Sur le boulevard de la Chapelle, à proximité du quartier de la Goutte d’Or (Hécate Vergopoulos, 12.04.2012)
« Le tourisme est la bêtise en marche », annonce James, le personnage principal du roman de Don DeLillo Les Noms. « On s’attend à ce que vous soyez bête, explique-t-il. Le mécanisme entier du pays d’accueil est réglé en fonction de la stupidité d’action du voyageur. On circule dans un état d’hébétude, les yeux rivés sur des cartes pliantes illisibles. On ne sait pas comment parler aux gens, comment se rendre d’un endroit à un autre, ce que représente l’argent, l’heure qu’il est, ce qu’il faut manger et comment le manger. La bêtise est la norme. » (DeLillo, 1990, p. 63). Certes, on pourrait nuancer et affirmer qu’il s’agit sans doute moins de bêtise que d’absence de savoirs et de savoir-faire pratiques (compétences spatiales, interactionnelles ou autres). Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : le tourisme, cette pratique culturelle qui, le plus souvent, n’est que celle des « meutes » et des « hordes », fait l’objet d’une véritable « touristophobie » généralisée (Urbain, 2002). Comment comprendre dès lors qu’une institution culturelle telle que l’Institut des Cultures d’Islam (Ici) de Paris ait choisi de déployer tout un dispositif communicationnel visant à qualifier l’un de ses plus éminents résidents, à savoir le photographe britannique Martin Parr, de touriste ?
Recontextualisons. Au mois de janvier 2011, l’Ici accueille le photographe pour une semaine de résidence. Celui-ci a pour mission de déambuler dans les rues de la Goutte d’Or parisienne et de proposer une couverture photographique documentant l’ordinaire de ceux qui participent à la vie du quartier ou la partagent, en focalisant spécifiquement son attention sur la culture islamique qui s’y déploie. L’objectif du projet est de présenter un visage peu médiatisé de ce quartier pris en étau entre paupérisation, liée à différentes vagues d’immigrations — rurales au 19e siècle, européennes au tournant du 20e puis, plus récemment, africaines et sri-lankaises — et embourgeoisement, lié aux initiatives politiques et associatives de réhabilitation (Lallement, 2010 ; Pinçon, Pinçon-Charlot, 2009). Le fruit de ce travail est livré au public, entre le 6 avril le 2 juillet 2011, à l’Ici, sous la forme d’une exposition.
L’exposition présente près d’une quarantaine de photos rassemblées en quatre thèmes : (1) « Melting Potes » rend compte de la diversité culturelle du quartier à partir de clichés représentant aussi bien des charcutiers, des patrons de café que des P.O.U.F.S. (membres de la Petite Organisation Ultra Féminine) ; (2) « Spiritualités » dresse le portrait de diverses formes d’engagements, qu’ils soient religieux (scènes de recueillement) ou profanes (cliché de la styliste Sakina M’sa qui propose des cours de couture aux femmes du quartier ou d’un représentant de la S.A.P.E., Société des ambianceurs et des personnes élégantes) ; (3) « Rituels » rassemble, là encore, le sacré et le profane dans un même ensemble, avec des photos de scène d’ablution ou de shopping dans l’ancien cinéma Barbès-Pathé, vraisemblablement construit en 1935 par Gustave Eiffel (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2009, p. 200) ; et (4) « La I-Cité », au moyen de scènes de prières dans la rue, attire l’attention sur le manque d’infrastructures religieuses dans le quartier. De manière générale, on y voit des portraits de résidents ordinaires et de figures emblématiques de la Goutte d’Or, des commerçants et leur boutique, des scènes de prières, de repas ou encore de coiffure.
Que ce soit au cœur de l’exposition, dans les lignes de son catalogue ou dans celles de son dossier de presse, la figure du photographe, telle qu’elle est convoquée et travaillée par le discours de l’Institut, fait l’objet d’une véritable construction symbolique dont l’un des principaux enjeux consiste à instituer la qualité « touristique » d’un Martin Parr explorant la Goutte d’Or. Mais si le touriste est un idiot au sens de Dostoïevski (Urbain, 2002), s’il est en outre aussi bête que James semble le croire, faire le « portrait de l’artiste en touriste », est-ce vraiment bien stratégique de la part de l’Ici ? Un artiste, un observateur du social, en particulier quand il a déjà travaillé sur le tourisme pour en faire l’acerbe chronique, peut-il être un « simple touriste » comme celui que nous présente l’Ici ? La résidence artistique et le séjour touristique sont loin d’être équivalents, et si le second est aujourd’hui consommé massivement, le premier continue de faire exception. Pourquoi l’Ici chercherait-il à mettre en sourdine le caractère remarquable de la résidence artistique au profit d’un modèle mondialisé de la consommation marchande des biens culturels ?
Dans les lignes qui suivent, on tentera d’apporter des éléments de réponses à ces questions, en entrant littéralement dans les discours de l’Institut des Cultures d’Islam pour en comprendre le fonctionnement, saisir la manière dont le photographe s’y trouve re-présenté et montrer que la construction discursive de la figure de Martin Parr occupe, pour l’Ici, une position stratégique du point de vue politique.
L’objectif sera double. Il s’agira d’une part de montrer que le tourisme, comme représentation en circulation dans l’espace social et culturel, ne procède pas exclusivement de l’usage idiot du monde. S’il est associé à la bêtise, à la vulgarité ou à l’inconscience, le tourisme apparaît également comme un opérateur central de la transformation des points de vue sur le territoire et le quotidien, notamment dans leurs dimensions sociales et culturelles. Le tourisme ne serait ainsi pas uniquement une pratique du déplacement spatial. Comme représentation et indépendamment d’un quelconque franchissement de frontière, il semble pouvoir également s’imposer comme un modèle positif de la construction d’un rapport à l’espace et de l’interprétation du territoire, ce qui expliquerait pourquoi l’Ici tente de faire de Martin Parr un « simple touriste ».
D’autre part, il s’agira de montrer que l’élaboration touristique a malgré tout ses limites. Martin Parr ne saurait être un touriste « comme les autres », ne serait-ce que parce peu d’entre eux parviennent à exposer leurs clichés (ailleurs que sur les murs de Facebook ou ceux de Flickr) et à s’attirer aussi massivement les critiques élogieuses des médias. Les limites de cette élaboration discursive permettront ainsi de mettre en évidence le jeu d’une stratégie communicationnelle forte conduite par l’Ici. Exploitant l’artiste et son travail comme un pré-texte (un texte premier), l’Institut n’a de cesse de vouloir le commenter, le faire parler, lui imputer un certain discours afin d’opérer une reconfiguration « médiatisable » de l’identité de ce quartier parisien, souvent pointé du doigt dans les grands « débats » de société liés à l’immigration, la laïcité, la délinquance ou encore la prostitution.
Distance focale.
L’Institut des Cultures d’Islam revient volontiers sur ce qu’il identifie comme une « association curieuse » : celle qu’il a spécifiquement souhaité construire avec Martin Parr. Il s’agit, selon lui, d’un mariage « risqué » en ce sens que le photographe est connu pour son « œil sans concession » (Ici, dossier de presse, p. 2 ; Ici, catalogue de l’exposition, p. 2 ; Ici, panneau de l’exposition « Welcome to the Goutte d’Or »).
Pourquoi l’Institut évoque-t-il ce « risque » ? Cherche-t-il à anticiper une éventuelle critique de sa programmation ou une éventuelle lecture de l’exposition ? S’excuse-t-il d’avoir fait appel à cet artiste contesté, notamment par Henri Cartier-Bresson (Parr, 2010, p. 70), qui se déclare « populaire » alors même qu’il est membre de la prestigieuse agence Magnum ? Concède-t-il que le projet de Martin Parr et le sien divergent sur certains points ? Ou bien s’agit-il d’une stratégie rhétorique, d’une construction communicationnelle visant un effet de sens ?
C’est cette dernière interprétation qui retiendra notre attention en ce sens qu’une étude des discours de l’Institut permet de mettre en évidence le fait que l’élaboration de la figure du photographe a constitué l’un des principaux enjeux de l’exercice de médiation et de communication autour de l’exposition ; un des principaux enjeux, donc, de la définition et de la qualification même du projet au moment de sa réalisation. En tentant de faire du photographe un « outsider », l’Institut entend montrer que celui-ci s’est tenu à distance de son objet, distance heuristique dès lors qu’elle se trouve délestée du contexte socioculturel qui l’accompagne et le sature d’a priori.
L’outsider.
Les différents supports de médiation et de communication liés à l’exposition reviennent à plusieurs reprises sur le fait que Martin Parr n’est ni résident parisien, ni même français, pas plus qu’il n’est pratiquant de l’islam. Autrement dit, il ne semble, de fait, aucunement impliqué, que ce soit en tant que partie prenante, acteur ou simplement témoin, dans les problématiques et les questionnements sociaux et culturels auxquels l’Institut souhaite donner une plus grande visibilité.
Bien sûr, la mission de l’Ici n’est pas de promouvoir uniquement des projets conduits par les résidents de la Goutte d’Or côtoyant ou pratiquant l’islam. Il est bien plus vaste puisqu’il consiste à donner la parole à une pluralité d’acteurs (artistes, écrivains, intellectuels, ou autres) dans le but de montrer que « l’Islam est une source d’inspiration et de création pour tous » (Ici, dossier de presse, p. 14). Cependant, ce n’est pas Martin Parr qui est à l’initiative de cette association. C’est bien l’Institut en la personne de sa directrice, Véronique Rieffel.
Le photographe avait déjà travaillé auprès de communautés religieuses à l’occasion d’un reportage dans le West Midlands. Il avait ainsi été amené à photographier des représentants de diverses communautés aussi bien parmi les hindouistes que les musulmans ou les juifs. Mais ce n’est pas une volonté de poursuivre cette première expérience qui a suscité son intérêt pour le projet de l’Ici. En effet, à la question de Véronique Rieffel qui lui demande « Qu’est-ce qui vous a donné envie d’accepter ce reportage photographique à la Goutte d’Or ? », celui-ci répond :
Ça me semblait à la fois passionnant et difficile… Je trouvais que c’était un bon sujet et un vrai challenge ! Déjà, il est compliqué de prendre des gens en photo en France… À cause d’une certaine forme de paranoïa que, n’étant pas sociologue, je ne m’explique pas et aussi d’un dispositif législatif de droit à l’image très contraignant, il faut toujours se promener avec deux assistants : un pour les repérages et un rien que pour les autorisations ! Ajouté à cela la barrière de la langue (je ne parle pas un mot de français et les Français souvent parlent peu anglais) et le fait qu’on a affaire à des personnes dont la religion introduit un rapport particulier avec l’image… Je me suis dit qu’il faudrait quasiment cinq personnes avec moi ! Mais alors, du coup cela rendrait notre présence dans le quartier trop imposante et le rapport avec les gens moins intime ! Bref, c’était une sorte de mission impossible ! Et ça, ça me plaît ! (Ici, catalogue de l’exposition, p. 28).
Quand il accepta la proposition de l’Institut, ce n’est donc pas pour une quelconque raison religieuse, à la fois politique et sociale. Quand il dit « oui » à Véronique Rieffel, Martin Parr est essentiellement mû, selon les dires qui lui sont attribués par l’Ici, par des motivations techniques et juridiques liées aux problématiques de la captation d’image.
En résumant, le projet a été conduit par un artiste qui connaît peu, voire pas du tout la Goutte d’Or ; un artiste qui, bien qu’il se penche volontiers sur les questions sociales, n’a pas véritablement montré de vif intérêt pour la question religieuse et encore moins musulmane ; un artiste qui, bien qu’il ait accepté avec enthousiasme le projet, n’en est pas à l’initiative. Martin Parr est présenté par les discours de l’Ici comme occupant la position d’un « outsider » dans cette Goutte d’Or parisienne qu’il nous livre pourtant à travers ses photographies.
La construction de l’altérité.
Les discours de l’Institut convoquent, plus généralement, le photographe pour et à travers son extériorité. Il est mobilisé et qualifié, dans les dispositifs de médiation et de communication liés à l’exposition, comme un étranger sur le sol parisien. Précisons : il n’est pas l’un des déviants d’Howard Becker (1985), pas plus qu’il n’apparaît comme l’un des exclus de Norbert Elias et John Scotson (1997) ; il n’est pas, non plus, une incarnation de cette forme sociologique appartenant au groupe que Georg Simmel a figurée sous les traits de « la personne arrivée aujourd’hui et qui restera demain ». Il est, au contraire, l’opposé de cet étranger-là : il est « ce voyageur qui arrive un jour et repart le lendemain » (2004, p. 53). Ainsi, l’altérité du photographe n’est pas celle d’un type social, mais une configuration symbolique singulière d’une situation d’échanges et de communication ne renvoyant pas à la marge sociale, mais à la pratique de visite en territoire autre.
De manière générale, les dispositifs de médiation et de communication insistent largement sur cette altérité du photographe. Ainsi, l’exposition s’intitule « The Goutte d’Or », cherchant, par l’usage anglophone de l’article défini, à montrer qu’elle donne à voir le regard d’un étranger sur le quartier. Par ailleurs, dans le dossier de presse, on trouve une sorte de carnet de bord relatant la manière dont le photographe a mené sa résidence jour par jour qui s’intitule, quant à lui, « Martin Parr : an Englisman in “The Goutte d’Or” ». Là encore, l’extériorité d’un point de vue est signifiée par l’usage de la langue anglaise. Il y a, en somme, Martin Parr et il y a un certain « nous » : « Une résidence de Martin Parr est déjà en soi un événement. Qu’elle se soit passée “chez nous”, à la Goutte d’Or est un signe très fort » (Ici, catalogue de l’exposition, p. 2).
S’il est pensé dans son altérité — dans son extranéité —, c’est plus précisément en tant qu’anglo-saxon. Le titre du carnet de bord le montre. L’édito du catalogue d’exposition aussi, lorsqu’il évoque, en le culturalisant, le « regard d’anglo-saxon » du photographe (Ici, catalogue de l’exposition, p. 2), expression reprise dans l’édito du dossier de presse (Ici, dossier de presse, p. 2), qui, en outre, revient sur son caractère « “so british” » (Ici, dossier de presse, p. 8). En somme, les différents dispositifs de médiation et de communication identifient l’altérité de Martin Parr en même temps qu’ils la localisent dans une culture anglo-saxonne et, plus spécifiquement, britannique. Cette localisation doit renvoyer à un certain imaginaire du regard. Celui de ces hommes et de ces femmes « flegmatiques », « incisifs » certes, mais « humanistes » et pleins « d’autodérision ». Martin Parr, c’est l’étranger aguerri, mais néanmoins insatiable et bienveillant qui vient porter son regard sur la Goutte d’Or.
Une question simple se pose : pourquoi en passer par là pour donner un sens au travail d’un photographe aussi reconnu et prestigieux que Martin Parr ? Que se joue-t-il, plus précisément, dans cette mise en scène — cette mise en discours — de l’altérité du regard du photographe ?
Distance et « fraîcheur » du regard exogène.
À une autre question de Véronique Rieffel, qui lui demande, après avoir rappelé que « le quartier de la Goutte d’Or est souvent perçu comme le quartier musulman de Paris, comme une sorte de ghetto » et que « les médias et les hommes politiques le voient souvent comme un déversoir de tous les problèmes : islam, drogue, prostitution, etc. », s’il a « essayé de donner une autre image du quartier », Martin Parr répond : « Franchement, je n’étais pas au courant de tout ça. Je ne suis pas Français et par conséquent je ne lis pas les journaux français. » (Ici, dossier de presse, p. 10 ; Ici, catalogue de l’exposition, p. 28).
Cet aveu n’est pas vraiment étonnant. Ce qui l’est plus, en revanche, c’est le choix pleinement communicationnel de l’avoir fait figurer dans l’extrait d’interview publié à la fois dans le catalogue de l’exposition (qui offre une certaine lecture des œuvres) et dans le dossier de presse (qui anticipe la circulation médiatique de l’exposition). Quel peut être l’intérêt de mettre en évidence la non-connaissance des questions et débats, à la fois sociaux, politiques, culturels et économiques, que soulève ce quartier quand l’objectif de l’exposition est précisément de promouvoir sa diversité et sa richesse culturelles ?
La réponse, on peut la trouver dans ces mêmes documents. On y lit ainsi que, du fait de son appartenance à une culture prétendument « autre » (ne l’oublions pas et l’Institut n’a de cesse de nous le répéter : le photographe est « anglo-saxon »), le regard de Martin Parr « qui perçoit la place du religieux dans la ville sous un angle différent du nôtre permet d’apporter un souffle d’air frais dans un débat souvent étouffant » (Ici, catalogue de l’exposition, p. 2).
En somme, c’est parce qu’il aurait une compréhension différente de la nôtre des questions que soulève l’Islam dans notre société, c’est parce qu’il ne saurait pas comment, en France, ces questions sont traitées, brandies, dénoncées ou niées, et qu’il ne connaîtrait pas leurs réalités quotidiennes, qu’il pourrait prétendre « apporter un souffle d’air frais ». Martin Parr, du moins tel qu’il est institué comme figure sociale par le discours de l’Ici, c’est un regard exogène au système et c’est en tant que tel qu’il est à la fois bienvenu et légitime pour explorer et documenter l’ordinaire et « l’immédiat » de l’islam dans la Goutte d’Or parisienne.
C’est que son altérité lui assurerait une distance à laquelle nous ne saurions prétendre, puisque nous serions entièrement pris dans les discours qui accompagnent la vie médiatique de ce quartier parisien et qu’il nous serait conséquemment difficile d’en avoir une vue « nette ». Faire de Martin Parr un « autre » de notre culture permet ainsi à l’Ici d’incarner la distanciation dans la figure de l’artiste, d’instituer un regard neuf sur un fragment de territoire que l’Institut juge saturé d’informations médiatiques.
Le point et le flou artistique.
De manière générale, l’Institut des Cultures d’Islam aime travailler son positionnement culturel, social et politique selon une logique de renversement des points de vue sur l’endotique et l’exotique. Se proposant de participer à la construction comme à la reconnaissance d’un islam parisien, français et européen en partant du principe que les cultures d’Islam ne se réduisent pas au seul monde arabe, l’Institut, qui a choisi pour acronyme « Ici », précise ainsi que sa mission consiste à « accorder une place “ICI” à ces cultures venues “d’ailleurs” » et se définit comme « le lieu d’accueil, unique en son genre, des cultures que l’on dit “d’ailleurs” mais qui s’avèrent résolument “d’ICI” » (Ici, dossier de presse, p. 14). L’Institut se propose, en somme, de démanteler cette logique d’exclusion réciproque contenue dans une différenciation du « nous et les autres » — pour reprendre ici les termes de Tzvetan Todorov (1989) — en brouillant la ligne de partage entre ce qui circule comme « identité » et « altérité ».
Le travail de Martin Parr, tel qu’il est présenté dans les discours de l’Ici, cherche à renforcer ce processus de renversement des points de vue. Ceux-ci convoquent ainsi l’œil d’un représentant, non pas d’un « nous, parisiens » ou d’un « eux, musulmans » qu’il s’agit, à terme, d’indifférencier, mais celui d’un autre vis-à-vis d’un « islam parisien ». Cette altérité, l’Institut la fonde en mettant en œuvre un « processus d’affectation » (Jodelet, 2005, p. 9) à l’issue duquel le photographe se voit identifié, dans le discours, comme un véritable touriste.
La figure du touriste.
À plusieurs reprises, en effet, les documents de médiation et de communication mettent en avant le statut de touriste de Martin Parr dans la Goutte d’Or. D’abord en insistant sur sa nationalité étrangère, ensuite en le qualifiant de façon univoque de « simple touriste » (Ici, catalogue de l’exposition, p. 5 ; Ici, panneau de l’exposition « Melting Potes »). Si cette sémantique déclarative ne suffit pas à transformer de manière structurante le statut social du photographe, elle participe cependant largement à la construction d’une certaine « lecture » de l’exposition programmée à l’Ici.
Celle-ci se trouve confortée par les œuvres qu’elle présente. On y voit des gros-plans de produits à caractère « exotique », théières bariolées ou têtes de mannequins voilées, ou encore des scènes de rue travaillées selon une esthétique chère à ce photographe qui souhaite « toucher le plus large public possible », renouant avec les codes de photographie amateur (Parr, 2010, p. 94) : colorés, directs, sur le vif ou presque et parfois flous.
Le « touriste », s’étant engagé dans ce projet « sans complexe et sans prise de position » (puisqu’il n’était pas au courant des polémiques que soulèvent le quartier, ses résidents et ses activités), serait allé « à la rencontre de ses personnalités, ses commerçants, ses passants, ses lieux de vie et en [aurait] saisi avec l’humour et le décalage qui le caractérisent des images contrastant bien souvent avec les clichés usuels » (Ici, catalogue de l’exposition, p. 2). Il aurait su voir « un islam quotidien, familier, presque villageois, celui de la majorité silencieuse que l’on montre rarement dans les médias… car la Goutte d’Or est aussi un quartier riche de nombreux commerces, parfois nichés dans des endroits inattendus, hérités d’un patrimoine culturel » (Ici, dossier de presse, p. 8).
S’il a su voir tout cela, nous dit l’Institut en citant l’artiste, ce n’est pas parce qu’il l’a cherché. C’est simplement, parce que l’ensemble de ces détails s’est offert à lui : « Vous savez, moi, je me contente de photographier ce que je vois, c’est tout. Je ne le fais pas par rapport à une histoire ou pour prouver quoi que ce soit. » (Ici, catalogue de l’exposition, p. 28). En somme, c’est parce qu’il est un touriste « avisé », certes (il reste un artiste de renom), mais surtout ignorant des débats proprement français liés à la question musulmane, que ses déambulations lui auraient permis de saisir et de capter un visage moins médiatique et plus « juste » du quartier.
L’usage du médium photographique trouve ici sa pleine justification. Confondant l’œil et l’œilleton, le point de vue et le viseur, l’Ici semble dire que ce que Martin Parr aurait saisi par la photographie, ce serait « le réel littéral » (Barthes, 1961, p. 128) qui s’est offert à lui. Entre ce qu’il aurait vu et ce qu’il aurait restitué, il existerait le simple rapport analogique d’« un message sans code », pour reprendre les termes de Roland Barthes, qui suffirait à dire le vrai, notamment parce que l’œuvre du photographe repose sur une intention documentaire. La « fraîcheur » du regard de Martin Parr, dans ce qu’elle peut avoir d’équivoque, devient dès lors l’élément clé d’une procédure d’authentification et de saisie de « l’authentique », ce Graal touristique (MacCannell, 1999).
C’est là un discours qui, au passage, bat résolument en brèche une grande partie des représentations liées au tourisme et à la figure du touriste analysées, notamment, par Jean-Didier Urbain (2002). Victor Segalen et ses « proxénètes du Divers » (1999), San Antonio et ses « cons-kodaks » (in Urbain, 2002, p. 51) peuvent aller se rhabiller. Voici un spécimen des plus rares à l’œuvre : le touriste nommé comme tel qui parvient à voir au-delà des clichés et des stéréotypes, à saisir la réalité, la vérité de l’ordinaire d’un fragment d’espace et de la culture qui l’habite.
Le touriste et l’authentique.
Cet authentique qu’il rencontre, quel est-il ? Il s’agit précisément du constat de l’absence d’opérativité d’une distinction entre deux groupes socioculturels. Autrement dit, il circonscrit la nécessaire reconnaissance de l’existence d’une entité culturelle unique : « Pour Martin Parr, finalement, “il y a plus de différence entre un Anglais et un Français qu’entre un Français musulman et un Français catholique, juif ou sans religion” ! » (Ici, dossier de presse, p. 8).
Les enjeux liés à la construction de la figure du touriste reposent ainsi sur deux types d’altérités identifiés par Denise Jodelet comme « l’altérité du dehors » et « l’altérité du dedans ». La première « concerne les pays, peuples et groupes situés dans un espace et/ou temps distants et dont le caractère “lointain” voire “exotique”, est établi en regard des critères propres à une culture donnée correspondant à une particularité nationale ou communautaire » (Jodelet, 2005, p. 26). En tant que touriste britannique Martin Parr incarne cette altérité du dehors.
La seconde, quant à elle, « référant à ceux qui, marqués du sceau d’une différence, qu’elle soit d’ordre physique ou corporel (couleur, race, handicap, genre, etc.), du registre des mœurs (modes de vie, forme de sexualité) ou liée à une appartenance de groupe (national, ethnique, communautaire, religieux, etc.), se distinguent à l’intérieur d’un même ensemble social ou culturel et peuvent y être considérés comme source de malaise ou de menace » (Jodelet, 2005, p. 26). Cette altérité du dedans est celle que l’Institut cherche à reconfigurer.
L’objectif de ce jeu sur les altérités est clairement de montrer, en mobilisant une figure touristique de l’altérité du dehors, que cette altérité du dedans que composent les musulmans de la Goutte d’Or ne repose pas sur une conception de l’identité pensée à partir du noyau immuable de l’idem mais dans la mobilité de l’ipse (Ricœur, 1990). Autrement dit, il s’agit d’assigner à Martin Parr une place centrale de touriste afin d’opérer une transformation : faire d’une logique d’exclusion culturelle reposant sur l’idée de l’immuable identique, une logique de l’intégration culturelle qui trouverait son sens dans la mobilité de la diversité. Plus largement, l’enjeu de cette transformation consiste à faire circuler une représentation de la Goutte d’Or comme quartier avant tout parisien, voire à construire la typicité parisienne de ce quartier.
Le touriste, le guide et l’artiste.
Mais voilà qui ne règle pas une question centrale : si Martin Parr est un touriste comme les autres, pourquoi lui avoir demandé, à lui, de photographier la Goutte d’Or ? Ma tante Olga aurait tout aussi bien pu faire l’affaire… Si l’objectif de l’Institut était d’opérer, en mobilisant une figure touristique, une reconfiguration des altérités pourquoi avoir fait appel à un artiste de renom ?
Rappelons que Martin Parr a déjà travaillé sur le tourisme avec son projet Small World (1995). Il s’était amusé à battre en brèche ces représentations idéales que les agences de voyages et les magazines spécialisés font circuler dans notre société : celles des sites souvent déserts, toujours propres et indubitablement magiques. Il montrait ainsi l’envers du décor photographique : des plages noires de monde, des touristes tous affublés semblablement, répétant patiemment les mêmes gestes devant les tours de Pise ou d’Eiffel — retenant la première, piégeant la seconde entre leur pouce et leur index —, tous accrochés à leurs appareils photographiques.
« Et qu’apprend-on ? », demandait alors le quotidien Libération. « Qu’on a l’air de cons, ce qui n’est pas une révélation », répondait-il simplement (Ollier, 1995). On a, en effet, reproché au photographe de regarder avec condescendance et mépris les pratiques qu’il saisit sur le vif. Il s’en est défendu faisant savoir qu’il se considérait lui-même comme une proie de sa goguenardise (Parr, 2010).
Cette autodérision a consisté à ne pas considérer qu’il se tient à côté des pratiques qu’il observe, mais à partir du principe que lui aussi consomme le monde à la façon de tout un chacun. Il est ainsi à la fois « l’œil-témoin » et sa « victime ». C’est ce que révèle cet autoportrait qui le met en scène, placide, dans une gondole de l’hôtel-casino Venetian de Las Vegas (2000). Martin Parr aime donc s’attribuer lui-même un statut ambigu, de touriste comme les autres et d’observateur éclairé du monde du tourisme. Il s’octroie, autrement dit, une place singulière que l’Institut n’hésite pas à récupérer à son compte.
En effet, l’Ici n’oublie pas de le faire remarquer : « Quand un Britannique foule le sol parisien, on l’attendrait plutôt dans des rituels touristiques l’emmenant du côté de la tour Eiffel ou des Champs-Élysées. Martin Parr à Paris, lui, se voue à un tout autre parcours… » (Ici, catalogue de l’exposition, p. 17). Martin Parr est ainsi un « sacré » touriste, un touriste hors pair, exemplaire, en ce sens qu’il se faufile entre clichés touristiques et clichés médiatiques pour saisir l’authentique.
Mais… plus haut l’Institut nous disait que Martin Parr est un touriste « comme les autres ». Alors quoi : le photographe est-il un « simple touriste » ou un « touriste hors pair » ? Fait-il partie des hordes des touristes ou de l’élite des voyageurs (Urbain, 2002) ? La stratégie discursive d’assignation de l’Ici commence à devenir légèrement ambiguë : Martin Parr serait un touriste « ordinaire » quand il s’agit de prendre une distance vis-à-vis de l’objet qu’il rencontre, mais un touriste « hors pair » quand il s’agit de partir en quête de l’objet, quand il en vient à circonscrire le lieu qu’il visitera, quand il choisit de se risquer à sortir des « sentiers battus » et à explorer un autre Paris, moins spectaculaire et monumental et d’autant plus « authentique ».
En réalité, la promenade urbaine d’une semaine à laquelle l’artiste a été convié à l’occasion de sa résidence et qui devait lui permettre de s’approprier le quartier « selon son bon vouloir, provoquant à chaque fois une rencontre insolite » (Ici, catalogue de l’exposition, p. 5) a été planifiée par l’Institut. Sa flânerie parisienne, ce modèle d’une pratique aléatoire de l’espace qui doit permettre de « peler la ville » et de se laisser surprendre par ses inattendus (Caradec, 1985, p. 14), a essentiellement été une succession de rendez-vous pris par l’Institut pour aller à la rencontre de ceux qu’il avait auparavant désignés comme les représentants du quartier. Martin Parr serait ainsi allé à la rencontre d’une « étrangeté construite » (Rauch, 2002), d’une altérité mise en scène.
Quoi qu’il en soit, au touriste « comme les autres » reviendrait le privilège de l’équivoque et heuristique « fraîcheur » du regard ; au touriste « hors pair », celui de l’interprétation originale des territoires. Et à l’artiste ? Celui de documenter par l’art, de donner forme à la trace, au témoignage esthétisant de la vérité complexe et « objective » des cultures et de livrer, dans un message sans code — dans un message, donc, qui parlerait de lui-même — une réalité complexe. C’est dans l’imbrication et le jeu de ces trois figures que se dessine le projet de l’Institut.
Qualifiant Martin Parr tantôt de touriste ordinaire, tantôt de touriste extraordinaire et tantôt d’artiste, l’Institut convoite « l’art moyen » de Bourdieu (1965) ainsi que la « médiagénie » de Martin Parr et de son œuvre (Marion, 1997). L’objectif est double : il s’agit d’abord de faire parler le photographe en prétendant que « ce qui est parlé », c’est la Goutte d’Or elle-même, tel que tout un chacun pourrait la rencontrer, tel que tout touriste et tout photographe amateur pourraient l’explorer et la capter. Il s’agit ensuite d’instituer le caractère extraordinaire de la résidence de Martin Parr afin de « faire événement » du point de vue médiatique et de « faire pratique » du point de vue culturel : si Martin Parr est un explorateur ordinaire, il est aussi un proto-explorateur remarquable. L’Ici invitent ainsi ses publics à « suivre le guide » ouvrant le quartier à de nouvelles pratiques spatiales pour en briser l’image. Ce jeu discursif des positions ordinaires, marginales et exemplaires, comme kaléidoscopique, montre bien que l’Institut a considéré qu’il était d’une importance centrale d’avoir la mainmise sur la construction de la figure de l’artiste pour en faire parler le discours selon une orientation éminemment politique.
Clic et déclic.
Le discours de Martin Parr devient ainsi un enjeu fondamental de la redistribution symbolique et de la reconfiguration des altérités en ce sens que c’est à travers lui que celle-ci s’effectue et que celles-là prennent forme pour circuler dans l’espace social. Ses œuvres peuvent dès lors être abordées comme des textes premiers qui doivent être commentés au risque de se voir transformés par le « travail de la citation » (Compagnon, 1979). Bien qu’elles auraient le pouvoir de dire le vrai et l’authentique en dehors de toute médiation (la photographie documentaire serait un message sans code), il semblerait qu’il faille pourtant, selon un curieux paradoxe, en fonder le sens et « dire enfin ce qui était articulé silencieusement là-bas » (Foucault, 1971, p. 27).
Le travail de Martin Parr est ainsi un pré-texte. Son œil et son verbe sont, retravaillés dans les discours de l’Ici, des opérateurs discursifs et symboliques du renversement des points de vue sur la Goutte d’Or. C’est clairement ce que montre, dans le dossier de presse, une sorte de carnet de bord qui rend compte de l’activité et des rencontres du photographe lors de sa résidence.
Ce carnet se déploie sur cinq pages. Il est introduit au moyen d’un titre, évoqué plus haut (« Martin Parr : an Englishman in “The Goutte d’Or” ») et d’un sous-titre « The Goutte d’Or… Suivez le guide ! », clin d’œil à tous ces dispositifs de la médiation touristique qui ont pour objectif d’orienter et d’aider le visiteur dans son projet touristique. On y relate, jour par jour, heure par heure, la manière dont le photographe a procédé, ses hésitations, ses étonnements ou son enthousiasme. Ce dispositif textuel donne à voir la façon dont l’Institut a tenté de « faire parler » Martin Parr et de « faire entendre » sa voix dans le réseau des discours médiatiques, politiques ou citoyens qui traitent de la question islamique à Paris.
L’opérateur du discours.
On y apprend, par exemple, que le mardi 11 janvier 2011, à 10 h 30, au marché Dejean, « le déchargement des carcasses d’animaux devant une boucherie attire l’attention du photographe » (Ici, dossier de presse, p. 4) ou encore que le mercredi 12 janvier 2011, à 19 h, lors d’une rencontre avec les P.O.U.F. (Petite Organisation Ultra Féminine) qui ont élu domicile au centre musical Fleury Goutte d’Or pour répéter, « trois titres sont joués au cours desquels Martin photographie chacun des membres. Elles interpellent le photographe avec des “Hey Martin !” en chantant “Boys, boys, boys, I’m looking for a good time”… » (Ici, dossier de presse, p. 6).
Ce carnet de bord n’est clairement pas tenu par le photographe lui-même : celui-ci y est exclusivement désigné par la troisième personne du singulier et ne prend jamais la parole en son nom propre. Ainsi, ce dispositif du carnet de bord qui, dans les pratiques intimes ou ethnographiques, occupe notamment des fonctions cathartiques et émotives (Winkin, 2001a), se voit ici détourné. Il n’est pas le lieu de la production d’une écriture personnelle et empirique à visée réflexive, mais celui d’une simple écriture référentielle et descriptive : informations concernant le lieu, l’heure et la date de chacun des mouvements du photographe.
Et pourtant, on peut y observer l’expression d’une certaine subjectivité grammaticale — un « je » du texte — qui renvoie à une auctorialité — un « je » dans le social. Ainsi, le mardi 11 janvier 2011, à 14 h, « Martin » s’est rendu à l’Institut à l’occasion d’une rencontre organisée par l’association Accueil Laghouat, le carnet raconte : « Partage de la “galette des rois” avec l’ensemble des femmes du cours d’alphabétisation organisé par Accueil Laghouat. Indiennes, Pakistanaises, femmes du Maghreb, d’Afrique subsaharienne ou encore d’Asie, toutes dégustent une part de galette dans une atmosphère conviviale, malgré la barrière de la langue. Le choc des cultures n’a donc pas lieu. Comment une tradition chrétienne ancestrale réunit toutes et tous dans un moment de partage. » (Ici, dossier de presse, p. 4). Ces deux dernières phrases ont quelque chose de curieux. Elles rompent avec le style descriptif qui précède et engagent un autre type de médiation. C’est surtout la conjonction de coordination « donc » qui fait basculer ce que Jacques Fontanille appelle « le champ de présence » de l’énonciateur (2003, p. 99) : ce « donc » nous fait passer d’un registre de la description, à l’intérieur duquel l’énonciateur se positionne comme un observateur, à celui de l’interprétation, qui voit l’observateur entrer dans la tête de son observé. C’est qu’il s’agit, plus simplement, d’une forme de discours indirect libre dont on peut imputer l’énonciation implicite au photographe en personne.
« Faire parler » Martin Parr.
Ce procédé discursif se retrouve de manière récurrente tout au long du carnet de bord. Ainsi, le vendredi 14 janvier, Martin Parr rencontre un habitant du quartier à son domicile à 17 h : « Professeur de wolof et président de l’association Genre & Cultures, Cheikh s’attarde à promouvoir les cultures africaines… mais c’est du jazz qui attend Martin Parr à son arrivée chez lui » (Ici, dossier de presse, p. 7). Ici, l’attention doit se focaliser sur cette autre conjonction de coordination qu’est « mais ».
Comme le note Oswald Ducrot, « il n’y a pas de coïncidence nécessaire entre ce qui est articulé par mais et son environnement en surface, d’une part parce que mais choisit certains éléments seulement de son environnement, d’autre part parce qu’il choisit certains aspects particuliers de ces éléments, aspects qui n’ont souvent qu’une relation indirecte avec leur contenu littéral. » (Ducrot et al., 1980, p. 123). Ainsi, si la conjonction de coordination a la prétention d’opposer quoi que ce soit, ce n’est pas, à proprement parler, au niveau lexical, mais à un niveau plus général qui serait celui du sens. Ici, ce « mais » est là pour opposer des propositions implicites : Cheikh défend et promeut les cultures africaines, mais il n’est pas un monomaniaque ; Cheikh est engagé dans une cause culturelle mais cela ne l’empêche pas de s’ouvrir à d’autres formes et expressions artistiques. Ce « mais » permet ainsi de taire ce que Martin Parr aurait pu penser tout en le convoquant afin de mieux faire la preuve d’une totale absence de pertinence d’une telle idée.
On pourrait, cependant, proposer une seconde interprétation à la présence de cette conjonction : celle-ci n’anticipe pas les pensées du photographe, mais, plus généralement, les éventuelles représentations sociales en circulation. En somme : « vous, publics et autres, pensiez sans doute que Cheikh ne s’intéresse qu’à la culture qu’il défend mais vous aviez tort ! ». Entre ces deux interprétations, il est difficile de choisir. Et pour cause, le carnet de bord entretient, de manière structurante, une ambiguïté sur l’identité du locuteur présupposé.
On s’en rend compte lorsque l’on questionne la présence systématique d’un mot, en particulier, qui vient conclure tous les paragraphes présents dans le document. Il s’agit du mot « cliché » auquel l’Institut accole un point d’exclamation, quand il ne s’agit pas d’un point d’interrogation. Ainsi, jeudi 13 janvier 2011, à 18 h 30, « le photographe tente de ne pas troubler la solennité du moment [de l’église Saint Bernard] et capte quelques instants de recueillements. Cliché ! ». Le lendemain, à 12 h, à la Ferme Parisienne : « Pose inédite dans un poulailler au cœur de Paris ! Les poulets, achetés vivants, servent de dons à la mosquée lors des prières. Cliché ? » (Ici, dossier de presse, p. 7).
« Cliché ! », « Cliché ? » : de quoi s’agit-il ? Le terme est délibérément équivoque : nous parle-t-on ici de prise de vue ou de stéréotype ? Évoque-t-on la conscience de l’artiste ou ce que l’on imagine être le point de vue d’un grand commun ou, du moins, de certains de ses membres ? La ponctuation, a-t-elle pour fonction de rendre compte de la manière dont le photographe appuie sur sa gâchette, hésitant ou sûr de lui, ou vient-elle rendre sa sentence sur les représentations qu’elle présuppose, par l’ironie et la réflexivité ?
Un peu tout cela à la fois, mais sans stratégie claire. Ce terme, tout droit sorti de l’atelier des typographes, renvoie à l’idée de la répétition du même (Amossy, 1982). Ce qui se joue ici sous forme interrogative ou exclamative, c’est donc un rapport à la photographie saisie comme art référentiel, c’est-à-dire captant « ce qui est déjà », qui entretient délibérément une confusion entre des fragments de monde, ce qu’on en pense — ou les valeurs qui les accompagnent — et ce que l’art en saisit à travers le regard d’un artiste.
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : celui qui est placé au centre du discours, c’est Martin Parr. C’est par lui que le discours advient et que l’espace est médiatisé en ce sens qu’il s’impose comme le fil directeur de l’énonciation. Autrement dit, c’est en tirant parti de son auctorialité que l’Institut cherche à briser les stéréotypes qu’il suppose en circulation. On comprend dès lors comment le discours de ce touriste exemplaire se constitue comme le lieu d’un véritable enjeu politique pour l’Institut.
L’enjeu politique du discours.
Revenons au catalogue ainsi qu’aux textes de médiation présents dans l’exposition. On peut y lire : « Si les responsables des mosquées sont souvent méfiants par rapport aux journalistes qui souhaitent prendre des photos de la prière, de crainte qu’ils en restituent une vision tronquée et sensationnaliste, Martin Parr a pu entrer au cœur des mosquées pendant le prêche, et saisir des images inédites. Que ce soit celle de la prière des femmes ou une vue d’ensemble de l’intérieur de la mosquée, ses photographies permettent d’aller à l’encontre de certains fantasmes comme celui selon lequel les musulmans prieraient volontairement dehors, par désir ostentatoire, par revendication ou par prosélytisme » (Ici, catalogue de l’exposition, p. 23 ; Ici, panneau de l’exposition « La I-Cité »).
Rappelons qu’à peine un mois avant le début de la résidence de Martin Parr à l’Institut, Marine Le Pen avait provoqué un tollé médiatique, faisant un parallèle entre les prières dans la rue et l’occupation de la Seconde Guerre mondiale. Cette intervention relançait, une nouvelle fois, « le débat » sur la laïcité et allait être suivie par une série d’événements alimentant la polémique : entrée en vigueur de la loi prohibant le voile intégral le lundi 11 avril 2011 suivie, la même journée, par l’interpellation de deux femmes en niqab devant la cathédrale Notre-Dame de Paris, rencontre à l’initiative de l’Ump autour des questions liées à l’Islam et à la laïcité, le jour de l’inauguration de l’exposition, etc.
Dans ce contexte polémique, le travail de Martin Parr auprès de l’Institut des Cultures d’Islam ne pouvait être neutre. Il défendait nécessairement une position politique, bien que l’artiste s’en soit défendu systématiquement. La façon dont l’Institut a travaillé la figure du photographe en l’identifiant à un touriste au regard « frais » a permis de « faire parler » l’artiste et de lui donner une voix dans le flux des discours médiatiques et politiques. Mobilisant une stratégie complexe du renversement des points de vue et de la reconfiguration des altérités, notamment à partir de l’opérateur touristique, l’Institut est en réalité parvenu à s’approprier un discours prétendument non politique, c’est-à-dire prétendument non engagé et donc prétendument objectif, dans un dialogue hautement politique.
Cette stratégie opère d’autant plus que Martin Parr n’hésite pas à dire : « Cette photo où l’on voit des musulmans prier dans la rue devant une vitrine où est écrit en grosses lettres produits exotiques, ou encore celles où ils prient devant le magasin de chaussures appelé Kata, avec toutes leurs chaussures à côté sur le trottoir… […] il y a un message intéressant » après avoir néanmoins lâché, fidèle à lui-même, un incongru « ça prête à rire » (Rieffel, 2011, p. 208).
Conclusion.
Martin Parr n’est pas un touriste — et ne sera jamais un touriste — comme les autres. Le seul fait qu’il ait été invité à réaliser le projet de l’Institut des Cultures d’Islam le montre. En revanche, le photographe et son objectif peuvent être des ambassadeurs remarquables. Ils peuvent dire autrement ce qui a déjà été dit. Ils peuvent créer l’événement et lui assurer une couverture ainsi qu’une circulation massive du point de vue médiatique et, plus généralement, social. L’Ici l’a bien compris et a tenté, le plus possible, de faire parler le photographe comme il l’entendait. Le discours de Martin Parr est ainsi devenu le lieu d’un véritable enjeu politique dont l’Institut s’est saisi pour le qualifier de différentes manières.
Voix venue d’ailleurs, l’outsider a vu ce que la saturation des discours médiatiques ne nous permet plus de voir. Voix du chœur touristique, il a vu ce que d’aucuns auraient vu. Voix du héraut artistique, il l’a restitué avec beauté et art et l’a livré au regard public comme témoignage authentique. Voix populaire audible, il a, en outre, transformé, aux yeux des habitants de la Goutte d’Or, à la fois l’image d’un art (la photographie qu’il n’a fait que punaiser sur les murs de l’Institut) et celle de leur quartier qu’il a mise en culture sous leurs propres yeux.
Cette stratégie communicationnelle de la construction d’une figure du photographe avait pour objectif de dire comment son œuvre devait être lue alors même que l’opérativité du discours de l’Institut reposait, en partie, sur l’idée que les photographies d’un Martin Parr « frais » disent d’elles-mêmes ce qu’elles ont à dire. Pré-textes, les clichés se sont vus ainsi pris entre une réaffirmation du pouvoir im-médiat de la photographie et une urgence politique de la médiation.
De manière plus générale, à partir de cet exemple tout à fait singulier, on comprend l’importance que prend, ou peut prendre, la dimension symbolique du tourisme dans les diverses stratégies de reconfiguration des territoires et de leurs cultures. Pensé comme un processus de déplacement du point de vue, le tourisme devient, dans le cas de l’exposition de Martin Parr à l’Ici, l’opérateur d’une redistribution des altérités dans le contexte d’une actualité politique sensible.
Cette reconfiguration opère à partir de l’intrusion d’un visiteur construit comme exogène. Mais de manière générale, elle met en évidence le fait que le tourisme est avant tout un mode de connaissance qui s’appuie sur la production du regard sur l’étrangeté. Aussi, quand les stratégies actuelles du marketing territorial, notamment métropolitain, invitent les résidents à redécouvrir leurs espaces et leurs temps quotidiens en devenant touristes, c’est à un « savoir devenir autre parmi les siens » qu’elles les convient (Urbain, 2003, p. 21). En somme, elles reposent sur cette logique du bien-fondé de la sortie des évidences et des pré-construits en circulation qui permettrait, entre autres, d’enchanter la différence (Corbillé, 2010) qu’elle soit sociale, culturelle, économique ou politique.
Cette place que le tourisme occupe, notamment comme phénomène symbolique, dans les stratégies de reconfiguration des territoires montre qu’il faut élargir la définition du tourisme. Faire, en effet, dépendre l’étude de cette pratique du déplacement avant tout spatial, c’est ne pas tenir compte de l’importance qu’il est train d’acquérir en tant qu’opérateur de redéfinition du rapport des résidents à leurs territoires. C’est, autrement dit, faire fi de ces valeurs et de ces représentations qui viennent le spécifier de plus en plus volontiers aujourd’hui, en en faisant également une pratique responsable et citoyenne de l’ici. Cela revient, enfin, à se refuser de reconnaître que le tourisme est devenu une pratique à ce point structurante de nos sociétés qu’elle opère, aussi bien dans le lointain que dans le proche, comme un véritable modèle d’interprétation des territoires.