388)_ et procédures explicatives autoréférentielles mis au service d’une démonstration émaillée d’incohérences théoriques et de données empiriques de seconde main, Goldhagen ne formule aucune hypothèse, de sorte que l’entreprise d’extermination peut devenir la conséquence logique d’un enchaînement aveugle et déterministe de relations de causes à effets. Il n’est dès lors guère étonnant que l’essentiel de son corpus documentaire soit constitué de dépositions et de témoignages réalisés par d’autres et d’une relecture de travaux scientifiques éminents dont il se risque à critiquer la « faible facture ».
Si Wilkomirski s’est sans conteste nourri et inspiré des récits de vie issus de la « littérature de l’Holocauste » (Norman G. Finkelstein) pour donner densité et vraisemblance à son autofiction, Goldhagen n’a pas eu moins de scrupule à s’en saisir dans un but purement démonstratif : l’un comme l’autre en réalité utilisent les témoignages à des fins essentiellement instrumentales. La plausibilité même des faits décrits et la qualité stylistique du travail de reconstitution du premier soulèvent autant de difficultés que le livre-somme de Goldhagen : leur succès interroge aussi bien le sens et la valeur des discours d’autorité tenant lieu de « vérités » historiques dans nos sociétés que la manière avec laquelle les consciences individuelles vont pouvoir se les approprier.
Face à l’abondance des informations disponibles, l’écueil de la surinterprétation des faits procède souvent de la volonté de conformer les procédures explicatives aux intuitions de base du chercheur ; le recours à une modélisation reproduisant abstraitement une portion de la réalité n’épuise jamais la complexité du social sous prétexte d’en éclairer certains présupposés. Les modèles élaborés en vue de l’analyse d’un processus historique ou d’une configuration singulière ne sont en effet pertinents que dans les limites étroites de la démonstration et sous réserve que les motifs d’agir puissent être rapportés à d’autres contextes afin d’en évaluer la recevabilité. Toute explication infère que « l’unanimité attendue se serait produite n’eût été l’absence, la défectuosité ou la violation d’une condition nécessaire de cette unanimité, cette condition étant présupposée, mais jamais préalablement explicitée » (Pollner, 1991, p. 93). L’agent se voit « habillé », doté de ressources, de dispositions et d’une intelligence contextuelle (fondée sur le postulat de l’existence de catégories de perception communes) afin que les conduites quotidiennes, les règles de base du système d’interaction, les choix opérés et les motifs les sous-tendant viennent épouser les déclivités d’une réalité réinstruite par le chercheur. « On ne peut raconter un événement, représenter une structure, décrire un processus sans que soient employées des notions historiques permettant de saisir le passé. Or toute conceptualisation dépasse la singularité passée qu’il s’agit de comprendre. Il n’est pas un seul événement singulier qui se laisse raconter dans des catégories d’une unicité semblable à celle que l’événement singulier peut exiger à bon droit » (Koselleck, 1990, p. 140).
Qu’ils le veuillent ou non, historiens et sociologues sont à la fois sujet et objet de leur recherche même s’ils passent le plus clair de leur temps à tenter de s’en défendre, se prévalant d’une extériorité et d’un pouvoir contrefactuel sur le passé. Mais l’historien du temps présent et le sociologue ne sont-ils pas en quelque sorte condamnés à se déprendre de la relation de dépendance réciproque avec le témoin, comme eux doté d’une raison pratique, de compétences linguistiques, de réflexivité mais aussi de préférences, d’appétences, de visées, qui ont pour effet de brouiller passablement la distribution des rôles ? Produire du sens, une représentation scientifiquement fondée d’un « événement » en se passant du témoin ne constitue pas en soi un défi lancé à la philosophie des sciences. Mais l’inflation de témoignages, d’images et de commentaires fragilise d’autant plus leur position qu’elle rend leur présence au cœur de la cité plus évidente que jamais. Comment répondre à une véritable culture de la mise en scène et de l’impudeur sans se fourvoyer dans des entreprises qui pourraient de plus en plus faire ressembler les travaux scientifiques aux récits journalistiques et aux romans historiques ? L’hypothèse que les scientifiques puissent se transformer en agents conséquentialistes, décidant de leurs actions en fonction de la maximisation de leur seule espérance d’utilité (réputation, postes honorifiques, responsabilité dans les instances décisionnelles…), doit plus que jamais faire l’objet d’une discussion que l’on espère salutaire. Le chercheur, au titre de scientifique et de sujet, doit se situer dans le « temps du projet », c’est-à-dire s’accorder « une forme de pouvoir sur le passé, et se regardant de l’extérieur, comme à distance de lui-même » (Dupuy, 1997, p. 43) tout en continuant de s’interroger sur la scientificité même de sa démarche, d’élever encore le degré de rigueur de son travail en pratiquant davantage l’autoréflexivité, de ne pas hésiter à combiner les schèmes d’intelligibilité tout en se méfiant des intuitions médiatisées et des connaissances trop aisément disponibles, de s’exposer à rompre, enfin, avec l’universalisme intellectualiste ambiant et une foi inconditionnelle dans la raison raisonnante depuis longtemps dénoncés par quelques esprits éclairés. Se déjouer de l’impureté des preuves qu’il aura mis au jour en effectuant un continuel va-et-vient entre l’analyse et les données empiriques et trouver, en somme, à l’excès de présence du témoin, une réponse appropriée.
Mais sommes-nous prêts, individuellement et collectivement, à en payer le tribut, à l’heure où il devient légitime de nous interroger sur le manque de respect pour la pensée, « son travail, sa patience, ses rythmes, ses contradictions, sa gratuité, ses inconnues » [11] ?