Esquisse du rythme.
L’étude du rythme et de ses impacts sur le milieu urbain est devenue importante ces dernières années. Aujourd’hui plus que jamais, celle-ci est transversale à plusieurs approches de la sociologie urbaine. Par exemple, le rythme peut favoriser l’« imagibilité » des systèmes urbains (Lynch 1960) ou être considéré comme un « art of mapping urban space » (Sloan 2017). Dans la même veine, Henckel et Meier (2017) montrent comment le fonctionnement de l’éclairage et la circulation des transports publics change le caractère d’un espace [1] pendant la nuit. Nous voyons également les tentatives de cartographier le temps, qui se caractérisent par la juxtaposition de deux échelles temporelles : les temps longs de l’histoire et le temps cyclique (Cauvin et Gwiazdzinski 2002). Certains auteurs ont également cherché à spatialiser les espaces urbains, en imaginant la ville comme un être à quatre dimensions, ou encore un labyrinthe dans lequel un individu se déplacerait (Gwiazdzinski 2001).
Une des raisons de l’intérêt pour l’étude du rythme dans le milieu urbain vient du fait qu’un grand nombre de personnes se déplace pour effectuer leurs activités quotidiennes, dans la plupart des cas au sein de leurs espaces de vie : autrement dit, pour le travail, pour la consommation ou pour les loisirs (Kaufmann, Bergman et Joye 2004). De plus, le phénomène de l’étalement urbain modifie la forme de la mobilité et, en conséquence, les rythmes d’usage de la ville. De ce fait, comme en parlent Boffi, Colleoni et Lipari (2017), la mobilité devient plus étendue (dans l’espace), plus fréquente (dans le temps), plus diversifiée (dans les finalités) et plus diffuse (dans la direction).
Dans la mesure où le rythme d’usage de la ville est alimenté par les flux, qui deviennent de plus en plus nombreux et distants, la question des rythmes concerne plus généralement le système métropolitain (Boffi, Colleoni et Lipari 2017). Le système métropolitain englobe un périmètre plus vaste que celui de la ville : en d’autres mots, les rythmes peuvent être fréquentés de manière régulière dans un quartier, en ville et, aujourd’hui, au niveau de la métropole.
L’objectif de cet article [2] est d’interroger les relations entre le rythme urbain et la morphologie de l’espace, pour contribuer à la réflexion des spécialistes qui s’y intéressent. En premier lieu, nous présentons les relations entre les rythmes. Deuxièmement, nous nous appuierons sur la compréhension de ces relations pour l’intégrer au milieu urbain et réfléchir à la reconfiguration de la morphologie urbaine.
Compréhension du rythme obligatoire, optionnel et personnel.
Il nous paraît important d’élargir le spectre conceptuel du rythme afin de comprendre la diversification contemporaine de la vie humaine et ses impacts spatiaux et sociaux. D’après Wunenburger (Sauvanet et Wunenburger 1996, p. 4) « le rythme est un terme aux consonances suggestives et aux emplois équivoques », mais pour les êtres humains « le rythme de la vie naturelle est identique pour presque tout le monde : on se [lève] avec l’aube et l’on [va] se coucher lorsque [vient] l’obscurité » (Cardinaels 2011, p. 3). En effet, c’est le rythme circadien qui impose ses règles à la vie d’un être humain, de manière obligatoire (désormais nous parlerons de rythme obligatoire). Le rythme obligatoire crée un espace structurant pour un autre rythme, qui est optionnel (désormais appelé rythme optionnel).
Tout d’abord, présentons le rythme obligatoire, que nous pouvons définir comme « imposé à l’humain ». C’est un rythme créé par l’ordre de l’univers, où la terre tourne autour du soleil, avec une vitesse reposante pour ses occupants. La rotation de la terre alterne des jours et des nuits. Dans ce système, l’homme, bien qu’il soit mortel, ne peut se représenter ni la fin de l’espace, ni la fin du temps (Kundera 1987) ; il vit une durée de vie biologiquement limitée et doit satisfaire des besoins pour survivre (manger, dormir, se déplacer). En ce sens, l’homme crée ses propres rythmes – optionnels – avec ces mouvements, qui se limitent aux normes biologiques, naturelles et physiques de la vie d’un humain.
Cette logique hiérarchique peut être mieux décrite en deux exemples. Le premier exemple a pour objectif de montrer que chaque rythme produit un deuxième rythme. En regardant l’exemple des cheveux bouclés, nous pouvons comprendre cette relation entre les rythmes (figure 1).
En effet, chaque cheveu est composé de boucles. Dans le cheveu, chaque boucle produit un rythme avec sa forme. Dans cette logique, la chaîne des boucles dans le même cheveu produit aussi un autre rythme. Sur ce modèle, nous voyons l’interrelation entre les rythmes.
Dans le deuxième exemple, nous essayons de comprendre comment le rythme obligatoire [3] influence la vie d’un être humain. En effet, l’homme n’a pas de pouvoir pour le changer. En revanche, il peut adapter sa vie à ce rythme de différentes manières. L’homme, qui est limité par le rythme obligatoire (cf. supra), utilise son pouvoir discrétionnaire de produire son propre rythme, qui est optionnel. En d’autres termes, les rythmes optionnels s’attachent au rythme obligatoire, qui agit comme un espace structurant, comme il est présenté dans la figure 2.
La figure 2 nous montre que le rythme obligatoire (en gris) établit un espace délimité non-modifiable et que le rythme optionnel (en jaune) peut fluctuer dans cet espace prédéfini. Un rythme optionnel, dépendant de son niveau d’importance pour un être humain, peut limiter un espace pour d’autres rythmes optionnels. Parfois, de ce point de vue, un rythme optionnel peut jouer le rôle du rythme obligatoire (exemple 1), où il limite l’espace pour d’autres rythmes optionnels (exemple 2).
Nous proposons les deux exemples suivant pour illustrer notre propos :
Exemple 1 : Le rythme optionnel (qui joue parfois le rôle de rythme obligatoire) introduit par la société sous forme de règles et de lois, de formes urbaines etc.
Exemple 2 : Le rythme optionnel, selon son niveau d’importance, introduit par chaque individu en fonction de ses intérêts, sa situation sociale, son énergie, ses capacités, ses désirs etc.
Chaque individu, en considérant les rythmes obligatoires et optionnels, arrive à son espace de rythme personnel – que nous nommons donc le rythme personnel.
La compatibilité des relations et des chevauchements entre le rythme personnel et le rythme de la société est crucial pour éviter les conflits. En effet, l’espace du rythme défini par la société doit être suffisamment étendu pour rendre possible la réalisation de l’espace du rythme personnel. Le rythme défini par la société doit également être flexible et résilient aux imprévisibilités, pour faciliter l’adaptation des rythmes personnels des individus (figure 3). En d’autres mots, le rythme personnel doit s’adapter au rythme de la société.
Ce principe du rythme présenté, (obligatoire, optionnel et personnel) qui nous parvient par la nature de la vie humain, est également utilisable dans différents domaines pour analyser et reproduire un rythme ou des rythmes. Dans cette perspective, les quatre images suivantes (figure 4) présentent une illustration concrète de la relation entre les morphologies urbaines et le rythme.
À Lausanne, le chemin piéton entre l’arrêt UNIL-Mouline (de la ligne du métro M2) et le bâtiment Géopolis, du campus de l’Université de Lausanne, a une forme en spirale afin de réduire la pente naturelle entre l’arrêt de métro et le bâtiment Géopolis (image A). La flèche rouge sur l’image B montre le rythme créé par la morphologie urbaine. Pourtant, ses usagers ne sont pas satisfaits de cet espace de rythme imposé et ils se sont créé un raccourci eux-mêmes, comme le montre la flèche verte sur l’image B.
Aujourd’hui, la forme de chemin a été modifiée par les aménageurs afin de répondre aux rythmes des usagers (image C, nouveau chemin plus court et direct). Comme nous pouvons le constater, les aménageurs n’ont pas profondément analysé les conflits entre rythmes et espaces. En effet, il aurait été souhaitable d’avoir un regard plus pointu, qui permette de comprendre les différents rythmes représentés tout au long du chemin. En conséquence, un nouveau raccourci est apparu (image D).
Dans cette perspective, il est pertinent de décrire les rythmes en lien avec la morphologie urbaine.
La morphologie urbaine dans le contexte des rythmes.
Dans un contexte d’accroissement continu de la fréquence des rythmes, les spécialistes, l’urbaniste, l’architecte, le politicien et etc., qui interviennent au niveau de la ville font face à de nouveaux enjeux, tels que la transformation des conditions d’exercice du travail urbanistique et l’émergence de nouveaux outils, ou l’apparition de nouveaux périmètres de projet. Ainsi, pour ne pas être troublé dans l’exercice de leur profession, ceux-ci doivent s’adapter à une nouvelle réalité urbaine (Matthey 2015).
La reconfiguration (former un espace à nouveau) d’un espace crée de nouvelles réalités urbaines où l’espace dépend de la disposition ordonnée. De son côté, « la disposition ordonnée dépend de ce qui a été disposé auparavant et elle marquera l’espace pour l’avenir. L’aménagement est donc inséparable de l’histoire, du patrimoine comme de la prospective » (Merlin et Choay 2005, p. 11). Ces éléments historiques définissent, en quelque sorte, l’identité d’un espace et influencent la dynamique du flux d’un espace aménagé. En d’autres termes, la fréquence des rythmes dans l’espace urbain dépend de la morphologie urbaine.
La fréquence des rythmes, la distinction entre le rythme obligatoire et optionnel n’apparaît pas évidente dans le contexte urbain.
Afin de comprendre les relations entre les rythmes et la morphologie urbaine, nous allons d’abord définir la morphologie urbaine. La morphologie se définit comme « l’étude de la quantité, de la forme, de la répartition et de la proximité des éléments d’une structure macro- ou micrographique » [4]. De son côté, l’urbain est défini communément comme ce « qui appartient à la ville » [5]. Cette notion ne donne pas la signification d’une ville, en revanche l’urbain nous conduit vers un regard multi-échelles, d’une ville, d’une agglomération et même d’une métropole.
La synthèse de ces deux définitions nous guide vers une compréhension de la morphologie urbaine. Rémy Allain (2004) explique que la morphologie urbaine apparaît dans le contexte de la création et de l’agrandissement de la ville, où elle devient le résultat de ses conditions historiques, politiques et culturelles, comme le fruit d’une croissance à la fois spontanée et planifiée par la volonté des pouvoirs publics.
Ces définitions nous conduisent à analyser les formes de la ville. Cette dernière est définie comme une « composition, un jeu de vides et de pleins dans l’espace construit » (Pumain, 2006, p. 49), selon des articulations et des dispositions spécifiques aux contextes sociaux, historiques, politiques et géographiques. En ville, selon Távora (1996, p. 18) « l’espace qu’on laisse vide est tout aussi important que l’espace qu’on remplit ». D’ailleurs, dans toutes les interventions sur l’objet urbain, l’espace vide doit structurer et configurer l’espace construit (Moya 2002). De plus, c’est le vide qui favorise la création du rythme. Selon Pinto (2010, p. 7), « le vide comme contenu thématique, se rapporte essentiellement à la signification positive qui engendre la création du rythme, de la cavité spatiale, de l’espace architectural et de l’habitabilité qui en résulte, porteuse de valeurs d’utilisation, de modes de vie et de sens ».
De son côté, l’individu, en utilisant des espaces pleins et vides dans un milieu urbain, intègre son rythme personnel au rythme obligatoire et optionnel. Le plein et le vide eux-mêmes créent un rythme qui produit un espace du rythme. En milieu urbain, c’est le « plein » qui impose le rythme obligatoire et, de son côté, le « vide » joue le rôle de créateur du rythme optionnel. En intervenant entre le « plein » et le « vide » en ville, les urbanistes créent un nouveau rythme ou changent le rythme existant. Les urbanistes – en changeant les approches – et les collectivités publiques – en modifiant des lois existantes sur le « plein » et le « vide » – peuvent changer l’espace du rythme et, par conséquent, l’espace du rythme personnel. Par exemple, aujourd’hui, les collectivités publiques essayent de favoriser les espaces publics dans les villes, ce qui modifie le rythme des habitants urbains.
En plus de leurs aspects physiques, le « plein » et le « vide », dans un milieu urbain, ont également une dimension temporelle. Cette dimension temporelle, qui se trouve dans le récit urbain [6], change la façon de créer l’espace du rythme. Par exemple, l’organisation temporelle de la ville, en plus d’éléments morphologiques (transports, éclairage, etc.), influence les rythmes quotidien, hebdomadaire et annuel de chaque individu.
Dans ce contexte, nous parlons d’« urbanisme temporel » (Boulin 2008), ce dernier n’étant en effet plus simplement spatial, mais apparaissant pendant une période donnée, comme par exemple pendant la nuit ou à certaines saisons (Gwiazdzinski 2005). Il s’affiche au cœur de l’articulation entre les sociétés et leur environnement, ou encore pendant les temps festifs (Pradel 2010).
Dans ce contexte de temporalité, « la mobilité demeure bien souvent pensée en termes de succession de mécanismes physiques : se mouvoir ou être mobile, c’est faire preuve de la capacité de changer d’emplacement dans l’espace » (Thomas 2004, p. 2). C’est pourquoi les opérations d’urbanisme sont censées favoriser les mécanismes de déplacement, de même qu’elles cherchent à réduire le nombre de barrières physiques au déplacement, à accroître la lisibilité de l’espace.
Dans l’objectif d’améliorer la pratique du rythme du piéton, qui a une pratique d’urbanité, celui-ci ne peut être envisagé dans une seule dimension physique. L’auteur ajoute qu’« il s’agit alors de réfléchir et de mettre en évidence les procédures permanentes d’ajustement entre la perception du piéton, la mobilisation des ressources (physique, sociale et sensible) de l’environnement et l’action en cours » (Thomas 2004, p. 2)
Dans cette perspective, regardons les deux schémas suivants, notamment afin de mieux comprendre le jeu de rythme entre le « plein » et le « vide » dans la figure 6 (A) et la figure 7 (A), qui sont le résultat d’aménagements avec la dimension physique de la mobilité des piétons. En revanche, les figures 5 (B) et 6 (B) essayent également d’intégrer la dimension sensible du piéton, avec une préférence pour le trajet le plus court.
En effet, sur l’exemple A de la figure 5, le mode actuel des carrefours en milieu urbain privilégie le passage des voitures et, en même temps, diminue l’obstacle physique du passage pour le piéton. En conséquence, les formes urbaines limitent la fluidité du rythme des piétons (le rythme personnel). En revanche, sur l’exemple B, les formes urbaines privilégient le passage piéton. Autrement dit, elles donnent plus de liberté de choix au piéton et favorisent la fluidité du rythme. Pourtant, ce changement impacte le rythme des voitures.
Dans la même démarche, sur l’exemple A de la figure 6, le premier mode de passage piéton donne le choix de la continuité du passage. Cependant, la fluidité (le rythme personnel) du passage peut être interrompue, ce qui influence le rythme des piétons. Au contraire, en plus du choix de continuité de passage, l’exemple B favorise la fluidité de passage et, en conséquence, favorise la fluidité du rythme personnel. Ce modèle favorise les deux dimensions, c’est-à-dire la dimension physique et sensible du déplacement du piéton.
Sur ces exemples, nous avons montré comment le rythme personnel peut s’accorder aux rythmes obligatoire et optionnel dans le milieu urbain.
Le dernier mot du rythme.
L’analyse des relations entre les rythmes urbains et la morphologie de l’espace devient de plus en plus importante pour évaluer la réussite de la reconfiguration d’un espace urbain. La fréquentation des usagers ou les rythmes qu’introduisent les passagers sur un espace aménagé sont de plus en plus considérés comme des outils pour l’urbanisme.
Nous avons vu que le rythme obligatoire « imposé » à l’humain ne peut pas être modifié par les individus. Les collectivités publiques et les urbanistes interviennent plutôt sur l’espace du rythme optionnel. Dans cet espace du rythme optionnel, chaque individu, en tant qu’usager du rythme optionnel, s’intègre son rythme personnel dans l’espace du rythme optionnel.
Afin d’éviter les contraintes du rythme (obligatoire, optionnel et personnel), qui peuvent potentiellement créer des conflits, les collectivités publiques et les urbanistes peuvent envisager de créer un espace du rythme optionnel assez large et flexible. Cela devrait aider les individus à s’intégrer (avec leur rythme personnel) facilement aux flux de passage introduit par le rythme optionnel.
Les urbanistes, en intervenant entre le « plein » et le « vide » en ville, créent un nouveau rythme ou changent le rythme existant. Cette intervention influence la fréquentation d’un espace. Pour pouvoir être réussies, les formes urbaines doivent favoriser la continuité et la fluidité des passages, c’est-à-dire favoriser le rythme personnel de chaque individu.