« Les sciences sociales n’ont pas vocation à être l’internationale des médecins urgentistes de la société, ni même ces généralistes prescripteurs de placebos autoréalisateurs. Elles ne doivent être différentes des autres sciences que par la matière qu’elles manipulent. […] Il faut assumer que ce que font les mal nommées sciences sociales, c’est de la science tout court, bien dure et bien exacte. De la science du social. La formule SHS pour sciences humaines et sociales, typique d’un consensus mou, n’est donc ici pas retenue. Car il n’est pas de domaine qui a priori échappe à la science du social, conçue non pas comme une somme plus ou moins divergente de domaines, mais comme centrée autour d’un objet spécifique, le social » (Dulac 2022, 8-9).
En proposant de « faire du social un objet scientifique » (ibid., 11), l’ambition du livre Pour une science du social du collectif Dulac semble immense. Il s’agit, ni plus ni moins, d’opérer la même révolution dans les sciences humaines et sociales (intitulé, on l’a compris, non retenu par les auteurs) que celle que la physique a réalisée durant le 20e siècle. En effet, avec la cosmologie moderne, l’univers est devenu un objet d’étude à part entière. Il est désormais possible de connaître les propriétés de l’objet univers, d’étudier sa structure, son origine et son évolution.
Jacques Merleau-Ponty a résumé la façon dont les choses se sont déroulées pour l’avènement de cette nouvelle cosmologie : « un physicien de génie et un télescope gigantesque, manié par un astronome à sa mesure, apportèrent à la philosophie de la Nature, l’un une idée, l’autre une vision de l’univers dont on ne sait laquelle était la plus surprenante et la plus exaltante » (cité par Klein 2016). Le physicien de génie, c’était Albert Einstein, qui formula en 1915 la théorie de la relativité générale, et fournit en même temps les outils conceptuels permettant de décrire les caractéristiques globales de l’univers. Tandis que l’astronome, qui découvrit l’existence des galaxies en dehors de notre Voie lactée et l’expansion de l’univers, c’était Edwin Hubble.
Le collectif Dulac ne semble pourtant pas disposer, comme dans le cas de la physique au début du 20e siècle, d’une théorie et d’un instrument d’observation révolutionnaires pour répondre à cet objectif. Pour autant, le diagnostic qu’il propose sur la fragmentation des sciences humaines et sociales, sur les impasses théoriques et méthodologiques que cela produit, sur leur légitimité et leur prise en compte dans le débat public est avéré.
L’ouvrage est organisé en trois parties qui questionnent chacune sous un angle particulier la pertinence d’élaborer une science du social. La première partie (trois chapitres) part du constat que le social existe, la seconde (trois chapitres) s’attache à faire la démonstration que le social est pensable, tandis que la troisième (quatre chapitres) rend compte des conditions qui permettent la transformation du social. Certains chapitres sont accompagnés d’encadrés (qui reçoivent l’appellation de « Terrain ») afin de donner davantage de matière et/ou de contexte aux propos des auteurs. Les auteurs proposent à la fin de leur ouvrage une anthologie de la science du social à partir de 100 ouvrages qu’ils présentent très succinctement. Le collectif Dulac est constitué de chercheurs (historiens et géographes) chevronnés ayant déjà produit, pour certains d’entre eux, une œuvre conséquente et largement reconnue [1].
Définir le social.
Partant du principe que « le social existe », les auteurs vont dans un premier temps le définir, puis déterminer ses modes de connaissances et son langage.
Faire du monde social un objet épistémologiquement premier.
Proposer une science du social autonome nécessite au préalable de définir le concept de social et ses spécificités. Cette proposition se heurte d’emblée, nous disent les auteurs, aux défenseurs des disciplines académiques instituées selon les modalités propres aux sciences humaines et sociales, ainsi qu’aux disciplines extérieures aux sciences sociales. Ce clivage renvoie à la distinction classique entre sciences dures et sciences dites « molles », qui repose elle-même sur l’opposition entre Nature et Culture à partir de laquelle s’est construite la science moderne aux 16e et 17e siècles, sur la base d’une objectivation des faits physiques et biophysiques. Ces catégorisations intellectuelles, si elles se sont imposées historiquement et ont permis avec efficacité de construire la science moderne, n’ont rien d’universelles. Aussi, pour fonder une science du social, il faut d’abord sortir de ce naturalisme.
La première définition proposée par les auteurs est : « le social est ce qui n’est pas réductible au biophysique » (Dulac 2022, 22). Ainsi, même s’il y a du social dans le règne animal, notamment pour les espèces les plus évoluées, seule l’espèce humaine peut être considérée comme hypersociale. Cette hypersocialité la conduit à élaborer des sociétés qui sont des « systèmes complexes qui se pensent eux-mêmes, dotés d’une réflexivité collective, […] traversées par de l’idéel, dont une partie, les idées, les valeurs, etc., sont des actants essentiels » (ibid., 29). La dynamique du social obéit à deux logiques (ibid., 33) : une logique de complication qui relève de l’infinité d’agencements potentiellement possibles entre individus, ce qui obère généralement la capacité prédictive des sciences humaines en comparaison des sciences de la nature, et une logique de complexification qui traduit la force des intentionnalités. Cette complexité se vérifie par la variété des modes argumentatifs ainsi que par le rôle du temps dans les phénomènes sociaux.
La connaissance du social.
« Le social ne se voit pas, il s’observe » (ibid., 43). Autrement dit, l’observation du social se fait uniquement à travers ses matérialisations (choses et actions). Ces dernières peuvent également être réparties en trois catégories d’actants : les acteurs, les objets et les environnements. Les auteurs rappellent que l’observation du social ne consiste pas seulement à répertorier une série de rapports sociaux, ces derniers devant être articulés dans une structure ; cette manière d’observer, « c’est la vision équipée » (ibid., 45), à savoir « […] l’interrogation sur les rapports entre les formes (objets ou pratiques) qui est susceptible de permettre d’approcher le social » (ibid., 44). Dans cette perspective, le concept est considéré comme l’un des principaux moyens d’observation du social car il correspond à « une opération de combinaison d’éléments initialement disparates pour concevoir un ensemble nouveau […] » (ibid., 46). Ainsi, des concepts d’urbain et de ville.
La connaissance du social soulève la question du rapport entre l’empirie et la théorie. En effet, l’observation d’un point du social conduit souvent le chercheur à généraliser le résultat de son observation. Cela représente un « coup de force logico-théorique puisque [cette opération] revient à étendre […] une propriété de l’objet singulier observé à tous les objets appartenant à la même classe » (ibid., 50). Ce biais, s’il n’est pas corrigé, conduit alors à induire des causalités non fondées à partir de corrélations empiriquement constatées. En outre, les données à partir desquelles le chercheur analyse le social ne sont pas neutres, mais construites la plupart du temps par des acteurs extérieurs du monde de la recherche (instituts statistiques, organisations politiques, entreprises, etc.). La question posée par les auteurs est alors de savoir s’il est possible d’étudier le social sans disposer au préalable d’une théorie, d’autant plus qu’en la matière, « il n’existe pas de microthéorie qui ne soit aussi une mégathéorie [une théorie commune aux sciences du social] » (ibid., 51). Quelle que soit l’échelle à laquelle on se situe, les éléments d’observation du chercheur exigent toujours un système interprétatif élaboré. Si bien que dans ce mouvement de va-et-vient entre empirie et théorie, les auteurs préconisent la méthode abductive proposée par Charles Sanders Peirce (1934) comme mode d’inférence et méthode de recherche.
Le recours à l’expérimentation pour connaître le social semble très limité pour les auteurs. D’une part, ils récusent l’idée que cette méthode permette de distinguer les sciences dites exactes des sciences humaines dans la mesure où certaines disciplines phares comme l’astronomie ou la géologie ne peuvent y avoir recours. En outre, l’expérimentation nécessite de neutraliser le contexte selon le principe du « toute chose égale par ailleurs » afin d’étudier les variables les unes après les autres. Or, « rien ne permet de considérer que la division d’une question sociale en sous-questions soit possible […] : tout indique plutôt que la complexité restera au moins aussi grande en passant de l’échelle de l’objet à celle de ses éléments constitutifs » (Dulac 2022, 53).
Encadré 1. Commentaire de Dulac (Jacques Lévy)
La démarche expérimentale n’a jamais rien d’évident car on n’atteint difficilement un « in vitro » total, y compris en physique et en biologie. En un sens, la simulation formalisée est la moins insatisfaisante, mais elle présente l’inconvénient d’injecter ou d’interpréter des données, souvent imprécises ou mal construites, produites par ailleurs. La vraie question est moins de « neutraliser » que de maîtriser les éléments du contexte. Dans le champ du social, un certain nombre d’économistes se sont lancés depuis un certain temps dans l’aventure et on doit les en remercier. On relève souvent dans leurs tentatives une certaine naïveté théorique : une psychologie peu problématisée sous-tend les « comportements » attendus ; leurs « jeux sérieux » sont des jeux d’argent réels ou fictifs qui biaisent les résultats obtenus. Ce n’est pas une raison pour rejeter l’expérimentation, bien au contraire. Dans le livre, nous posons une des conditions de la réussite (associer le simple au complexe plutôt que réduire le complexe à l’élémentaire) et c’est ce défi que nous invitons les chercheurs à relever.
Le langage du social.
Les sciences humaines et sociales présentent une particularité par rapport aux sciences exactes : si elles recourent parfois à des formalisations logico-mathématiques, elles ne disposent pas d’une axiomatique neutre et le langage qu’elles utilisent est le langage commun de tous les jours. Malgré les apparences, cela ne constitue pas nécessairement une faiblesse selon les auteurs, ni n’affaiblit leur scientificité, car « en laissant une place explicite à la contradiction de ses énoncés », les sciences sociales peuvent « plus facilement aborder les systèmes en mouvements » (ibid., 70). La possibilité de l’interprétation reste donc ouverte et peut déboucher sur des voies parfois inattendues. Dans cette perspective, les auteurs adressent un réquisitoire assez sévère à Emile Durkheim qui demandait dans son ouvrage Règles de la méthode sociologique (1894) que les faits sociaux soient traités comme des choses : « Il s’agit là d’un énoncé expressément objectiviste et scientiste, destiné d’une part à rattacher la sociologie précisément en cours de constitution et d’autonomisation aux sciences naturelles […] » (ibid., 71). Aussi, plaident-ils pour l’élaboration « de nouvelles pratiques langagières indispensables à l’interdisciplinarité », qui permettent « une réelle cumulativité du savoir au sein des disciplines, mais aussi d’une discipline à l’autre. » (ibid., 62).
Si les auteurs reconnaissent que le langage logico-mathématique permet la quantification du social, ils dénoncent également sa prétendue supériorité : « l’exactitude d’un calcul ne préjuge en rien de l’exactitude du résultat puisqu’elle ne garantit pas du tout contre le paralogisme, soit un faux raisonnement fait de bonne foi. » (ibid., 64). Aussi, les sciences que l’on dit exactes, car construites à partir de ce langage, ne le sont nullement. Cela étant, les auteurs admettent que le développement extraordinaire des big data ainsi que des outils numériques pour les traiter ouvrent de nouvelles voies dans l’étude du social. Si ces nouveaux outils ne peuvent fonder une règle nomothétique, ils peuvent en revanche faire apparaître des fréquences qui permettent pour le chercheur de repérer les régularités ou les exceptions. Sur ce point, les auteurs (plusieurs sont géographes) notent que la cartographie, qui relève de la formalisation logico-mathématique, permet d’exprimer des énoncés très ouverts à l’interprétation et « à une circulation herméneutique infinie qu’on n’attribue pas habituellement aux techniques de formalisation. » (ibid., 66). C’est la raison pour laquelle, les auteurs plaident pour la confrontation entre théories et pratiques afin que les chercheurs soient « impliqués dans la traduction de leurs énoncés théoriques en schèmes d’action » (ibid., 74).
Reprenant les réflexions de Jacques Lévy (2021), les auteurs distinguent dix réductionnismes qui peuvent constituer autant d’obstacles à la fondation d’une science du social. Ces dix réductionnismes sont classés en trois grandes catégories : la première relève des réductionnismes transcendantaux, la seconde est formée des réductionnismes épistémologiques, tandis que la troisième est constituée des réductionnismes théoriques (Dulac 2022, 77). Cela étant, les auteurs admettent qu’au-delà de ces difficultés, « ce sont les travaux pratiques de chercheurs qui sont déterminants pour délimiter [le social] » (ibid., 78).
Penser le social.
En proposant de penser le social, les auteurs admettent de fait que le social est pensable. Pour cela, ils proposent de fonder la connaissance du social sur une mégathéorie à partir d’objet globaux et/ou transversaux. Cette approche remet en cause le découpage disciplinaire traditionnel et plaide pour une mutualisation du travail des chercheurs.
Traverser plutôt que de découper afin de saisir le social par ses dimensions.
Dans cette perspective, les auteurs proposent un panorama rapide et partiel de l’histoire du découpage disciplinaire du social comme objet d’étude depuis le 19e siècle. Avec la révolution industrielle qui débute en Angleterre, l’économie va progressivement s’imposer. Bénéficiant de la réflexion et des concepts des auteurs de l’école classique (Adam Smith et David Ricardo notamment), l’économie va connaître un développement important. Elle s’autonomisera vis-à-vis de disciplines comme la philosophie morale et la politique, et finira par être enseignée à l’université [2]. Les auteurs classiques vont également être à l’origine de réflexions majeures sur la nature et les effets du commerce international, réflexions qui marqueront plusieurs générations de penseurs, et légitimeront la création d’autres filières connexes comme celle « des relations internationales ».
La sociologie, apparue à la fin du 19e siècle, s’est d’abord construite en négatif par rapport à l’économie, s’intéressant aux questions qui ne relevaient pas de l’économique. Si le champ couvert par cette discipline s’est considérablement élargi depuis, elle continue de souffrir de l’hégémonie de l’économie dans les débats publics. La géographie et l’histoire sont, quant à elles, des disciplines bien identifiées dans les pays européens car enseignées le plus souvent dès le collège dans le cas français (ou niveau équivalent pour les autres pays européens). Enfin, les auteurs soulignent l’importance de la démographie et de son lien étroit avec la statistique, notamment en France : « En français le terme statistique (première occurrence en 1785) a longtemps signifié l’étude quantitative des populations » (ibid., 93).
Ce découpage disciplinaire, qui dès le départ se veut universaliste, est en réalité un héritage de l’Occident et a du mal à répondre aux spécificités des sociétés autres qu’européennes. Il n’a donc jamais été complètement admis et connait aujourd’hui des critiques renouvelées : « Des courants actuels liés aux sulbatern studies remettent en cause, encore plus vivement que les critiques antérieures, l’organisation de la science » (ibid., 96).
Face à cette situation jugée non satisfaisante, les auteurs proposent « […] d’aborder la diversité du social […] à l’aide d’un nombre indéterminé de coupes transversales » (ibid., 97). Par dimension, il faut comprendre « toute problématique susceptible de prendre en compte l’ensemble du social, mais selon un angle d’attaque particulier » (ibid., 98). Si ces dimensions du social correspondent aux champs délimités par les différentes disciplines, les auteurs proposent de les enrichir à titre expérimental par quatre types de situations : les niches, les amas, les cordes et les diamètres. La première situation (la niche) renvoie aux découpages disciplinaires classiques alors que la seconde (l’amas) englobe des éléments généraux comme la communication ou le pouvoir. Les deux dernières situations (cordes et diamètres) s’éloignent davantage du découpage disciplinaire traditionnel pour saisir le social sur des bases extrêmement larges.
Pour une mégathéorie du social.
La volonté exprimée par les auteurs de faire émerger une science du social unifiée les conduit à élaborer une mégathéorie [3] qui s’organise à partir d’une équation : social = socialité + sociétalité (ibid., 109). L’avantage de ce trinôme est de mieux rendre compte de la relation entre la partie et le tout qui constitue le social. Ainsi, la socialité est « tout ce qui, dans la vie sociale, peut être approché, au moins jusqu’à un certain point, sans référence à un environnement, à un contexte, à un tout » (ibid., 109). La sociétalité est beaucoup plus englobante et diffuse : elle ne se manifeste pas seulement par la société, mais elle est également présente « dans des valeurs, des idées, des objets, des actions et des interactions, […] qui contribuent à produire de la totalité » (ibid., 110). À cette vision en termes de parties et de tout, il convient, nous disent les auteurs, d’adjoindre l’idée d’assemblage permettant d’aborder les phénomènes sociaux selon deux angles distincts. Cela étant, les auteurs conviennent que cette notion d’assemblage est « volontairement molle » car il s’agit « [d’]un cadre incluant des objets hétérogènes non réductibles à un système » (ibid., 113).
La seconde idée qui préside à cette mégathéorie est celle qui consiste à penser le social comme circularité : « la spécificité du monde social peut alors être définie comme la propension à produire de la circularité à plusieurs niveaux, simultanément » (ibid., 113). Le social serait donc un foisonnement de liens circulaires au sein des groupes humains, liens qui a priori n’ont pas de fin, « tout groupe est un sous-groupe d’un autre groupe […] » (ibid., 113) et qui, par les effets de relations inter-groupes, constituent la matrice du concept de culture. Dans cette perspective, les auteurs notent que l’essentiel des liens circulaires qui constituent le social sont internes au social, les liens externes – entre humains et non-humains –, s’ils sont très minoritaires, portent surtout sur les questions de la reproduction et de la mort. Les images modèles retenues pour rendre compte du social sont alors celles d’une « sphère » (ibid., 114) et d’une « pelote » (ibid., 115). Matérialités donc, qui justifient selon les auteurs de devenir « l’objet à part entière de la science du social » (ibid., 115).
Une modélisation du social.
Le modèle proposé pour penser le social est constitué de trois groupes : les acteurs, les objets et les environnements. Chacun de ces trois groupes dispose d’un mode d’être qui lui est propre : schématiquement, les acteurs agissent directement, les objets agissent indirectement selon les intentions des acteurs et les environnements portent les acteurs qui peuvent à leur tour les modeler ou les détruire. Des relations entre ces trois groupes émergent des hybrides qui sont les agents (relations entre acteurs et objets), les institutions (entre objets et environnements) et les organisations (entre environnements et acteurs). Ce modèle permet selon les auteurs d’approfondir la distinction entre socialité et société. En outre, la démarche générale entend « s’écarte[r] à la fois de l’approche structuraliste, et de celle de l’individualisme méthodologique » (ibid., 115), afin de pouvoir les utiliser comme des méthodes à la fois complémentaires et cumulables pour penser l’ensemble des situations sociales.
La question de l’acteur et de sa place dans le modèle conduit les auteurs à un long détour sur l’étude du psychisme comme dimension individuelle du social. Soulignant les ambivalences de la psychanalyse, elle-même concurrencée un peu partout dans le monde (à l’exception de la France et de l’Argentine) par l’apparition de nouvelles thérapies psychiques, des tentatives de la phénoménologie pour sauver que ce qui reste de la philosophie du Sujet, les auteurs notent l’hégémonisme en cours des neurosciences. En réalité, la principale difficulté pour la construction d’une science du social unifiée tient à ce que « les sciences du psychisme avancent en ordre dispersé et ne convergent pas vers une théorie unifiée facilement incorporable à la science du social (ibid., 122).
À partir de ce socle théorique, les auteurs examinent plusieurs situations sociales complexes portant sur l’habiter comme assemblage entre un espace et des spatialités, sur la place du politique dans la société, sur la nature de l’État, sur la fonction du langage et sur la nature comme culture des groupes humains.
Espace et temps : les dimensionnalités essentielles du social.
Penser le social à partir d’une mégathéorie, nécessite d’en définir les caractéristiques sous le rapport de ses dimensions : « parmi les dimensionnalités du social, celles de l’espace et du temps sont particulièrement stimulantes » (ibid., 145). Aussi, dans un premier temps, les auteurs proposent-ils de faire un état des lieux des acquis du tournant spatial (spatial turn) dans l’étude du social. La question du tournant spatial dans les sciences sociales est devenue très présente à partir des années 1980. Elle consiste pour l’essentiel « […] à un tournant géographique diffus des sciences sociales. Entendons non pas un tournant inspiré du dehors par la géographie existante, mais un tournant né du dedans sous l’effet de la prise en compte croissante de la dimension spatiale des phénomènes sociaux. » (Le Débat 1996, 42) [4].
Si les auteurs reconnaissent que les acquis de ce tournant spatial sont sujets à controverse, ils admettent que sept couples ou triades conceptuelles permettent d’en résumer les principaux résultats à la fois épistémologiques et théoriques. Il s’agit d’abord du concept de « distance » qui relie et sépare (contact/écart), du couple « lieu/aire » qui représente des espaces dans lesquels la distance n’est plus pertinente, la triade « métrique/échelle/substance », le couple « territoires/réseaux », celui plus récent « espace/spatialité », la triade « coprésence/mobilité/télécommunication » et celle « interface/emboîtement/cospatialité ».
Penser le social exige également de le saisir par sa dimension temporelle. Deux idées essentielles animent les auteurs. La première est que l’historicité du social a deux spécificités qui structurent l’organisation des actions selon le sens passé, présent et futur et qui sont : l’irréversibilité et la séquentialité. La seconde est que l’historicité (entendue comme la dimension historique du social) est pensable à condition que l’on admette que « l’histoire des sociétés peut être lue comme un tuilage permanent de sous-systèmes de construction du présent, définis et reliés entre eux par des logiques qui ont elles aussi une histoire » (Dulac 2022, 157).
À partir de là, les auteurs s’interrogent sur la possibilité de définir les grandes mutations qui scandent l’histoire des sociétés humaines. S’ils reconnaissent que, dans la communauté des chercheurs, peu se risquent à un tel exercice, ils admettent cependant qu’il est possible. Pour ce faire, ils proposent à titre d’hypothèse des repères qui seraient des marqueurs de l’évolution des sociétés. Le premier de ces marqueurs est celui composé du couple « prédation/production » qui marque en particulier la rupture Paléolithique/Néolithique. Le second est caractérisé par le couple « communauté/individu » à partir duquel l’individu devient acteur, le troisième « dématérialisation/corporéisation » s’inscrit dans la continuité des analyses de Pierre Lévy (1995) consacrées à la dématérialisation du monde, mais a contrario, les auteurs notent l’importance du mouvement inverse, la corporéisation, avec la place accordée au corps-plaisir (sexualité, loisirs, gastronomie, etc.). Le quatrième marqueur est constitué du couple « programmation/déprogrammation » dans lequel l’analyse d’un Alain Touraine sur la société programmée (1978) trouve une contre-mesure avec la déprogrammation, très présente dans les processus créatifs qui reposent pour l’essentiel sur la sérendipité. Enfin, le dernier marqueur repose sur le couple « accélération/ralentissement » dont la principale difficulté vient de l’absence « d’une métrique temporelle indépendante […] » (Dulac 2022, 159).
Penser l’espace et le temps par un bilan.
Partant du postulat (argumenté) que « la symétrie entre l’espace et le temps s’appuie sur l’identité de forme entre les concepts de distance et de durée » (ibid., 162), les auteurs reconnaissent que cette symétrie est elle-même le résultat d’un processus historique long qui « a répondu à une attente sociale […] de commensurabilité de ces deux dimensions du réel » (ibid., 163). Poursuivant dans cette logique de la mesure du social, les auteurs proposent alors une analyse visant à configurer le monde social selon une approche bilantielle [5] : « appréhender le social par son bilan peut donc consister en la juxtaposition et en la liaison d’une lecture en termes de “sociétalités” (analogue à l’actif) et d’une autre en termes de “socialités” (analogue au passif) » (ibid., 170).
La correspondance entre les deux parties du bilan est donc la suivante : à l’actif, le social vu par les sociétalités, et au passif, les socialités, à savoir, les cadres sociaux qui rendent possibles les actions. Dans le cas du bilan spatial (Poncet, 2017), qui sert de modèle au bilan social et au bilan temporel développés par Dulac, les entités qui le constituent sont mesurées non par des valeurs monétaires (bilan des entreprises), mais par des distances correspondant à « des quantités de spatial » (Dulac 2022, 173), organisées selon leur degré croissant de liquidité : en haut de bilan, les éléments les moins liquides, en bas les plus liquides.
L’approche en termes de bilan permet également de saisir la dimension temporelle du social : « Ce qu’il faut entendre par bilan temporel est une description de la manière dont les sociétés s’inscrivent dans le temps, appréhendent la temporalité, gère leur existence en utilisant le temps aux fins de leur propre réalisation et de leur propre reproduction » (ibid., 179). Dans cette optique, l’unité de compte du bilan devient la durée, et est organisée selon le principe décroissant de liquidité (du plus au moins liquide). Pour ce faire, il est proposé à l’actif « quatre archétype de temps » (ibid., 183) qui vont du plus continu au plus discontinu – périodes, phases, séquences et tissages temporels – auxquels répondent sur le versant spatial les archétypes de territoires, d’horizons, de rhizomes, et enfin de réseaux. Côté passif, le bilan spatial est formé des spatialités organisées par degré d’intermédiation (Citadinités, Mobilités, Connectivités), tandis que le passif est constitué des temporalités (Taphochronies, Uchronies, Hystéréchronies) selon un principe croissant de « futurité ». Ces deux types de bilan (bilan spatial et bilan temporel) sont présentés sous forme de schémas (figures 8 et 9 de l’ouvrage) qui facilitent la compréhension de l’agencement des concepts et de leur articulation.
Transformer le social.
Après avoir montré que le social existe et qu’il est pensable, les auteurs vont s’attacher dans la dernière partie de l’ouvrage à montrer que le social est, sous certaines conditions, transformable.
Changement et continuité du social.
Empruntant à Gérard Chouquer (2007) le concept de transformission, néologisme formé des termes de transformation et transmission, les auteurs vont présenter deux cas issus de travaux d’archéologie et d’archéogéographie dans lesquels la dynamique née des processus de transformation et de transmission produit des résultats inattendus, qui le plus souvent modifient en profondeur le sens initial.
Le premier cas concerne le village d’Oradour-sur-Glane dans le Limousin. Après le massacre de la population en juin 1944 par les SS, il a été décidé de conserver en l’état le site afin de laisser un témoignage vivant pour les générations futures. Si cette volonté de transmission est louable et légitime, elle se heurte à la transformation naturelle du site avec le temps. Aussi pour le conserver en l’état, il est devenu nécessaire de prendre des mesures coûteuses et permanentes de conservation. Si bien que le site n’est plus celui d’après la tragédie, mais « ce que nous voyons aujourd’hui […] est un vestige archéologique […] tel qu’il a évolué entre 1944 et 2022 » (Dulac 2022, 212). Le second cas concerne les centuriations romaines de Vénétie ou de Romagne en Italie. Les travaux de Gérard Chouquer (2008) ont montré là encore qu’avec le temps et les transformations dues aux conditions climatiques ou à l’action des hommes au fil des époques et des besoins, « la centuriation que nous voyons n’est pas romaine. C’est, au mieux, l’habillage contemporain qu’a pu prendre, avec le temps, une lointaine centuriation romaine » (Chouquer 2008, 848). Ces réflexions conduisent les auteurs à s’interroger sur la reconstruction actuelle de Notre-Dame : « Reconstruire Notre-Dame n’est donc pas une nécessité, ni une fatalité, ce n’est ni le passé qui nous l’impose […], ni le futur qui l’appelle. […] C’est en (re)contruisant pour le présent qu’on fera acte d’histoire » (Dulac 2022, 219).
Les futurs du présent, condition de l’avenir.
« La responsabilité sociale de la science du social consiste donc désormais à explorer, lucidement mais avec imagination, tout l’éventail des possibles » (ibid., 220). Dans cette perspective, les auteurs proposent trois scénarios dans lesquels l’individu et le Monde sont déterminants :
1er scénario : celui d’une désociétalisation avec des individus poursuivant librement leurs propres fins sans autre préoccupation (modèle : Tocqueville et la société américaine) ;
2e scénario : celui d’une désindividualisation contrainte par programmation sociétale (modèle : Huxley et le meilleur des mondes) ;
3e scénario : celui d’une « émergence d’une société multiscalaire dont le développement serait corrélé positivement à l’essor de l’acteur individuel » (ibid., 220).
Les auteurs admettent alors que, pour que le présent ait un avenir, il doit permettre les conditions du futur. Cela consiste, dans le cadre du troisième scénario, à définir « une dynamique des équilibres entre individu et société » (ibid., 221), où la justice et la production de biens publics sont déterminantes.
L’action sur le social.
L’approche par les science and technology studies (quasiment inexistante dans l’ouvrage) permet de mettre « en évidence le lien fort entre sciences et techniques, entre savoir et savoir-faire » (ibid., 235). La technique est elle-même le produit d’un système cognitif plus ou moins complexe, qui peut être décrit à partir de quatre composantes : les concepts, les informations, les techniques et les expertises. À cette « décomposition en facteurs premiers » (ibid., 237), les auteurs vont greffer le style (qui peut être formaliste ou pragmatique) et le centrage de l’activité intellectuelle sur les questions de moyens et d’information, pour au bout du compte, définir un modèle de l’intelligence (ibid., 238). à la suite de quoi, les auteurs proposent un exemple d’expertise d’archéogéographie (ibid., 241 et suivantes).
Le social, ça s’apprend dès l’école.
« Promouvoir […] l’unité intellectuelle de la science du social, c’est également défendre la création d’une discipline scolaire d’initiation à l’étude du social » (ibid., 262). Cette volonté pédagogique des auteurs fait suite à un inventaire « géopolitique des disciplines » (ibid., 255) qui souligne les fortes inégalités dans le traitement des disciplines durant les études secondaires, où certaines ne sont pas enseignées tandis que d’autres sont surreprésentées du fait de la forte demande sociale, notamment en termes de débouchés. Cela étant, les auteurs notent que si mettre en place « une approche pédagogique globale du social de la maternelle à l’université » (ibid., 262) pourrait se heurter à des résistances corporatistes, cela favoriserait le travail en équipe et pourrait de ce fait être « une réponse pédagogique aux dysfonctionnements scolaires de plus en plus patents » (ibid., 262).
Le politique et la science du social.
Constatant que « si tout n’est pas exclusivement ou même d’abord politique, le politique est bien partout dans le social » (ibid., 274), les auteurs estiment que l’enjeu pour les citoyens est de proposer des choix pour changer concrètement la vie sociale, cela signifie « de répondre au défi du politique [à savoir] aborder la société comme un tout » (ibid., 274). Cela étant, les auteurs reconnaissent sans difficulté que les choses ne se passent jamais ainsi, et que ce qui prime dans l’action du politique, c’est essentiellement la défense d’intérêts partisans. Aussi, les auteurs plaident-ils pour une science citoyenne et un engagement politique du chercheur : « l’engagement politique des explorateurs du social n’est pas un acte supplémentaire qui, tel un vernis ou une gangrène, s’ajouterait à la science : c’est la recherche elle-même » (ibid., 285).
Encadré 2. Commentaire de Dulac (Jacques Lévy)
Je ne serai pas aussi catégorique. Les grands changements contemporains tels que le renforcement multiforme de l’État social pour diminuer les risques de la vie, l’ouverture biographique des activités (il y a de moins en moins de moments imposés pour la formation, le travail et le temps libre) ou la valorisation croissante de la légitimité de l’individu dans la société (suppression de la peine de mort, IVG, égalité femmes-hommes, attention aux handicaps, considération des enfants comme personnes, droit à mourir, etc.) ne semblent pas être le résultat d’un simple affrontement entre « intérêts partisans », mais plutôt d’une mise en mouvement de la société dans lequel le politique a joué un rôle irremplaçable. Au-delà du wargame des partis, le politique contribue aussi à des jeux à somme positive.
Éléments de discussion.
Le social comme objet de science : oser soulever le problème.
« Faire du social un objet scientifique » (ibid., 11), telle est l’ambition maintes fois affirmée de l’ouvrage. Pour passer des sciences sociales à la science du social, il faut, nous disent les auteurs, « ne plus faire du social la toile de fond indifférente des sciences étudiant la vie des hommes en société, mais de le poser au contraire comme le début de toute réflexion scientifique » (ibid., 11). Au final, il est demandé au lecteur, et plus généralement à tous ceux qui réfléchissent sur le social, de faire l’effort nécessaire pour franchir cet obstacle épistémologique, obstacle épistémologique qui est fondamentalement, si l’on croit Gaston Bachelard, un obstacle psychologique : « Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. […] C’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. […] Le réel n’est jamais “ce qu’on aurait pu croire” mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser » (Bachelard 1993[1938], 13).
Que sont finalement ces obstacles dont parle Bachelard ? Si le philosophe s’emploie dans La formation de l’esprit scientifique à les identifier, il s’agit principalement d’oser poser les (vrais) problèmes : « Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on en dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique » (Bachelard 1993[1938], 14). Et la raison qui inhibe le chercheur à soulever les problèmes, c’est au bout du compte la paresse de l’esprit humain, qui consiste notamment à se contenter du savoir acquis et à ne plus le mettre en question (Mouchot 2003).
Car s’il y a bien un sujet qui fait consensus en matière de sciences sociales, c’est le constat de leur extrême fragmentation : « Loin de correspondre à l’image limpide d’une science unifiée, nous sommes confrontés à un maelström anarchique de recherches, de données, de modèles, d’hypothèses, etc. » (Dortier 1998). Si certains voient dans ce pluralisme une source de richesse, d’autres au contraire y détectent le signe de l’immaturité. Dans tous les cas, l’absence d’unité des sciences sociales rend difficile à appréhender leurs contours et les avancées réelles. Finalement, peu se sont risqués à l’exercice. Aussi, l’ouvrage du collectif Dulac, qui vise à faire du social un objet de science, peut-il être lu comme une proposition visant à dépasser l’obstacle épistémologique et/ou psychologique. Si le résultat peut faire l’objet de critiques, il faut reconnaître que les auteurs ont osé soulever le problème.
La critique des disciplines académiques instituées : une dénonciation d’un rapport politique qui s’ignore ?
La science du social que promeut les auteurs est une science non fragmentée en « sciences humaines et sociales », donc une science unifiée, qui « pense ensemble divers angles d’approche au lieu de les empiler […] pour décrire et connaître les mondes humains ». À ces découpages disciplinaires, les auteurs proposent, nous l’avons rappelé plus haut, une autre façon d’aborder le social qui se ferait « à l’aide d’un nombre indéterminé de coupes transversales » (Dulac 2022, 97), enrichies par l’ajout de niches, d’amas, de cordes et de diamètres. Une telle proposition est-elle envisageable et à quel prix ?
Sur le plan méthodologique, on peut admettre que cette proposition soit a priori dans l’ordre du possible. Pour cela, elle devra s’affiner, consolider ses outils, inventer ses concepts, accumuler de l’expérience et du savoir-faire, bref innover avant de pouvoir prétendre à la maturité. Cette méthodologie devra aussi convaincre la communauté des chercheurs de sa pertinence, elle devra être suffisamment attractive pour que thèses et autres travaux de recherche soient réalisés. On peut admettre également que toutes les attentes des auteurs ne soient pas atteintes, et qu’en même temps, d’autres alternatives, qui n’étaient pas envisagées au départ, apparaissent. Comme le note Claude Mouchot au sujet du progrès dans les sciences : « l’obstacle concret n’est connu qu’une fois franchi » (Mouchot 2003, 57).
Sur la question du prix que le chercheur devra supporter pour s’engager dans cette voie, les éléments que livrent les auteurs semblent par contre rédhibitoires. Ils l’ont d’ailleurs bien compris puisqu’ils écrivent : « La vraie ligne de clivage passe ailleurs : entre la standardisation de la recherche, renforcée par des corporatismes et les systèmes d’évaluation qui rabotent toute créativité, et l’engagement vers la novation, quoi qu’il en coûte aux honneurs et aux carrières » (Dulac 2022, 284). Ajoutant même le risque de compromission qui pèse sur les chercheurs : « les sciences sociales reçoivent sans doute moins d’attention que d’autres, mais elles ne sont pas moins corruptibles » (ibid.). Face à un tel prix, à qui donc s’adresse cette proposition ? À des moines-chercheurs capables de renoncer aux honneurs et aux carrières au nom de la science, à des chercheurs émérites qui n’ont plus rien à attendre du système, à des chercheurs du secteur privé hors influence du système universitaire ?
Une telle situation s’observe déjà en économie, où deux courants s’opposent quant à la façon de faire de l’économie, à savoir, quels outils, quelles méthodes et quels savoirs mobiliser pour traiter de ces questions. Le courant orthodoxe ou mainstream repose sur un corpus qui est issu des théories de l’école néoclassique [6] apparues au tournant des années 1870. Il marque également le début de l’usage abondant des mathématiques, ce qui lui confère pour ces promoteurs un caractère de scientificité. Ce courant est puissamment représenté dans la recherche universitaire ainsi que dans les lieux du pouvoir politique et les grandes institutions internationales. Le courant hétérodoxe, quant à lui, propose plusieurs corpus alternatifs au premier en prenant en compte les dimensions historiques, institutionnelles, sociales ainsi que les régulations politiques dans le fonctionnement de l’économie. Ce faisant, s’il offre d’autres manières de voir le monde, ce courant ne garantit pas de débouchés pour les étudiants qui, par exemple, souhaiteraient faire de la recherche après une thèse. Les thésards en hétérodoxie sont d’ailleurs une espèce en voie de disparition en France du fait de la baisse substantielle du nombre de postes issus de ce courant au recrutement de professeurs (Jany-Catrice 2022).
Ainsi, et sans tenir compte de la propension plus ou moins réelle de tout chercheur à estimer que sa discipline devrait être le « Vatican d’une science universelle » à laquelle toutes les autres prêtaient allégeance, ne faut-il pas admettre que l’existence même de ces disciplines académiques dans les sciences sociales, qui organise une hiérarchisation des savoirs, relève d’abord d’un rapport politique instituant du même coup une certaine vision du monde ? Et que remettre en cause ces disciplines et leur hiérarchie, c’est remettre en cause cette dimension politique du social ?
Quels outils pour la science du social : (1) les propositions.
À partir de l’hypothèse que le social = socialité + sociétalité, qui est à la base de la mégathéorie, les auteurs proposent plusieurs outils conceptuels afin d’en expliciter les constituants.
Un modèle pour la mégathéorie.
Le premier outil consiste à expliciter la relation (assemblage) entre la partie et le tout (Dulac 2022, 109). Pour ce faire, ils proposent un schéma triangulaire (constitué de trois types d’actants : les acteurs, les objets et les environnements) (ibid., 116) censé permettre d’établir un lien étroit entre les modalités d’agir des actants et les données d’observation. Si ce schéma présente l’avantage d’éclairer la structure sur laquelle se fonde la mégathéorie de la science du social, les liens entre les éléments constitutifs du schéma sont parfois ambigus : s’agit-il de liens de causalité, de liens structurels ou fonctionnels, etc., ou encore, tout à la fois ?
L’analyse bilantielle.
Si l’approche en termes de bilan (bilan social, bilan spatial et bilan temporel) proposée par les auteurs est originale, elle soulève plusieurs questions. La première porte sur les unités de compte à partir desquelles le bilan est construit. Dans le bilan spatial, l’unité correspond à « des quantités de spatial », c’est-à-dire des distances, tandis que dans le bilan temporel, l’unité est « la durée ». À l’instar de ce qui se passe dans un bilan comptable, sera-t-il possible de réaliser des opérations de base sur ces unités de compte ? Est-ce qu’additionner, soustraire, diviser et/ou multiplier « des quantités de spatial » ou « de durée » produira du sens, et lequel ?
Par principe, un bilan comptable fournit l’image du patrimoine d’une entreprise à un moment donné [7]. C’est donc une approche en termes de stock de patrimoine. Le bilan ne renseigne pas sur les causes de l’évolution de ce stock entre deux périodes, il ne fait que de les constater. Cette approche bilantielle semble alors entrer en contradiction avec la définition que les auteurs donnent du social, à savoir, celle de la circularité (ibid., 113) dont l’image renvoie à celle d’une pelote. Ici, ce qui prime, ce n’est pas tellement le stock mais davantage le flux. Par conséquent, si la comptabilité doit servir de référence (métaphorique ou analogique, ce n’est pas clairement dit) à l’élaboration d’une science du social, il faudrait adjoindre à cette approche bilantielle, une approche « compte de résultat » qui compléterait la première en tenant compte de la circulation des flux. La question des opérations sur les unités de compte reste, à ce stade, entière.
Le dernier point est plus existentiel. Depuis 2005, de nouvelles normes comptables internationales dites IFRS (International Financial Reporting Standards), élaborées par l’International Accounting Standards Board (IASB) [8] ont vu le jour et s’imposent à l’ensemble des entreprises cotées en bourse. Or, les conventions comptables constituent un ensemble de conventions, et en tant que telles, elles véhiculent une représentation du monde (Plihon 2007). Avec ces nouvelles normes, l’entreprise est désormais considérée comme un actif financier dont il s’agit de maximiser la valeur (création de valeur actionnariale). De ce point de vue, elles s’opposent aux systèmes européens d’avant 2005, dans lesquels l’entreprise avait plusieurs d’objectifs (économiques, sociaux, environnementaux), même si l’objectif prioritaire restait la maximisation du profit. Cette évolution, au profit des acteurs des marchés financiers pour optimiser leurs investissements, apparaît clairement avec la notion de fair value (valeur juste), qui consiste à évaluer les comptes des entreprises selon les prix du marché [9]. Aussi, une question s’impose : jusqu’où faut-il suivre cette approche par bilan, sachant que dorénavant les normes de la comptabilité sont largement façonnées par une vision néo-libérale, et donc partielle, du monde ?
Encadré 3. Commentaire de Dulac (Patrick Poncet)
Le recours au bilan comptable s’opère selon une démarche reconnaissant d’abord dans celui-ci une forme (ou un formalisme) généralisable et transposable. En somme, il s’agit de faire du bilan comptable un cas particulier d’une manière de poser les problèmes plus générale, et qui peut a priori s’appliquer à d’autres problèmes. Il s’agit d’une analogie scientifique, en suivant le sens que donne à l’analogie Douglas Hofstadter et Emmanuel Sanders dans un livre somme sur le sujet (2013). Il ne s’agit pas d’une métaphore, au sens où l’on souhaiterait décrire la réalité sociale en utilisant les mots d’un domaine particulier de la réalité, en en espérant une certaine puissance évocatrice. Il s’agit bien d’une description technique du réel, selon un formalisme précisément défini. Ce formalisme est donc la forme d’une théorie du social que propose notre ouvrage. Cette proposition ne doit pas être jugée sur un plan rhétorique (métaphore) mais scientifique (analogique). Du reste, on ne dirait pas aujourd’hui que la notion d’onde (remontant du 12e siècle), omniprésente dans la mécanique quantique, relève d’un usage métaphorique du mot ! À noter que l’analogie bilantielle a d’abord été utilisée pour concevoir le « bilan spatial » (Poncet 2017), qui a servi de modèle pour élaborer un bilan temporel et un bilan social par le groupe Dulac. Un travail qui s’est accompagné de tests empiriques pour valider ces sauts analogiques, mais qui n’apparaissent que peu dans le livre compte tenu de sa nature – un « traité » épistémologique et théorique général – et de son volume.
Dans notre ouvrage (Dulac 2022), le recours au bilan vient à la suite de considérations générales sur les composants « primaires » du social (acteurs, objets, environnements, etc.) et présentant plus globalement l’approche dimensionnelle. L’approche bilantielle (bilan spatial, temporel, et social) propose ainsi un formalisme pour étendre la construction théorique et penser une étape complémentaire qui consiste à prendre au sérieux la question de la « mesure » dans la science du social. C’est parce qu’un bilan, en tant que formalisme général et abstrait, se fonde sur une mesure (via l’unité de compte) qu’il est un bon candidat pour donner un statut égal à la conceptualisation (approche dimensionnelle) et à la mesure (approche bilantielle). Dulac propose ainsi une théorie du social qui assume le caractère central de la mesure, et non un pis-aller réductionniste d’une science sociale qui préfèrerait se limiter à manipuler des idées abstraites et générales dans le cadre d’un système qui régit leurs relations canoniques. La mise en œuvre pratique de l’approche bilantielle pourrait sembler moins évidente qu’elle ne l’est pour la comptabilité, qui dispose de l’équivalent universel qu’est l’argent comme unité de compte. Mais ce serait faire preuve d’optimisme pour la comptabilité, qui par l’argent ne mesure que l’argent, et à qui on reproche à juste titre de maltraiter ce qui n’a pas de prix (la vie humaine, la planète, etc). Et ce serait faire preuve de pessimisme pour l’analyse du social, car la géographie donne un très bon exemple de l’entrée d’une discipline dans l’univers de la mesure, puisque cela fait déjà un certain temps qu’elle se définit pour nombre de géographes comme une science de la distance (et notamment de sa mesure, au travers du concept clé des métriques). À l’exception notable de la théorie de l’histoire de Robert Bonnaud (1989) – curieusement ignorée par les historiens… –, l’histoire n’a quant à elle pas encore pris le tournant de la durée – la mesure analogue à la distance dans la dimension temporelle –, mais notre livre en esquisse la perspective. Le bilan social offre quant à lui un cadre de pensée plus large à l’analyse du social, revalorisant alors la notion très générale de « relations » comme une unité de compte possible, selon des métriques pour beaucoup à formaliser, voire inventer.
La forme du bilan, compris dans sa logique et ses mécanismes fondamentaux, vise avant tout à présenter des quantités d’une certaine manière, selon un certain ordre, qui en lui-même informe sur la structure d’un phénomène. L’idée de bilan n’est donc pas seulement celle d’un instrument de quantification que celle de l’étude par la mesure de la structure d’une situation. Concrètement, quelle que soit la quantité mesurée, la distance ou la durée qui définissent une situation sociale par exemple, faire un bilan consiste à ventiler ces distances ou ces durées dans les catégories du bilan et ensuite à étudier cette répartition. Les règles générales d’interprétation d’un bilan permettent alors à la fois de caractériser le phénomène par rapport à des types généraux, mais aussi de détecter des incohérences, des déséquilibres, qui peuvent être soit pathologiques, soit transitionnels. On peut bien sûr séparer ce qui relève du principe et de la forme du bilan comptable de ce qui relève des règles comptables en vigueur aujourd’hui. C’est simplement, on l’aura compris, au premier aspect que se réfère la forme bilantielle proposée, et celle-ci s’ancre dans la comptabilité en partie double, formalisée par le moine vénitien Luca Pacioli en 1494. La perspective d’application expérimentale n’est pas absente, mais elle relève d’un développement technologique.
Pour approfondir de manière un peu plus technique l’analogie bilantielle, il faut garder à l’esprit qu’un bilan donne une vision de synthèse d’un phénomène qui s’est déployé dans un espace et un temps donné. La quantité fondatrice d’un bilan (l’argent pour une entreprise par exemple) est notamment représentée par les flux entrants et sortants : c’est le compte de résultat. La différence entre les deux flux vient s’inscrire au passif du bilan, car le résultat, s’il est positif, est le gain de l’entité analysée, et ce gain doit donc être distribué aux investisseurs ; c’est donc une dette qu’a l’entité envers eux, c’est-à-dire un passif.
Le concept de bilan inclut donc naturellement le « résultat », qui décrit la réussite ou l’échec du phénomène à produire la quantité qui le définit. Le bilan d’une société humaine peut donc être compris en intégrant un résultat, qui représente la capacité qu’a eue cette société à produire de la relation sociale. Cet excédent étant alors dû par la société à ses membres sous forme de dette. Si l’on considère ceux-ci comme des investisseurs qui y ont apporté leurs capitaux sociaux, alors ce bénéfice comptable représente les dividendes qu’ils peuvent percevoir de leur investissement social. Mais ils peuvent aussi collectivement décider de réinvestir ce bénéfice. Dans une situation sociale concrète, on comprend que l’arbitrage opéré est en général mixte : les individus tirent bénéfice directement de leur investissement social, mais acceptent aussi d’allouer une partie du résultat à la société elle-même, ce qu’on appelle le développement.
La dualité dimension/bilan, qui est au cœur de l’ouvrage, est donc une proposition épistémologique forte et même centrale de Pour une science du social. L’entrée des sciences sociales dans la science est à ce prix.
Un modèle de l’activité intellectuelle.
Dans le cadre de leurs réflexions sur « l’intelligence du social en action », les auteurs proposent un modèle du concept d’intelligence [10]. Présenté sous la forme d’un schéma, le modèle représente les différents ingrédients qui participent à l’intelligence d’une situation. Si le résultat est visuellement stimulant, on peut s’interroger sur son intérêt pratique, même s’il est présenté comme « une montée en généralité » (Dulac 2022, 238), ainsi que de son lien avec la méthode de l’abduction de Peirce préconisée un peu plus tôt par les auteurs. En outre, et sans être expert de ces questions, on sait désormais depuis les travaux d’Howard Gardner (2006) que les intelligences sont multiples, et donc difficilement réductibles à un schéma général.
Quels outils pour la science du social : (2) les laisser de côté.
À côté des outils proposés pour servir à l’élaboration d’une science du social, d’autres sont laissés de côté, voire rejetés par les auteurs.
Le rejet de la méthode expérimentale.
Parmi les outils laissés de côté peut-être un peu trop rapidement, il y a, nous l’avons dit, la méthode expérimentale. Le principal argument tient au fait que « la plupart des expériences ne sont réitérables que toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire par neutralisation du contexte […] » (Dulac 2022, 53). Si ce motif est recevable pour les expériences dites contrôlées (en laboratoire), il ne l’est plus lorsqu’il s’agit d’expériences naturelles qui reposent sur des événements réels. Ces expériences, inspirées des essais cliniques en médecine, comparent des groupes de personnes et/ou d’entreprises ayant subi un événement par rapport à des groupes neutres, c’est-à-dire, ne les ayant pas subis [11]. Les économistes du développement ont élargi leur champ d’application avec les expériences aléatoires à l’aide de groupes tests et de groupes témoins [12].
L’oubli de la simulation en sciences sociales.
Le tournant computationnel des sciences sociales depuis les années 1990 est également peu abordé dans l’ouvrage. Pourtant l’utilisation de la simulation informatique, dans le sens de calcul et d’imitation (Varenne 2011), est aujourd’hui largement répandue. L’argument des auteurs selon lequel l’impossibilité de l’expérimentation n’est pas propre aux sciences sociales, mais concerne également certaines sciences dures comme l’astronomie tombe en partie. Certes on ne peut toujours pas réaliser d’expériences dans ce domaine, mais la simulation sur ordinateur des modèles de l’astrophysique peut être considérée comme une forme d’expérimentation permettant la formulation et le test des hypothèses (Varenne 2011). En sciences politiques, les travaux d’Axelrod (1997 ; 1984) et Gilbert (2007) ont montré l’intérêt de ces méthodes pour les sciences sociales. Aussi, l’apport des simulations informatiques devra probablement être réinterrogé dans la perspective d’une science du social.
Encadré 4. Commentaire de Dulac (Patrick Poncet)
Sur la tension entre empirie et théorie dans l’élaboration d’énoncés scientifiques, il convient d’être précis sur les termes et d’éviter les malentendus. Les termes « expérience scientifique », « expérimentation », et « simulation » ne désignent pas les mêmes choses et ne concourent pas de la même façon à l’articulation de la théorie avec le réel. L’expérience scientifique renvoie à une démarche fondamentalement analytique, dans laquelle on teste l’influence d’un facteur toutes choses égales par ailleurs, ce qui suppose un contrôle très fort des autres paramètres. L’expérimentation est à l’inverse une démarche synthétique, qui opère par modification dans la réalité d’un de ses aspects, pour voir ce que ça va « donner » ; sans donc chercher à contrôler les autres paramètres de l’environnement. Le gain scientifique dans ce cas est permis par le fait qu’on se pense capable d’assimiler un environnement singulier, celui de l’expérimentation, à d’autres qui lui ressemblent. Enfin, la simulation est une troisième voie, qui repose sur la construction préalable d’un modèle du réel, que l’on fait « tourner » pour produire des situations, s’échelonnant sur tout le spectre des situations que le modèle peut produire. Le lien avec le réel dépend fortement de la qualité du modèle, des simplifications qu’il opère, et force est de constater que la simulation du social est souvent d’une extrême pauvreté (notamment du fait qu’elle émarge souvent à un paradigme atomiste, et sans acteurs).
La langue du social
Un autre point peut être également questionné : c’est celui de l’axiomatique de la science du social.
Réfutabilité et langage commun.
Les auteurs considèrent que le langage commun ne constitue pas nécessairement une faiblesse ni n’affaiblit leur scientificité, car « en laissant une place explicite à la contradiction de ses énoncés », les sciences sociales peuvent « plus facilement aborder les systèmes en mouvements » (Dulac 2022, 70). Cet optimisme doit, nous semble-t-il, être quelque peu tempéré. En effet, si l’herméneutique est une noble discipline qui rend accessible, aux lecteurs contemporains, des textes et des modes de pensée issus d’un lointain passé, il en va différemment pour certains auteurs actuels. Ainsi, les grandes théories économico-littéraires de Marx, de Keynes ou encore de Schumpeter, prêtent encore aujourd’hui à des débats sans fin pour savoir ce que voulaient dire ces penseurs. En ce sens, la formalisation logico-mathématique présente l’avantage de la clarté et de la cohérence (Rodrik 2015). Elle permet que les éléments d’un modèle – hypothèses, mécanismes de comportement, résultats – soient exprimés clairement et sans ambiguïté, tout en garantissant sa cohérence interne et sa testabilité. Si, dans cette perspective, les auteurs plaident effectivement pour de nouvelles pratiques langagières afin de permettre l’interdisciplinarité (Dulac 2022, 63), il n’en reste pas moins que, sur ce point, tout est à faire [13].
Encadré 5. Commentaire de Dulac (PatrickPoncet)
La remarque est juste mais sa portée se limite justement au modèle. Il est clair que des modèles formalisés mathématiquement sont bien plus facilement contrôlables et falsifiables, voire améliorables. Mais la perspective proposée par Dulac est plus large : en entrée comme en sortie du modèle, le réel est toujours d’abord appréhendé en langage naturel, et au mieux par le truchement de concepts bien définis.
Et au-delà de l’analyse scientifique, dans le registre technologique, c’est-à-dire au regard des moyens d’action dans et sur le social, c’est une fois encore le langage naturel qui est à l’œuvre. Même s’il peut être contraint par un jargon professionnel à un certain niveau de décision (dans l’urbanisme par exemple), le jargon technique n’a pas sa place dans l’arène des débats politiques, c’est-à-dire là où sont posés les problèmes sociaux, par la société elle-même, dans sa langue.
On n’échappe pas à la langue en sciences du social.
Quel degré de réductionnisme ?
La question du langage pour construire une science du social renvoie à une autre, essentielle, celle du réductionnisme. Quel type de vérité scientifique ces nouvelles pratiques langagières produiront-elles ? Suffiront-elles à fournir des énoncés réfutables au sens de Popper ? Sur ce point, la posture des auteurs n’est pas clairement énoncée. D’une part, il est reproché le double réductionnisme de la science économique (ibid., 51), celui « atomistique » de l’individualisme méthodologique, et celui « théorique » de l’utilitarisme et de la psychologie binaire de l’homo oeconomicus. D’autre part, les auteurs dressent une liste de dix réductionnismes (voir plus haut), qui entraverait l’avènement de la science du social (ibid., 75). Cette critique, on la retrouve à de nombreuses reprises au fil de la lecture, en même temps qu’est affirmée la volonté de dépasser les disciplines académiques traditionnelles. Cette attitude semble doublement paradoxale : d’une part, elle néglige le fait que les outils utilisés par les chercheurs puissent produire d’eux-mêmes du réductionnisme, et d’autre part, elle semble admettre comme allant de soi que la construction d’une science du social sans recourir au réductionnisme est possible, et/ou sans préciser le degré de réductionnisme acceptable (cf. le concept de réductionnisme faible d’Atlan (1986) [14]).
Encadré 6. Commentaire de Dulac (PatrickPoncet)
Il est peut-être utile de lever un malentendu sur le sujet du réductionnisme. Dans le livre (Dulac 2022), le réductionnisme doit être compris comme un excès, ou un abus. Cela pour le distinguer de l’idée plus générale de “réduction”, qui est selon nous au principe même de la science. C’est une nuance de vocabulaire, mais elle règle peut-être la question, en distinguant l’idée directrice de la science, qui est de donner une description du monde (et ses explications alors possibles) en proposant des catégories de pensée englobantes permettant de mettre des mots sur l’expérience, toujours irréductiblement singulière, et l’idée que l’on pourrait réduire la science à un seul point de vue, une seule cause finale, source et explication de tout. En identifiant dix réductionnisme (ibid., 77), Dulac cherche plutôt à se départir d’une attitude parfois rencontrée en sciences sociales, ou chez leurs détracteurs, qui consiste à regretter que la démarche scientifique conduit à une perte, une dégradation du rapport au réel, que seules les expériences singulière permettraient de saisir, en touchant le vrai. Au contraire, accepter et assumer la “réduction” dans la science du social, sans l’excès du réductionnisme, est une manière de faire entrer les sciences sociales de plain-pied dans le champ de la science.