Si l’objectif de Christophe Broqua n’était pas seulement de retracer l’histoire de la lutte contre le sida et le rôle joué par Act Up-Paris [1] mais aussi, à travers l’utilisation massive d’extraits d’entretiens, de rendre compte des différentes perceptions des agents impliqués et de l’impact de l’épidémie sur l’image et sur l’auto-identification des homosexuels, nous pouvons affirmer qu’il a réussi. Ce livre s’inscrit dans la continuité de l’ouvrage fondateur Une épidémie politique : La lutte contre le sida en France (2002) dirigé par Patrice Pinell et dont Christophe Broqua a d’ailleurs été co-auteur. Cet ouvrage collectif a mis en perspective de manière innovante le rôle des acteurs étatiques, médicaux et associatifs au cours des différentes phases de l’épidémie du sida en France. Cependant, l’objet d’étude du militantisme anti-sida n’a apparemment pas été épuisé, et la présente thèse en témoigne : tout en reprenant et en détaillant davantage certains des aspects déjà creusés dans l’ouvrage mentionné, Broqua présente ici les résultats de près de dix ans de travail sur le militantisme actupien. Parmi les principaux atouts de Agir pour ne pas mourir !, il faut citer en premier lieu la richesse d’informations concernant les mouvements homosexuels et ceux de lutte contre le sida. L’auteur ne se limite en effet pas à retracer l’histoire d’Act Up, mais il utilise l’organisation comme prisme par lequel il interroge le vécu de l’homosexualité au temps du sida et, plus largement, les rapports entre la diffusion du virus et le militantisme homosexuel. Ce projet ambitieux, tant par l’étendue de la période prise en compte qu’au niveau des matériaux récoltés, est mené à terme dans un ouvrage agréable à lire et qui, tout en conservant une posture scientifique conjuguant l’anthropologie et la sociologie ainsi que les méthodes qualitatives et quantitatives, s’adresse aussi à un public non académique.
D’un côté, nous pouvons retenir de cet ouvrage l’historiographie très détaillée de celui que Broqua appelle le champ de l’homosexualité, d’où transparaît l’impact majeur de l’apparition du sida sur le militantisme homosexuel. En partant des groupes homosexuels révolutionnaires des années 1970 — partagés entre un pôle de revendication politique et un pôle davantage lié à un espace social communautaire — l’auteur essaye de retracer la naissance et l’évolution d’un espace social de lutte contre le sida dans lequel grand nombre d’hommes homosexuels s’investissent. À propos du premier grand acteur de cet espace, Aides [2], Broqua montre comment l’association a placé les intérêts du malade au centre de son discours. Il en ressort qu’Aides est traversée par une ambiguïté de fond entre sa visée « généraliste » et les caractéristiques sociales de ses militants, très majoritairement des hommes homosexuels : Broqua rappelle que les acteurs homosexuels engagés dans la lutte contre le sida cherchent initialement à éviter l’association automatique entre le sida et l’homosexualité afin de ne pas donner prise aux stigmatisations qui en découlent. C’est en opposition à cette entreprise de « déshomosexualisation » du sida réalisée par Aides — visant à faire reconnaître le caractère généraliste de la maladie et à contrer la stigmatisation de l’homosexualité associée au sida — que naît Act Up-France en 1989. Ce groupe, centré sur l’image de l’homosexuel séropositif, se propose de remettre au centre de la réflexion le point de vue de l’homosexualité sur la question du sida. L’homosexuel séropositif devient ainsi un acteur central de l’espace social de lutte contre le sida : « alors que les membres des premières associations se mobilisent autour du malade et de la mort, ceux d’Act Up s’engagent en tant que personnes séropositives ou homosexuelles » (p. 49). L’association se nourrit ainsi d’un mécontentement de certains militants séropositifs face à la professionnalisation des associations (notamment d’Aides) et au manque d’attention pour les hommes homosexuels, encore majoritaires parmi les victimes de l’épidémie.
Broqua retrace le chemin qui mène l’organisation à l’avant-plan de la lutte contre le sida et du militantisme homosexuel, soulignant notamment l’importance du travail de « réhomosexualisation » du militantisme anti-sida que le groupe entreprend et de ses actions collectives où l’on assiste à une ritualisation innovante de la mort [3]. L’auteur parcourt les quinze ans d’existence d’Act Up en mettant en lumière l’existence de trois phases : une première de confusion et conflit où « les homosexuels sévèrement atteints par le sida ne se voient proposer aucun espace qui puisse aider à la visibilisation de cette expérience ou à la résolution de la crise […] » (p. 400) ; une deuxième phase de mise en cohérence de l’homosexualité et du sida avec la création d’un espace de sociabilité homosexuelle interne à la lutte contre le sida dont Act Up est le pôle central ; et une dernière phase où s’opère une rupture entre l’univers de socialisation homosexuel qui a intégré l’expérience du sida et la lutte contre l’épidémie qui se généralise et s’ouvre à d’autres groupes. Le regard de l’enquêteur se pose ainsi sur les actions et leur médiatisation, sur les premiers discours, sur l’intégration du sida dans l’expérience homosexuelle et l’invention du statut du séropositif politique [4], mais aussi sur la période de bouleversement de l’image publique du sida (de « maladie mortelle » à « maladie chronique ») qui suit la mise sur le marché des trithérapies en 1996. Broqua étudie la manière dont Act Up est concernée par ces transformations et questionne l’évolution des discours de l’association, en particulier de l’étiologie politique du sida que l’association avait mise en avant pour désigner l’immobilisme des pouvoirs publics comme véritable cause de la progression du virus et des décès des personnes atteintes. La question de l’étiologie politique du sida est au centre de l’analyse de Broqua qui identifie une continuité entre les travaux de Michel Foucault sur l’homosexualité et sur la gestion par l’État des techniques de production et de contrôle de la vie (voir notamment Foucault 2004) et les revendications de l’association. Il montre ainsi que la désignation des coupables (les autorités dans leur inertie, les autres associations dans leur négation d’une dimension politique, etc.) se manifeste, par exemple, dans le slogan silence = mort où « ce sont le silence, l’indifférence, le mépris et l’inaction (des politiques en particulier) qui sont responsables de l’épidémie » (p. 95). L’auteur observe ensuite que le fait de proposer une lecture alternative des responsabilités dans la diffusion du sida où les pouvoirs publics sont tenus en responsables des décès se retrouve être fortement remis en cause dès la fin des années 1990 suite à l’investissement massif de l’État dans la lutte contre le sida et à la baisse du taux de mortalité.
D’un autre côté, le but de cet ouvrage est moins celui de reconstruire platement l’histoire d’une organisation que celui d’étudier, en suivant un fil rouge historique, les changements des propriétés sociologiques des membres, des discours et des pratiques d’Act Up, ainsi que l’évolution de l’image publique du sida. Outre un descriptif des profils militants des membres d’Act Up et des bénévoles d’Aides [5] à différentes époques, proposé à partir d’une étude quantitative visant à comprendre quels types d’acteurs s’engagent dans différentes époques, l’ouvrage s’attarde aussi sur quelques figures centrales du groupe. Plus largement, c’est la révélation de la cuisine interne du groupe qui marque l’originalité de ce livre qui affiche une rupture avec une tradition d’analyse du militantisme uniquement centrée sur les organisations ou sur le travail des entrepreneurs de cause. À titre d’exemple, l’étude de l’étiologie politique du sida proposée par Act Up (qui met en avant un « nous » en rupture avec le « je » avancé par Aides et centré sur l’expérience singulière du malade, individualisé et déconnecté des causes sociales et politiques de la maladie) est ici mise en relation avec les composantes du groupe, en particulier la surreprésentation d’hommes homosexuels qui la différencie d’Aides. Cette démarche visant à comprendre l’engagement actupien par une analyse fine du vécu des militants porte aussi l’auteur à étudier avec un œil d’anthropologue la socialisation homosexuelle et les étapes de la « carrière homosexuelle », terme utilisé pour souligner l’existence d’un parcours par étapes qui mènent à l’identification de soi comme homosexuel. Le coming out, la construction d’un habitus homosexuel et les relations entre l’identité homosexuelle mouvante et le monde hétérocentré sont mis à l’épreuve de l’explosion du sida pour en conclure que « cette rencontre [entre homosexualité et sida] est alors tout de même génératrice d’une tension identitaire, en ce qu’elle induit un redoublement de la menace » (p. 191). L’auteur parvient de cette manière à rappeler, s’il le fallait, que lorsque l’on veut saisir ce qui se passe à l’extérieur d’une organisation, il est essentiel de prendre en compte les spécificités de ses composantes et les tensions qui l’abritent.
Une première critique qu’on peut adresser à ce livre est le manque d’un plan qui explicite les pistes investiguées par l’auteur. Cette carence fait que le lecteur se retrouve parfois un peu égaré dans les différentes parties de l’ouvrage. Plus largement, on remarque que cette analyse, voulant explorer des dimensions fort différentes et utilisant des approches très variées, saute malheureusement d’une thématique à l’autre suivant davantage l’évolution historique des événements qu’une approche thématique ou disciplinaire. Ainsi, on ressent parfois que Broqua fusionne ensemble des travaux réalisés en périodes différentes et sur des objets distincts (par exemple l’étude sociologique des composantes qui a fait l’objet d’un mandat MiRe). De ce fait, la principale critique qu’on peut adresser à Agir pour ne pas mourir ! est que ce livre présente plusieurs parties qui sont pour le moins en continuité avec les autres travaux de l’auteur et qui parfois réitèrent ce que l’auteur avait déjà mis en avant, notamment dans l’ouvrage collectif Une épidémie politique : La lutte contre le sida en France. Ainsi, cette thèse de doctorat, bien qu’elle ne soit pas un simple patchwork de plusieurs articles, apporte plusieurs éléments à l’étude du militantisme homosexuel et anti-sida sans bouleverser ces champs d’analyse. Il en résulte que ce livre, sans être démesurément innovateur, est une source d’information conséquente pour les chercheurs travaillant sur les thématiques du sida et des mouvements homosexuels tout en étant un ouvrage susceptible d’intéresser un lectorat varié de chercheurs en sciences sociales, mais aussi d’un public non académique.
Christophe Broqua, Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.