« La ville est redondante : elle se répète de manière à ce que quelque chose se grave dans l’esprit. » (Italo Calvino 1984, p. 25)
« Ce travail doit développer à son plus haut degré l’art de la citation sans guillemets. La théorie de cet art est en corrélation très étroite avec celle du montage. » (Walter Benjamin 1993, p. 474)
Les rapports entre image et savoir intéressent depuis longtemps les cinéastes et les artistes (Jean-Luc Godard, Chris Marker, Harun Farocki, Johann Van der Keuken…) ainsi que les scientifiques et les penseurs (Siegfrid Kracauer, Walter Benjamin, Gilles Deleuze, Georges Didi-Huberman, Marie-José Mondzain…). Ces œuvres ou ces travaux questionnent à la fois le statut de l’image en tant que forme de connaissance et les rapports qu’entretiennent les différents types de langages — notamment textuels et visuels — avec le savoir. Urbanité(s) s’inscrit dans cette démarche, quoique d’une manière différente et originale. Dans ce film, produit par le laboratoire Chôros de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), le géographe Jacques Lévy nous donne autant à voir qu’à entendre afin de mieux appréhender le phénomène urbain dans les sociétés contemporaines. Des photographies et des vidéos de nombreuses villes et métropoles du monde, réalisées par l’auteur, sont montées durant 78 minutes, accompagnées en voix off d’un texte de l’auteur (« Habiter l’habitable ») et de fragments tirés des Villes invisibles, célèbre roman d’Italo Calvino (Le città invisibili, 1972).
Les travaux de Jacques Lévy portent depuis longtemps sur la configuration spatiale, aujourd’hui dominante dans le Monde, qu’est la ville et son dérivé, l’urbain, définis par Michel Lussault dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés comme « couplage de la densité et de la diversité des objets de société dans l’espace » (2003, p. 966). Le film, divisé en neuf chapitres, est cependant plus qu’une simple définition illustrée : il a pour ambition de donner à comprendre, à ressentir et à re-saisir ce rapport dans sa dimension sociale, architecturale, humaine, productive, créatrice, fantasmée et racontée.
Urbanité/s Urbanity/ies est un essai scientifique permettant de comprendre une dimension sociale — l’espace — à partir d’un langage peu utilisé par la recherche en sciences sociales : la vidéo [1]. L’auteur-réalisateur expérimente, à cette occasion, un ensemble d’outils tels que le montage et le rythme, le cadre et le plan, les effets de ralenti ou d’accélération, afin de construire un langage filmique pertinent sur le statique et le dynamique qui constituent l’espace urbain. Cette œuvre doit mener le regard vers la compréhension ; elle vise à transformer le spectateur en acteur et faire d’une urbanité visible (anschewlichkeit) une urbanité lisible (lesbarkeit), selon les mots du philosophe allemand Walter Benjamin [2].
Un monde urbanisé : problème ou solution ?
Le film constitué de neuf chapitres aux titres évocateurs propose de nombreux axes de réflexions que l’on peut ici présenter en trois thématiques principales : comment définir l’urbanité et la ville ? (chapitre 1 « À rien ni personne », chapitre 2 « La ville comme machine », chapitre 3 « Une utopie première ») ; quelles en sont les caractéristiques dans notre monde contemporain ? (chapitre 4 « La force des liens faibles », chapitre 5 « Soudain l’espace public », chapitre 6 « Convergence… vers la différence ») ; à quels enjeux les villes du monde doivent-elles faire face ? (chapitre 7 « L’urbanité ouverte et ses ennemis », chapitre 8 « Quelle ville voulons-nous ? », chapitre 9 « Révolution urbaine »).
L’auteur propose une bibliographie courte, mais problématisée dont les œuvres ont été choisies parmi des références scientifiques et artistiques, réparties entre « sciences sociales » et « cinéma ». On retrouve des ouvrages de géographie traitant de l’urbain (François Asher, Henri Lefebvre, etc.), mais aussi des réflexions philosophiques (Michel Foucault, Peter Sloterdjik, etc.). La référence à l’essai de Walter Benjamin sur les passages parisiens du 19e siècle et la « fantasmagorie » des promeneurs ([1935] 1993) nous semble ici particulièrement pertinente pour appréhender la mise en place d’un nouveau regard sur l’espace. Parmi la bibliographie présentant les œuvres cinématographiques, on distingue un certain nombre de films devenus aujourd’hui des symboles de la ville (Manhattan de Woody Allen en 1979, Edward aux mains d’argent de Tim Burton en 1991, Journal intime de Nanni Moretti en 1994, de nombreux films de Wim Wenders…), mais aussi des films expérimentaux ne traitant pas de la ville, mais qui par leur parti pris formel et esthétique (les films de Jean-Luc Godard ou de Chris Marker) ou par leur construction narrative novatrice (Blow-up de Michelangelo Antonioni en 1966) offrent un ensemble d’outils intéressants. C’est surtout L’homme à la caméra de Dziga Vertov (1929), dont Jacques Lévy utilise des extraits dans la « Postface (film de science(s) et histoire(s) du cinéma) » que l’on retrouve aux fondements d’Urbanité/s. Cette œuvre s’inscrit, selon les mots de Lévy, en faux avec la « tradition du film industriel de divertissement » (Lévy 2013) et du « documentaire » (ibid.) pour initier un cinéma « où le récit n’est qu’une modalité parmi d’autres pour gérer la séquentialité du langage cinématographique » (ibid.).
Les thèmes ici traités sont donc ceux de l’actualité géographique, qui questionnent les modèles urbains émergents en tant que révélateurs de choix sociaux et de leurs résonances politiques, économiques et culturelles. La boîte à outils est celle d’un cinéma qui s’est développé dans les marges et dont le scientifique doit désormais se saisir.
De la ville à l’urbain filmé.
Le cinématographe, historiquement, est un art qui, dans sa dimension scénographique, s’est défini a priori comme un art de l’espace. L’expansion de la ville moderne, concomitante au développement technique du cinéma, peut expliquer que la ville soit un espace diégétique récurrent des récits cinématographiques depuis ses origines. Sa fonction se limite néanmoins le plus souvent à celui de simple décor, même si certains réalisateurs ont su en faire un véritable espace émotionnel (souvent négatif, car menaçant ou menant à la perte du héros) [3]. C’est la représentation de la ville qui nous est donnée à voir selon la forme classique du cinéma — la forme hollywoodienne —, qui prédomine depuis les années 1930.
Jacques Lévy appelle lui à une autre histoire du cinéma, celle d’une longue mais discontinue expérimentation entre l’art cinématographique et la société. La référence est en effet explicite lorsqu’il cite le cinéaste soviétique Dziga Vertov dans la postface au film. Le cinéaste russe réalise en 1929 L’homme à la caméra, film-manifeste, illustration du concept développé par le cinéaste du « ciné-œil ». Le film doit être le lieu de fabrication chez le spectateur d’une « perception neuve du monde » (Vertov 1923), et le travail cinématographique sur les images du monde (soviétique) participe dès lors d’une véritable utopie sociale. La conception cinématographique ne repose plus sur le principe de linéarité et la continuité d’un récit, sur un enchaînement causal des choses, sur une unité formelle et esthétique, mais se fonde au contraire sur le fragmentaire, le réversible, la répétition, la variation et les correspondances… [4]
Vers un discours filmique du savoir social.
Quel héritage pour le scientifique ? Quel héritage pour le géographe ? L’enregistrement visuel de la ville permet en premier lieu d’en garder des traces. Ces traces sont autant de signes, matériau pour le chercheur-vidéaste [5] qui, par la mise en scène et le montage, sera en mesure de donner du sens à l’expérience sociale qu’il étudie. Le langage vidéo permet-il pour autant de véritablement enrichir la connaissance sur le phénomène urbain par rapport au langage « traditionnel » des sciences sociales qu’est le texte ?
Urbanité/s Urbanity/ies offre en ce sens quelques pistes, que l’on se propose ici d’explorer (sans prétendre à l’exhaustivité).
Plans et cadres.
Dans le photogramme ci-dessus, on retrouve un effet visuel classique du cinéma — la division verticale ou horizontale de l’écran — qui offre plusieurs lectures possibles : action simultanée, réalité vue sous deux aspects différents. L’image donnée à voir dans un film peut être diffractée, faite des multiples points de vue s’éloignant de la forme monofocale la plus souvent donnée au réel — celle de la perspective classique — pour se rapprocher d’une appréhension multifocale et dynamique. Le mouvement de la ville et celui des véhicules sont multipliés par l’assemblage de plans. La trajectoire linéaire des automobiles et les infrastructures autoroutières semblables et continues dessinent ainsi un paysage urbain « générique » (Mongin 2005). La coprésence (Lévy et Lussault 2003), modalité fondatrice de l’urbanité, peut être éprouvée par le spectateur.
Si la compréhension de l’espace est nécessairement tributaire de l’échelle par laquelle on l’appréhende, la multiplicité des plans offerte par la caméra fournit autant de points de vue scalaires pertinents d’observation et d’analyse. La vidéo construit ainsi la « bonne distance » pour observer un objet social. Les rapports d’échelles sont soulignés dans le film par l’utilisation des différents plans et peuvent être interprétés selon les multiples formes de significations qu’en ont faites les cinéastes. Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein faisait ainsi du gros plan celui d’un changement d’échelle pouvant mener à une perte de signification autonome. Les rapports de sens nécessitent donc une incessante reconstruction.
Les vues en plongées et en contre-plongées font du spectateur l’observateur du très grand ou du minuscule. Le langage filmique possède un pouvoir de pénétration (Walter Benjamin en cela compare l’opérateur du film à un chirurgien) : « Je m’approche des choses, je m’en éloigne. Je me glisse sous elles, j’entre en elles » (Vertov 1923).
Ces deux types d’angles de vue ne présentent guère plus d’originalité pour les spectateurs tant ils ont été intégrés dans les productions du cinéma, de la vidéo, du jeu vidéo et des SIG (système d’information géographique) ; ils participent d’une modification d’un changement d’appréhension des réalités sociales que les citadins éprouvent quotidiennement.
Fragments.
Urbanité(s) est le produit d’un long travail photographique et filmique mené dans de nombreuses métropoles mondiales. Les bâtiments, les citadins, les espaces publics défilent sous nos yeux dans un rythme parfois difficilement appréhendable. Ces images ne sont alors que des fragments montés dont il est difficile de tirer une ligne narrative. Mais l’expérience sociale n’est a priori ni linéaire, ni narrative.
Walter Benjamin ([1935] 1993) fait de la fragmentation une conséquence de la modernité et du passage d’une expérience historique concrète (Erfahrung) à une expérience intérieure vécue (Erlebnis). Le cinématographe émergeant est, selon lui, à même d’offrir au spectateur et au citadin le regard nécessaire pour « faire la ville » (ibid.). Urbanité/s Urbanity/ies est un assemblage de photographies et vidéos que le spectateur doit lier entre elles. Cette démarche esthétique conduit le spectateur à s’interroger sur son propre regard, refusant de le fixer pour construire sa propre constellation de pensées. Le montage de fragments est donc un accès à l’intelligible, sous une forme avant tout sensible, contestant la subordination au tout pour la constellation d’images, chaque fois brisées, chaque fois réassemblées. La forme fragmentaire du montage vidéo est doublée de fragments littéraires, choisis dans la liste des 55 villes imaginaires du roman d’Italo Calvino.
Mouvements de caméra.
Urbanité/s Urbanity/ies présente également plusieurs travellings. Jacques Lévy donne ainsi à voir le mouvement, reconstruisant la ville telle que le citadin peut l’expérimenter.
Le mouvement peut être encore ralenti, accéléré ou arrêté par le réalisateur, rendant visible la coexistence de différents rythmes. Ce sont là des outils didactiques qui permettent au spectateur, intellectuellement et physiologiquement, de prendre le temps de construire une réflexion et de prendre du recul sur ce qu’il a sous les yeux.
Montage.
La rupture de la continuité de l’enregistrement implique une reconstruction artificielle et est source de multiples possibles faits de comparaison, de rapprochements, d’analogies, de réagencements, etc. La force du montage réside non plus dans la force prise individuellement des images et des séquences, mais dans le « jeu » de positionnement de ces entités reliées entre elles. Le montage est donc avant tout un art de la métrique. Dans L’homme à la caméra ([1929] 2004), Dziga Vertov met en relation des villes connues (Moscou, Odessa) et des villes anonymes. La fonction assignée à l’urbanité est ici avant tout symbolique. À partir de cette même forme, Jacques Lévy nous donne à voir une multitude de villes (Manille, Chongqing, Buenos Aires, Détroit, etc.) qui, bien que nommées par surtitres, permettent, par une approche analogique, de construire un savoir géographique sur l’urbanité.
On peut citer ici un concept connu de l’analyse filmique. L’« effet K », du nom du théoricien et cinéaste soviétique Lev Koulechov, permet, par la succession de deux images, de créer non pas une juxtaposition, mais une surimpression chez le spectateur, qui construit alors mentalement une troisième image. Le sens surgit de ce rapprochement de deux images. La causalité linéaire est remise en cause pour y substituer une forme de savoir sensible. L’intervalle qui s’établit entre deux images montées, mais aussi celui qui prend place entre ce que l’on entend et ce que l’on voit [6], est un lieu de la pensée [7]. Les différents raccords utilisés dans la tradition cinématographique (cut, fondu enchaîné, incrustation, etc.) sont des éléments de langage que sait lire le plus grand nombre. Ce langage ne demande qu’à être bousculé.
Renouveler le regard sur l’espace.
« Dans le panorama, la ville s’élargit aux dimensions d’un paysage, comme plus tard elle le fera, plus subtilement, pour le flâneur. » (Walter Benjamin [1935] 1993, p. 37-38)
Au final, le format du film est particulièrement stimulant pour le chercheur qui souhaite donner à comprendre la dimension spatiale de nos sociétés. Comment l’expliquer ? Notre hypothèse est la suivante : l’appareil spatial et visuel que constituent le cinéma et la vidéo pourrait être le langage permettant de dépasser la théorie classique de la perspective qui fonde notre regard (occidental) depuis le 15e siècle. Celle-ci se construit sur la perception d’un objet par un seul œil et circonscrit l’espace à une définition géométrique en articulant universel (lieu où l’objet est représenté) et singulier (différents points de vue sur l’objet) dans une conception rationnelle. Là encore, Walter Benjamin a été visionnaire dans ses textes sur Baudelaire et sur le Paris du 19e siècle, analysant la remise en cause de l’appareil perspectif par l’émergence, en ce début du 20e siècle, d’un nouvel appareil spatial et visuel : le « passage-panoramique ». Benjamin, en insistant sur « l’expérience » individuelle (« fantasmagorie »), note encore que la ville et son espace, l’urbanité, n’existent pas en soi, mais peuvent et doivent être considérés à partir de l’ensemble des points de vue de ses usagers/spectateurs. Le film nous apprend donc également à regarder. D’un point de vue synchronique, la lumière et le cadrage mis en place lors du tournage construisent une image qui ne prétend plus enregistrer la vérité (impossible) du réel, mais plutôt redonner au spectateur un rôle actif et critique. D’un point de vue diachronique, le montage est porteur d’une forme de connaissance sensible en associant et en confrontant des images. Cette confrontation peut être une rencontre (succession) ou un conflit (collision) qui, dans un réagencement, court-circuite la forme classique du récit linéaire en offrant une structure logique différente de celle du discours.