Les sexualités et les morts sont sans doute parmi les sujets les plus troublants et les plus fascinants auxquels un sociologue puisse se confronter. La raison en est que bien des objets auxquels un sociologue s’intéresse lui demeurent plus ou moins éloignés et extérieurs, même s’il développe avec eux une certaine familiarité, en particulier lorsqu’il en fait son fond de commerce. Mais aucun sociologue, comme aucun être humain, n’échappe à la sexualité ou à sa propre mort. Ces sujets amènent donc, plus que tous les autres, à s’interroger sur la place qu’un sociologue occupe par rapport à des objets d’étude dont il ne peut et ne pourra jamais s’extraire. La particularité de ces objets (les sexualités, les morts) les rend à la fois plus accessibles et plus indéchiffrables, d’une part parce qu’un chercheur a toutes les peines à s’en déprendre pour livrer sa réflexion, d’autre part parce que tout le monde a quelque chose à en dire (ce qui n’est pas le cas de sujets portant sur des groupes professionnels ou des pratiques, fussent-elles majoritaires).
Aussi l’exercice auquel s’est attelée Pascale Trompette, une sociologie économique du « marché des défunts » en France, est-il d’une extrême difficulté. Directrice de recherche au Cnrs, l’auteur a auparavant écrit sur l’emploi et sa négociation sociale, sur l’échange salarial dans une industrie nucléaire et sur le travail dans la Marine nationale. Si la sociologue identifie des mécanismes économiques propres au « marché des défunts », elle leur associe immanquablement du « symbolique », du « sacré » et du « religieux », supposés être là même où ils ne sont pas. En revanche, se focalisant sur la concurrence des acteurs dans un petit marché, elle passe quasiment sous silence d’autres aspects liés aux défunts et notamment la détermination de ce qui est vivant et mort, ainsi que les affects et la politique. Or ces facteurs n’organisent-ils pas autant, sinon davantage que la concurrence, un marché dont il est difficile d’éviter la spécificité ? L’ouvrage sera ainsi mis à l’épreuve d’une critique portant d’une part sur sa méthodologie, d’autre part sur les restrictions opérées par rapport à l’objet étudié.
Les êtres humains meurent, les réseaux leur survivent.
Signalons, au préalable, que l’auteur se focalise sur les cadavres et leur inhumation, traitant marginalement de la crémation, qui concerne 28% des obsèques en 2007 et qui est en constante progression depuis la fin des années 1970.
L’ouvrage débute par une approche historique des négociations, des conflits et des stratégies de régulation entre les acteurs professionnels (principalement les pompes funèbres), publics (l’État et les collectivités locales) et religieux (restreints par l’auteur à l’Église catholique), parties prenantes de l’espace examiné depuis le Moyen Âge jusqu’à la fin du 20ème siècle en France. La deuxième partie, la plus innovante, est consacrée à une présentation économique de la circulation des défunts. Par une analyse fine, l’auteur met en évidence une « économie de la captation » organisant la canalisation des clients vers un prestataire. Dans une troisième partie, la sociologue propose une étude des changements structuraux consécutifs au passage au marché concurrentiel à partir de 1993.
L’histoire des services funéraires, d’après l’auteur, serait celle d’une « lutte constante des différents protagonistes pour exister dans le champ des services au défunt et, au-delà, pour le contrôle économique et/ou symbolique du marché des produits » (p. 29).
Depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à la Révolution, le culte des funérailles mobilise les acteurs que sont la corporation des crieurs jurés, des associations laïques et des membres de collectivités locales, ainsi que les ordres ecclésiastiques. Cette période est marquée par la montée en puissance et la domination de l’Église catholique sur les pratiques concernant les défunts. La Révolution française introduit une rupture, en faisant prévaloir la liberté des inhumations au bénéfice d’un commerce peu organisé (p. 37). Napoléon rétablit, par le décret impérial du 23 prairial an XII (1804), les cérémonies catholiques dans leur forme antérieure à la Révolution. Les services funéraires sont organisés par trois principaux acteurs : les fabriques (administrations catholiques tenues par des laïques, pour la gestion des revenus des paroisses), l’administration municipale et l’industrie privée (p. 40). Pouvoirs publics et pouvoir ecclésiastique règnent sur le champ des pratiques, mais la mise en œuvre des moyens est sous-traitée à l’entreprise privée (p. 52). Une deuxième rupture survient en 1904, sous la IIIe République, lorsque, dans un contexte de séparation de l’Église et de l’État, est votée une loi au bénéfice des municipalités qui met fin au monopole des fabriques.
Le représentant des pompes funèbres est, au XXe siècle, un acteur parmi d’autres d’une prise en charge collective : les religieux, l’hôpital, la famille, le voisinage, la société locale, le fossoyeur municipal, le marbrier, etc. (p. 63). Trompette affirme la disparition du « théâtre des funérailles » (c’est-à-dire la fourniture de matériel, de garnitures et de personnels de cérémonie, tous participant à une mise en scène de « la Mort ») et l’entrée en scène du corps dans le champ des services funéraires que sont principalement le transport sur longue distance, l’hôtellerie funéraire et les soins de conservation. Elle formule l’hypothèse que « l’appropriation du cadavre, associée à cette excroissance du champ d’activité autour de la prise en charge et du traitement du corps avant mise en bière, constitue un vecteur privilégié de structuration du monopole professionnel des pompes funèbres » (p. 74).
Deux phénomènes marquent la seconde partie du XXe siècle. D’une part, l’endroit où les humains meurent est de moins en moins situé à la campagne et de plus en plus en ville (p. 81). D’autre part, la médicalisation croissante de la fin de vie a pour conséquence la concentration de la mortalité au sein des établissements de santé, notamment dans les centres urbains (p. 67).
A la fin du XXe siècle, une entreprise s’étend sur tout le territoire métropolitain par un réseau de succursales et de filiales : les Pompes funèbres générales (Pfg). Concentrant l’essentiel du chiffre d’affaires du secteur, elle connaît une apogée dans les années 1980. Dans les villes qui n’ont pas concédé le service aux Pfg, des petites et moyennes entreprises interviennent comme concessionnaires ou comme agences de funérailles. Les régies municipales constituent un troisième type d’acteur.
Trompette fait état de critiques de la part des consommateurs dans les années 1980 et au début des années 1990, concernant notamment « l’opacité du marché ». « La légitimité du marché concurrentiel comme régime susceptible de se conjuguer à la défense de l’intérêt est acquise », écrit Trompette (p. 95). Aussi, en 1993, la loi du 8 janvier, dite « loi Sueur », établit la liberté d’exercer le service extérieur des funérailles, tout en réaffirmant la mission de service public en la matière (p. 97). Cette réforme est donc menée au nom de l’usager et du consommateur, et dans le but de baisser le prix des obsèques.
La sociologue retrace avec minutie les parcours des défunts. Au début des années 2000, les morts surviennent dans les établissements médicaux, principale demeure des mourants (p. 110), ainsi que dans leur domicile ou dans celui d’un parent. Les défunts sont alors acheminés vers des chambres funéraires, au sein même de l’hôpital s’ils y sont morts. Là, ils peuvent être l’objet de « soins de conservation », selon les techniques de cet embaumement contemporain qu’est la thanatopraxie. Après la présentation du corps ont lieu les étapes de la cérémonie (intime ou publique, religieuse ou civique) et de la sépulture (inhumation ou crémation). Les pompes funèbres se constituent en maître d’œuvre des obsèques. « Des soins au défunt à la mise en scène du cérémonial », soutient Trompette, « l’activité des pompes funèbres engage plus ou moins directement une forme d’élaboration du sacré, comme mise en état, socialement construite, de la mort » (p. 121, souligné par l’auteur).
Trompette décrit des « dispositifs de captation », c’est-à-dire des « agencements symbolico-matériels qui structurent la circulation du client et formatent la mise en relation avec un prestataire donné parmi une offre concurrentielle » (p. 136). Le client serait engagé dans un « achat impliquant », il serait faible en habiletés de calcul et de jugement, et il serait confronté à un espace d’offres le plus souvent inconnu. Il y aurait notamment un « continuum symbolique » entre le service hospitalier et le service funéraire, mais fort discret car, comme en témoigne un cadre hospitalier, « on ne voit jamais un corbillard sortir de l’hôpital » (p. 263).
Trompette montre bien comment, lors de l’organisation des funérailles, le conseiller funéraire domine la relation engagée avec la famille. On comprend pleinement le rapport asymétrique par cette parole rapportée du client demandant à un conseiller funéraire, « Mais qu’est-ce que j’ai à faire ? » auquel le conseiller répond, « Eh bien rien ! » car celui-ci parvient à s’occuper de tout, jusqu’aux cartes de remerciement (p. 208).
Si l’ouverture à la concurrence participe à une redéfinition des positions économiques, le développement du marché de la prévoyance pourrait, d’après Trompette, soutenir la reconstruction de positions dominantes à l’échelle nationale.
La sociologue conclut en faisant l’hypothèse que la canalisation du client n’est pas réductible à une imperfection du marché imputable à la spécificité du contexte funéraire, mais qu’elle constitue « une modalité à part entière de la coordination marchande qui cohabite avec d’autres (prix, qualité, etc.) sur de nombreux marchés » (p. 285). « La fluidité industrielle, » écrit Trompette, « repose sur l’agencement étroit des équipements (services cliniques / chambre funéraire), mais aussi et plus largement sur la construction de réseaux techniques, d’interdépendances stratégiques et d’arrangements coopératifs entre les divers participants à l’espace d’action collective autour du défunt et de sa famille » (p. 286). Même après leur mort, les êtres humains circulent dans des réseaux.
L’économie, le « symbolique » et l’Église catholique.
Le monde, du moins celui des vivants s’occupant des défunts, serait, d’après Trompette, décomposable en deux ensembles : « l’économique » et « le symbolique ». La sociologue n’affirme jamais les choses aussi clairement, mais cette division parcourt constamment son analyse. Elle connecte au « symbolique » deux autres notions, « le sacré » et « le religieux ». Une citation (on pourrait citer tout le livre) illustrera cet usage : « en assurant la disparition des cadavres, les croque-morts tiennent lieu de “passeurs” qui accompagnent les morts jusqu’à leur dernière demeure et accomplissent, au cœur des ritualités funéraires, un premier travail de mise à distance symbolique et pratique » (p. 124 ; je souligne). L’activité des pompes funèbres engagerait, nous l’avons vu, une forme « d’élaboration du sacré » comme mise en état, socialement construite, de la mort (p. 121 ; je souligne).
Il n’est jamais précisé comment le lecteur doit entendre les termes de « symbolique », de « sacré » et de « religieux ». Deux possibilités s’ouvrent lorsque de telles notions sont employées par un sociologue. Tout d’abord il peut les reprendre parce que les acteurs étudiés les utilisent, et dans ce cas il cherche à comprendre comment ceux-ci les emploient. Ce n’est manifestement pas le cas des acteurs étudiés par Trompette, qui s’appuie principalement sur des entretiens réalisés avec des conseillers funéraires et avec des personnes travaillant dans des hôpitaux, sur des comptes-rendus d’observation et d’enquête au sein d’entreprises de marbrerie et de pompes funèbres, et sur des bulletins officiels de la Direction générale de la concurrence, de la consommation, et de la répression des fraudes (Dgccrf). Aucun des acteurs cités ne parle jamais de « sacré », de « symbolique » ou de « religieux », ni ne réclame ou se présente comme exerçant une quelconque « autorité symbolique ». La sociologue prend d’ailleurs le soin de relever que « même s’ils sont de plus en plus présents dans la production et l’offre de services rituels (cérémonies civiles, hommage au cimetière), ils [les pompes funèbres et les soignants] se défendent de revendiquer une quelconque autorité symbolique dans ce domaine, concurrente à celle des prêtres ou officiants religieux notamment » (p. 272 ; je souligne). Si les acteurs s’en défendent, pourquoi ne pas prendre au sérieux leurs discours ? Pourquoi vouloir injecter du « symbolique » et du « sacré » dans des discours et des pratiques de professionnels de la mort qui ne s’y réfèrent pas ? Cela place le sociologue en surplomb : les acteurs ont beau dire ce qu’ils veulent, le chercheur en sciences sociales sait mieux qu’eux ce qu’ils font, et même s’ils le dénient. À l’opposé d’une telle posture méthodologique, Jeanne Favret-Saada (1977, 2009), Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), ainsi que Bruno Latour (2006) ont montré, entre autres, la nécessité de prendre au sérieux les discours des acteurs et la fécondité d’une telle démarche.
Il faut opter, donc, pour une deuxième hypothèse : Trompette importe les notions de « symbolique », de « sacré » et de « religieux » dans des discours et des pratiques d’où elles sont absentes. Ce faisant, la sociologue ne précise pas la manière dont elle entend ces termes, ni comment ils s’articulent les uns avec les autres. Le lecteur comprend que l’économie et le « symbolique » seraient distincts, tandis que le « symbolique » pourrait inclure le « sacré » et le « religieux ». Or ce « symbolique » a l’air si général que l’on ne comprend pas bien pourquoi il n’inclurait pas aussi l’économie. Le « religieux » renvoie presque systématiquement, et souvent implicitement, au catholicisme, parfois plus largement au christianisme, comme s’il n’existait qu’une seule religion en France. Soit le passage suivant : « Les familles françaises affectionnent ce détour [du cortège funéraire] par l’église, même si, à leur grand regret, le prêtre est bien souvent remplacé par un(e) laïque investi(e) de la mission de guider la cérémonie religieuse. Renouer avec la liturgie, prendre le temps de la célébration, se rassembler sur le parvis, l’église du village ou du quartier reste un lieu privilégié pour le déplacement des élaborations symboliques autour du défunt » (p. 114 ; je souligne). Comment la sociologue peut-elle affirmer cette « affection » et ce « grand regret » des « familles françaises » ? Rien ne vient l’étayer : aucune enquête de terrain, aucune référence à un travail qui aurait montré ce point ne sont signalés, et aucune nuance n’est apportée pour prendre en compte ceux qui seraient, entre autres possibilités, protestants, musulmans, juifs, bouddhistes ou athées. Reste le « sacré », auquel il faut adjoindre des « rites » que désigne la sociologue : aucun indice ne permet de déterminer ce qui relèverait du « sacré » et du « rite » et ce qui en serait exclu, et surtout pas les discours et les pratiques des acteurs puisque bien que ces notions leur soient étrangères, elles leur sont quand même appliquées.
Or les morts peuvent n’avoir aucun lien avec le « sacré » et le « religieux ». Alain Testart a montré ainsi que les hommes, les femmes et les animaux qui ont été mis intentionnellement à mort à l’occasion du décès d’un personnage généralement d’une certaine importance sociale, et qu’il nomme les « morts d’accompagnement », ne sont pas des sacrifices et n’ont aucun rapport avec une pratique « religieuse » ou « sacrée » (Testart, 2004). À l’inverse, en certaines situations et à certaines époques, la religion peut être très présente et organiser les morts, comme cela a été le cas au Moyen Âge (nous y reviendrons dans un instant) ou, comme le décrit Nathan Wachtel (2009), au début du XVIIIe siècle en Espagne et au Portugal, lorsque ceux qui devant les tribunaux de l’Inquisition s’obstinent à proclamer leur foi dans la loi de Moïse, les « relaxés » (relajados), sont brûlés sur le bûcher. Historiquement, il a donc existé des situations dans lesquelles les morts étaient liés à une ou des religions, lesquelles pouvaient même être la cause de la mort et organiser jusqu’à la manière de mourir, tandis que dans d’autres situations les morts n’avaient aucun lien avec la religion.
Pour sa part, Trompette présuppose que dès qu’il y a des morts, il y aurait du « religieux » et du « sacré ». « Tout se passe, » écrit-elle encore, « comme si les pompes funèbres nous invitaient à entrer subrepticement dans ce marché avec la même religiosité que l’approche du seuil d’une église » (p. 129 ; je souligne). Mais, précisément, il ne peut s’agir de la « même religiosité », puisqu’il n’y a pas de religiosité. Les situations dans lesquelles les humains décèdent en France au début du XXIe siècle sont plus complexes que l’hypothèse défendue par Trompette, et elles nécessiteraient une analyse méticuleuse qui repérerait les cas dans lesquels la religion est présente, et de quelle manière (par exemple par des phrases prononcées par des proches qui s’y réfèreraient, ou bien par la présence d’un religieux), et les distinguerait des cas dans lesquelles la religion est absente.
Du fait de son présupposé, la sociologue peine alors à expliquer pourquoi d’une part les professionnels du funéraire formeraient, d’après elle, une profession « sans honneur ni considération », alors que d’autre part elle leur prête des caractéristiques « sacrées ». Bien que relevant, d’après Trompette, du « symbolique », le commerce des défunts serait « socialement sanctionné lorsqu’il est exclusivement destiné à la réalisation de profits privés ou non associés à des finalités légitimes » (p. 171). Là résiderait, nous dit Trompette, une limite forte à l’accès de ce marché à une « véritable légitimité sociale », affirmant que les pompes funèbres figureraient « au bas de l’échelle du prestige social » (p. 171). Depuis l’ouverture du marché en 1993, les « dispositifs de captation » mettraient en scène une concurrence anarchique et « le prix à payer » serait « la crise de confiance du public » et « la sanction collective assignant les pompes funèbres au déshonneur social » (p. 283). Mais la conséquence d’un tel raisonnement serait que, pour que le commerce lié aux défunts ne soit pas socialement sanctionné, il faudrait qu’il ne soit pas exclusivement destiné à la réalisation de profits privés ou que ces profits soient associés à des finalités légitimes.
Pour réfuter cette hypothèse, nous revenons à la situation médiévale, qui nous permet de comparer la situation actuelle, dans laquelle la religion n’est pas présente, avec une autre où elle l’est. Or, dans les deux cas, les morts sont toujours sources de profits, c’est-à-dire que ceux qui se chargent ou sont chargés de s’en occuper en font une activité économique productrice de richesse, qui d’ailleurs est beaucoup plus importante au Moyen Âge qu’au XXIe siècle. À partir du IXe siècle, les ecclésiastiques s’occupèrent davantage des défunts. D’après Michel Lauwers (1996), c’est surtout aux XIe et XIIe siècles que l’institution ecclésiale s’est efforcée d’exercer un contrôle plus strict sur le culte des défunts. Aux XIe et XIIe siècles, le culte des morts forme un système à trois niveaux : culte de tous les défunts, celui des ancêtres-fondateurs des communautés religieuses, et celui des saints. En outre, la manipulation rituelle des cadavres, sous la forme de transferts d’ossements, est une pratique courante aux XIe et XIIe siècles. La fonction funéraire des communautés religieuses et le jeu d’échanges qu’elles organisent conduisent à une reconnaissance du rôle social de l’Église. Les communautés ecclésiales ont la charge essentielle d’entretenir la mémoire des nobles et des défunts. En raison du rôle joué par le culte des morts dans la consolidation de leur pouvoir, les communautés religieuses aménagent à l’intérieur de leur enceinte des espaces funéraires inviolables (Lauwers, 1996, pp. 193-194). « Les morts étaient, » écrit Lauwers, « sources de richesses, d’autorité et de pouvoir » (p. 205). Les sépultures et les reliques constituent alors autant de sources de dons, qui permettent l’enrichissement d’une communauté qui les possède.
Ce rappel historique du rôle de l’Église catholique en France amène par ailleurs à s’interroger sur le statut donné par Trompette à un auteur sur lequel elle fonde principalement son analyse sur la Révolution française et le XIXe siècle, un certain B. Gaubert. L’auteur se réfère à Gaubert (cinq fois en dix pages, pp. 37-46) sans rien dire des positions en général de celui-ci et elle donne à penser que le point de vue de celui-ci tiendrait lieu de vérité historique. Ainsi, lorsque la sociologue parle de la Révolution française, elle met en avant cette citation de Gaubert : « Il ne resta plus rien des institutions anciennes, fabriques, culte, religion, rites funèbres, tout fut renversé » (p. 37). Plus loin, Trompette fait sienne l’affirmation de Gaubert selon laquelle, sous la Convention, l’institution des funérailles civiques aurait été animée par un principe supérieur, celui « d’imposer la dignité des funérailles par la seule majesté de la loi, sans appareil, sans faste et à l’exclusion absolue de toute pensée religieuse » (p. 168).
Or Gaubert publie en 1875 son traité juridique sur les inhumations et les pompes funèbres en défendant, ce que ne signale pas Trompette, des positions conservatrices et catholiques dans un débat important sur les défunts, qui aboutit à la loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles. Gaubert n’est pas et ne peut pas être neutre vis-à-vis de la Révolution française, lui qui affirme par ailleurs que « la secte des libres penseurs est l’une des plaies de notre époque » (Gaubert, 1875, tome 2, p. 342) et qui s’indigne que les « forts de la secte font bonne garde autour du lit [du défunt] pour écarter le prêtre » (p. 343). Dans le débat sur les funérailles au début de la IIIe République, l’histoire de la Révolution française est centrale, opposant les catholiques, qui en dressent un tableau noir, aux « libres penseurs », qui l’exaltent et qui réclament et obtiennent l’autorisation de la crémation, parachevant un projet « révolutionnaire » qui aurait été stoppé par Napoléon à travers le décret du 23 prairial an XII.
Le « marché des défunts » n’existe pas.
Trompette n’a pas souhaité entrer dans les spécificités du commerce lié aux morts mais étudier comment naît la concurrence dans un petit marché. Or, on peut se demander si les phénomènes qu’elle décrit ne résultent pas au contraire des spécificités du lien avec la mort, qui engage beaucoup plus que l’économie : se jouent des enjeux anthropologiques, affectifs et politiques. Ou, pour le dire autrement, si les morts sont devenus un enjeu économique beaucoup moins fort qu’ils ne l’étaient au Moyen Âge, ils sont restés un enjeu politique majeur. En effet, se posent premièrement la question de la frontière entre le vivant et le mort, deuxièmement celle des affects provoqués par les morts sur les vivants, et troisièmement celle des morts comme objets politiques.
Dans le traitement des défunts au début du XXIe siècle analysé par Trompette, je soulignerai qu’a disparu la problématique de la « mort réelle » et de la « mort apparente » qui était fort présente au XVIIIe (Milanesi, 1991) et au XIXe siècle. La sociologue soulève à la fois précisément et en la réduisant la question de la frontière entre le mort et le vivant. Elle ne l’évoque qu’à travers les soins apportés au cadavre. Si l’être humain est mort, souligne l’auteur, il existe une « vie biologique du cadavre : soignants, thanatopracteurs, pompes funèbres, si l’objet de leur intervention n’est qu’une simple dépouille, ces acteurs n’en sont pas moins confrontés à un corps actif biologiquement, exposé à un long processus de décomposition, potentiellement porteur de maladies infectieuses, sujet à risque en termes d’hygiène et de salubrité publique » (p. 109). La problématique de la frontière entre la vie et la mort est rabattue sur cette « vie après la mort qu’est la mort biologique du corps défunt » (p. 109).
La sociologue se limite à la présentation d’une théorie « biologique » pour laquelle, dès lors qu’un corps humain serait mort, il n’en serait pas moins source de vie dans sa décomposition même. Mais la question de ce que sont ces corps n’est pas posée. Or, nous dit Donna Haraway, « les corps, donc, ne naissent pas ; ils sont fabriqués » (2009, p. 363), et elle ajoute : « leurs limites se matérialisent dans l’interaction sociale » (p. 364).
En outre, la question de ce qui est vivant, de ce qui est mort, et de ce qui n’est ni vivant ni mort est plus complexe que ne l’expose Trompette. Il manque là une comparaison avec d’autres situations dans lesquelles se pose la frontière entre la vie et la mort. Julien Bonhomme, dans un recueil d’articles consacrés aux morts en Afrique francophone, nous rappelle que « les morts ne sont pas morts » (2008, p. 159), suivant là une expression du Sénégalais Birago Diop, issue d’un poème des années 1940. Certes, souligne aussitôt l’anthropologue, cela ne signifie pas pour autant que les morts seraient vivants. Les morts conservent par-delà leur trépas un lien avec la communauté des vivants, en intervenant activement dans leurs affaires pour le meilleur ou pour le pire, leur apportant du bonheur ou du malheur. Dans le même recueil, un bel article de Julien Bondaz porte sur les fétiches au musée national du Mali. Pour certains visiteurs ou agents du musée, les objets rituels exposés ou conservés sont encore bien vivants, constate Bondaz. Ainsi un des agents du musée « communique » avec les objets conservés dans la réserve, tandis qu’un visiteur, forgeron de son état, a félicité un objet dans une salle. Les objets ont la possibilité de continuer à vivre réellement dans un musée par leur insertion dans un contexte relationnel, qu’il soit rituel, pathologique, ou autre. Car, écrit l’auteur en se référant à la théorie de l’art d’Alfred Gell (1998), « la vie de l’objet n’est donc plus définie en fonction de son inscription dans un réseau de relations sociales (métaphore méthodologique) mais en fonction de son insertion dans des circulations et des rapports de force, dans des interactions (métaphore rituelle) » (Bondaz, 2008, p. 143).
Il nous faut maintenant revenir aux dispositifs de captation analysés par Trompette. S’ils existent sous la forme décrite, celle d’une « fluidité industrielle », c’est parce que la question ne se pose plus ou pas pour la majorité de la population française, et surtout pour l’État, de la frontière entre la vie et la mort. Le dispositif économique nécessite et se fonde sur un accord partagé et validé par le droit concernant la reconnaissance d’un décès. Si demeuraient des incertitudes concernant les morts (apparents ou réels ?) ou si ces derniers étaient inscrits dans d’autres interactions sociales, alors les dispositifs de captation ne pourraient pas exister.
Autant pour les corps que pour la détermination de ce qui est vivant, mort, ou ni l’un ni l’autre, il est nécessaire de prendre en compte les discours et les pratiques des acteurs, et de les prendre en compte sans projeter sur eux des théories importées d’ailleurs. Ce problème qui traverse le travail de Trompette se pose de manière encore plus aiguë avec les affects. En effet, parmi les mille choses qui surviennent dans la vie des êtres humains en les affectant, la mort de l’un d’entre eux est sans doute l’une des plus partagées et des plus intenses. Or l’une des conséquences de la posture (en surplomb) de la sociologue par rapport aux acteurs qu’elle interroge (ou étudie) est la disparition quasi complète des affects. Dans un rare instant où ceux-ci semblent être repérés, la sociologue relève que « l’expression de l’émotion reste au cœur du cérémonial, cependant largement dépouillé d’enjeux statutaires ou de marques théâtrales, pour se redéployer à travers d’autres manifestations commémoratives plus authentiques telles que gestes, paroles, recueillements » (p. 198 ; je souligne). En dehors de la mise en scène de ces émotions, et alors qu’il est question de défunts d’un bout à l’autre, le livre est vidé de tout affect. Certes, l’on pourrait rétorquer qu’il s’agit de sociologie économique, et non pas de sociologie des affects. Mais cet argument tombe vite, me semble-t-il : comment penser que les affects n’interviennent pas dans les comportements économiques d’êtres humains lorsque ceux-ci procèdent à des achats liés à la mort de l’un d’entre eux ? De plus, une multitude d’affects peuvent se présenter lors d’un décès, allant de l’émotion qui submerge, la douleur inconsolable au ressentiment en passant par l’indifférence et le soulagement. Si toutefois les affects n’entraient d’aucune manière comme facteur de choix dans les achats de produits et services funéraires (ce qui est peut-être le point de vue de Trompette), il aurait au moins fallu qu’elle s’en explique (ce qu’elle ne fait pas).
Le dernier aspect qui est absent, et qui pourtant l’est moins que les autres, est la politique. On mesure tout d’abord la disparition de la préoccupation concernant l’hygiène en tant que problème public. Au XVIIIe siècle, les cadavres étaient considérés comme des causes d’empoisonnement, en plus d’être une source de puanteur. A la fin du XIXe siècle, les cadavres n’échappent pas aux partisans d’une politique de l’hygiène qui se déploie dans tous les secteurs sociaux. Un siècle plus tard, l’hygiène n’est présente dans le « marché des défunts » qu’à travers les soins apportés aux cadavres.
Toutefois le problème politique le plus important concernant les défunts est celui de leur statut. Les morts, comme les vivants, ne s’appartiennent pas eux-mêmes. Ils appartiennent à l’État, ou plutôt l’État se les approprie, et organise leur circulation. Pourquoi les morts restent-ils pris dans des réseaux ? Pourquoi existe-t-il des « dispositifs de captation » qui les empêchent de se disperser ? L’explication, me semble-t-il, n’est pas seulement économique mais aussi, et peut-être avant tout, juridique et politique : elle est à chercher dans ce rapport étroit créé entre la « Nation » et les « morts » et qu’a analysé Marcel Detienne (2008 ; voir notre critique).
Le marché décrit par Trompette n’est pas celui des humains qui viennent de décéder, mais de certains produits funèbres vendus par des vivants à d’autres vivants pour s’occuper des morts. Dans un apparent paradoxe, ce que nous montre la sociologue, c’est que le « marché des défunts » n’existe pas. Il n’est en effet nullement question d’un marché des défunts, qui ne sont ni à vendre ni à acheter, et qui juridiquement ne peuvent pas l’être qu’ils soient sous forme de cadavres comme sous forme de cendres (depuis la loi n°2008-1350 du 19 décembre 2008 relative à la législation funéraire). Ce qui existe et que décrit la sociologue est un marché de produits et services attenant aux défunts : principalement des soins apportés aux cadavres, des transports, des cercueils, des tombeaux (il manque notamment à cette liste des urnes).
« Avec tel ou tel accent particulier, ce thème existentiel de la mort solitaire apparaît plus fréquemment à l’époque moderne qu’à aucune époque antérieure, » affirmait au début des années 1980 Norbert Elias (1998, p. 80). Cependant, les dispositifs de captation, décrits par Trompette, montrent combien l’idée reçue et formulée entre autres par Elias, selon laquelle les morts n’auraient jamais été aussi solitaires, est fausse. Les morts, au contraire, ne cessent d’être encadrés, contrôlés et pris en charge par les vivants, qui les laissent le moins possible s’évader du maillage social.
Pascale Trompette, Le marché des défunts, Paris, SciencesPo, 2008.