Il y a en France un réflexe anti-philosophique assez inquiétant parmi les sociologues ; un réflexe de peur, sans aucun doute, ou une expression de mauvaise conscience mâtinée de respect inavoué. Aussi longtemps que les philosophes se contentaient de s’entre-gloser ou de se perdre dans ce qui, par les sociologues du moins, apparaissait comme de fumeux exercices de déconstruction métaphysique, il n’y avait pas grand risque que les champs du savoir se concurrencent. Or, les faits sociaux commencent à intéresser les philosophes en France, et ce n’est pas en multipliant les oukases ou en se retranchant derrière un empirisme de façade que la sociologie française entrera dans ce ballet de la concurrence. Soit elle accepte de se prêter au jeu, soit elle fait le jeu du rôle que Wilhelm Dilthey lui a imparti : être une ancilla philosophae, une humble servante de la maîtresse des sciences.
Dans ce contexte, l’originalité de Bruno Karsenti est de lire des textes sociologiques comme des textes philosophiques ; non pas comme s’ils étaient ce qu’ils ne sont pas, mais en les extrayant de leur chape disciplinaire pour les systématiser dans le champ du savoir. Auguste Comte, en l’occurrence, tel qu’il est lu par les sociologues, est d’un ennui mortel. Relu par Karsenti, enseignant de philosophie à Paris I, qui travaille au croisement de la philosophie politique et des sciences sociales, et est par ailleurs membre du comité de rédaction de la revue Multitudes, il gagne une espèce de noblesse intellectuelle que les poncifs sociologiques en usage — scientisme, finalisme, évolutionnisme, organicisme, loi des trois états, religion de la science, figure du savant-gouvernant, etc. — avaient pesamment escamoté. Livre difficile, livre minutieux, livre entièrement dévolu à son sujet, il s’inscrit dans une longue tradition d’études comtiennes (Henri Gouhier, Georges Canguilhem, Angèle Kremer Marietti, Pierre Macherey), ce qui ne nous empêche pas de nous demander, pourquoi un tel livre à un tel moment — et ce qu’un tel livre nous apporte de nouveau.
Des positivismes.
Poser de nos jours, en philosophie et en France, la question du positivisme, c’est se porter vers un objet particulièrement résistant aux catégories mises en oeuvre par la philosophie contemporaine, en tant que celle-ci fut longtemps prioritairement ordonnée au problème de la déprise du positivisme, cet objet philosophique, nommé par Saint-Simon (1760-1825), introduit en philosophie et reconçu par Auguste Comte (1798-1857), répandu par ses disciples, puis par l’organisation technicienne elle-même. Mais cela ne permet toutefois pas d’ignorer ce sur quoi beaucoup font aussi l’impasse. D’une part, l’existence d’un autre positivisme, dit « anglo-saxon », renvoyant au Cercle de Vienne et à ses successeurs, positivisme qui est à la fois plus récent et plus influent, à l’échelle mondiale, que celui de Comte. D’autre part, l’existence de tout un registre d’usage établi depuis longtemps, qui fait désigner à ce terme « une attitude spontanée qui consiste à voir dans les faits des réalités ultimes et naturelles ». Jean Bricmont (Bricmont, 1997) rappelle utilement qu’il faut sans cesse « distinguer entre positivisme et “positivisme”, c’est-à-dire entre une doctrine philosophique complexe ayant prospéré à une certaine époque et à laquelle plus personne n’adhère, du moins dans son intégralité, et une épithète qui est utilisée pour discréditer l’adversaire ». Et il ajoute joliment que ce terme joue désormais en philosophie « un rôle analogue à celui joué dans le discours politique par des qualificatifs tels que “stalinien” ou “fasciste” (et, plus récemment,“rouge-brun”). L’analogie va même plus loin : j’ai rencontré des philosophes “positivistes” au Brésil qui étaient critiqués, à l’époque de la dictature, parce que leurs idées étaient soi-disant proches du pouvoir ; par ailleurs, on retrouve la confusion entre positivisme et marxisme de l’époque stalinienne par exemple dans La pensée-Prigogine, d’Arnaud Spire » (Spire, 1999).
Tout ceci pour souligner que cet ouvrage, rédigé par Bruno Karsenti, repose sur l’idée qu’il est nécessaire d’entreprendre une relecture du positivisme de Comte, de nos jours. Mais non seulement sa perspective se déploie sur un décor qui n’est pas tout à fait serein, elle est de plus assez curieuse, puisqu’il s’agit de rien moins que de puiser dans Auguste Comte les ressources d’une nouvelle signification politique de la sociologie.
Devons-nous croire que les sociologues se trouvent face à un véritable dilemme : ou bien sanctionner seulement l’affrontement des intérêts ou bien poser pleinement le problème de la régulation de la société, et donc celui de son gouvernement ? En un mot, dans un cas le sociologue vaque à ses affaires, sans relier société et gouvernement, dans l’autre il comprend ces deux concepts comme solidaires. Si nous suivons la pensée de Jacques Rancière, « sans doute la sociologie, au temps de Bourdieu, a-t-elle abandonné ses rêves originaires de réorganisation sociale » (Rancière, 2004, p. 66.). Alors, faut-il opérer un retour à Comte (« retour au socle comtien », p. 7) pour avoir accès à une pensée de la sociologie susceptible de nous aider à repenser les liens entre personnalité et sociabilité, dans un contexte « individualiste » ? En tout cas, c’est « cette lecture résolument située, enracinée dans une interrogation présente, que j’ai voulu conduire » (p. 8).
Revenons donc à Auguste Comte. S’il est vrai que le positivisme prétend sortir du mode de pensée métaphysique, marqué d’absolus, il est nécessaire de comprendre comment cette posture fait émerger une réalité proprement inédite. Voilà ce que cet ouvrage met au jour. Ouvrage qui, d’ailleurs, est plutôt un ouvrage d’épistémologie en sciences sociales. Mais, il n’engage pas vraiment une analyse de son objet, de ses frontières et des procédures d’enquête en sociologie. Il élabore une histoire des problèmes construits par la sociologie. Autrement dit, il contribue à analyser un mode discursif particulier dont il refuse de perpétuer le découpage en morceaux. Prétendant adopter une attitude « profondément intempestive » (p. 49), l’auteur axe sa réflexion sur l’affirmation selon laquelle la sociologie implique moins une prise de pouvoir par la science qu’une nouvelle conception du pouvoir.
Un Comte ésotérique.
Force est de constater que Bruno Karsenti ne souscrit pas à la soumission de la sociologie à la fonction ancillaire promise par Wilhelm Dilthey. Dans cet ouvrage, il revient sur le projet général de la sociologie, tel qu’il fut élaboré par Auguste Comte — par lequel, pour reprendre les termes de Karsenti : « il s’agit de redonner à la sociologie une sonorité qu’elle a perdue » (p. 2). Le terme est bien trouvé. En ces temps de « lisibilité » généralisée, où chacun doit inscrire et surinscrire le moindre de ses engagements sur des formulaires préconfigurés, retrouver une sonorité perdue tient du prodige. Car la sociologie n’est pas pauvre en graphomanes ; en auditeurs, cependant, en déchiffreurs de partitions perdues, elle semble étrangement désemparée. En quoi réside cette sonorité, cette musicalité différente ? Au risque de frustrer le lecteur pressé, Comte n’est pas un inventeur de formules exotiques, de nouveautés bouleversantes, c’est même un scripteur ennuyeux, aux phrases empesées, serti de lubies formelles qui épuisent l’impatient. Comte est plutôt un constructeur inlassable, un épistémologue acharné dont le but est d’œuvrer pour l’unité de la pensée et sur cette base d’établir une politique à la hauteur des bouleversements intervenus dans la société moderne. Et il le fait avec un souci exemplaire.
Comte est (avec Niklas Luhmann) peut-être le seul parmi les sociologues à s’être aperçu de l’immense difficulté que recouvre l’analyse de la société moderne — et d’avoir mesuré les conséquences de cette difficulté. « Le seul », parce que nous parlons d’une attitude. Alors que tous les sociologues après Comte prennent une attitude de surplomb et assènent des jugements sur la société moderne à coup de dichotomies et d’idéal-types, Comte (et dans une moindre mesure Luhmann) adopte une posture d’humilité : « nous n’avons rien compris encore de cette nouvelle société, ni de sa nature particulière, ni de sa forme, ni des lois (s’il y en a), ni de ses modes de fonctionnement. Et il se peut bien que devant les difficultés colossales que cette analyse recèle, nous ne le sachions jamais ». C’est sans doute la proximité immédiate avec la Révolution française qui aura sensibilisé Comte comme nul autre au fait que cet « événement » tout à fait singulier a plongé la société d’Ancien Régime dans une dynamique folle qui oblige à une forme de pensée totalement différente des cogitations sociophilosophiques traditionnelles. C’est ce décrochage entre un monde social relativement homogène, où les discours de pouvoir et la forme de la société coïncidaient, et l’artifice d’une société entièrement à rebâtir, que Comte tente de penser avec une radicalité sans pareille. Cette dynamique, aucun des savoirs disponibles, n’est en mesure de la comprendre. La sociologie serait alors cet effort désespéré et désespérant de produire un savoir positif sur cette nouvelle entité ; effort désespéré, car devant cet objet qui réunit toutes les difficultés de la connaissance, le savant se trouve démuni et doit cheminer, s’il conçoit honnêtement son chemin, avec une extrême lenteur — or, l’histoire ne l’attend pas et continue sa folle équipée. Mais effort désespérant aussi, car, comme le notait déjà Condorcet, ne s’improvise pas astronome qui veut, mais s’improvise sociologue quiconque s’autorise une opinion. Ce n’est qu’en sociologie que l’imbécile et le génie ont à peu près les mêmes droits et croient parler avec la même légitimité. Double difficulté donc que celle de la sociologie : d’être un savoir « languissant » (le terme est de Comte lui-même), tant sa tâche est difficile et ses progrès minuscules, mais d’être encore un savoir illusoirement démocratique où la différence entre la connaissance et l’opinion est particulièrement incertaine.
Il faut le redire avec force : en tant que projet non-réductionniste — et tout l’effort de Comte réside en cela — la sociologie est sans doute l’entreprise intellectuelle la plus complexe et la plus difficile à réaliser qui soit. Dans la perspective de Comte, elle représenterait un véritable couronnement des savoirs encyclopédiques dans la mesure où elle ne permettrait pas seulement aux autres sciences de progresser — Comte parle à cet égard d’un « coup de force » que la sociologie devrait accomplir — mais surtout de trouver grâce à elle une cohérence qui lui aurait fait défaut tout au long de son histoire.
C’est donc d’un Comte dont il n’est pas question de simplifier la pensée qu’il est question dans ce livre. Et pour accéder au fond même du positivisme comtien, il fallait non seulement déblayer les idées creuses qui obstruaient l’approche du visionnaire, mais n’en faire mention à aucun prix. Si la critique (exotérique) du positivisme de Comte est triviale, une lecture académique de ses apports — en-dehors du fait qu’elle tomberait dans une redite mille fois sanctionnée — ne l’est pas moins ; il n’est donc pas question dans cet ouvrage de revenir sur le « Loi des trois états », sur l’alternance entre des états stationnaires et des états évolutifs, sur la recherche de lois historiques et sur ce savoir « positif » qui rendrait la gouvernance aux ingénieurs et aux artistes. La nouveauté du traitement que Karsenti réserve à notre auteur est radicale : Comte serait pour lui celui parmi les sociologues qui a le plus nettement perçu la nature nouvelle de la société de Nouveau régime, à telle enseigne que ses successeurs, plus prudents et plus timorés que lui, n’en auraient saisi que des formes édulcorées. C’est à rendre cette sensibilité pour une novation sociale absolue que l’ouvrage prend toute son importance et sa force. D’une écriture dense, appliquée et concentrée, toute adonnée à son objet et sans le moindre relent de ressentiment, voilà l’un de ces livres rares dont on souhaiterait qu’il surnage dans la mare de ce que Bourdieu nommait les « thèses et les fou-thèses » (Contre-feux 2) sociologiques contemporaines.
La nature de la société et la nature de la sociologie.
L’une des grandes erreurs dans le maniement du concept de société était d’y voir, à la manière de Rousseau, l’expression d’une volonté générale dont la fiction de peuple serait l’origine. Parler ainsi de « société » serait de mettre en scène une sorte de corps imaginaire transcendant qui engloberait les volontés particulières pour les orienter vers l’accomplissement de son unité. Belle image qui mettrait en cohérence l’idée d’une totalité et d’un discours visant à en faire l’expression de volontés particulières — alors même que cette cohérence n’est rien d’autre qu’une reprise du monde ancien où les déterminismes théocratiques sont habilement escamotés derrière une Raison aussi abstraite que fumeuse. L’image était belle, trop belle, et surtout trop séduisante, pour ne pas avoir accaparé les esprits les plus émancipés. On mesure alors l’immense frustration que nous réserve Comte quand il nous montre que cette totalité abstraite n’a rien à voir avec la réalité de la société moderne, qu’elle est un leurre dangereux, plutôt, qui transpose des principes d’ordre hérités d’un autre âge en les faisant passer pour éclairés. La Raison n’est dès lors qu’un nom que l’on donne à cette technique de rafistolage dont le principe tend à mettre en adéquation une totalité supposée, frauduleusement appelée « société », et un discours de légitimation qui se pare des belles couleurs des nouvelles valeurs du démocratisme. Car, en fait, la nouveauté de l’agrégat social moderne est qu’il repose sur des actes et non sur des volontés : « la société reste une multiplicité » (p. 166), une multiplicité d’actes et non une sommation de volontés. On voit la différence que Tönnies — qui part de l’idée et y bâtit toute son œuvre, que l’homme se distingue de l’animal par sa volonté — n’a pas vu. Alors que la volonté suppose une intention, source d’un acte orienté, l’acte, en lui-même, est source d’un mouvement proprement brownien. Une fois libérés des déterminismes anciens, les actes humains vont dans toutes les directions possibles, si bien que la « société », telle que la conçoit Comte, est un ensemble hétérogène et mouvant. Chacun agit sur elle et est agi par elle. Mais en même temps que cet ensemble devient indiscernable, les sujets accèdent pour la première fois à la possibilité de se ménager un accès réflexif à eux-mêmes. Pris dans les anciens déterminismes, il manquait à leurs actes cette liberté ou (négativement) cette indétermination que les révolutions politiques du 18e siècle mettent à jour. Mais à l’ancien joug se substitue un nouveau : non seulement les sujets potentiellement réflexifs manquent de repères pour y orienter leurs actes, mais cette réflexivité nouvellement gagnée ajoute au désordre social. Pour Comte, la société n’est ni une totalité de volontés, ni une simple « agglomération » d’individus singuliers. Elle est d’abord un ensemble de relations entre individus, eux-mêmes et ce qu’il appelle leur milieu. Et la science appelée à trouver les « lois » — ce qui est constant dans la variation — de ces relations et donc à trouver cet ordre improbable, est la sociologie.
Si l’on veut comprendre le statut de cette science nouvelle, la sociologie aurait pour mission d’achever le projet scientifique de la…biologie. Cela demande de repenser le complexe édifice scientifique mis en place par Comte en vue de faire de la sociologie la maîtresse des sciences. De même qu’il y a pour Comte une hiérarchie entre les sciences — l’astronomie étant la plus élémentaire, la sociologie la plus évoluée —, de même il y a une hiérarchie entre les méthodes : observation, expérimentation, comparaison et méthode historique suivent elles aussi la voie d’une complexification croissante. Or, la seule discipline pleinement accessible à toutes les méthodes et la seule pouvant déployer tout l’art de la méthode historique est la sociologie. C’est au travers d’une intuition naturaliste dont il a le génie que Comte réfère du passage de la biologie à la sociologie. En effet, l’homme est parmi les êtres vivants celui qui s’adapte à la fois le mieux à un milieu et celui dont la vie et la survie dépend des caractéristiques les plus complexes de celui-ci. Alors que telle araignée de mer doit sa survie à des conditions relativement simples, un petit changement de température suffit à la faire disparaître. L’homme, par contre, vit dans une diversité de conditions prodigieuse et peut donc survivre quand ces conditions varient. Éminemment adaptatif, l’homme est aussi l’animal le plus exigeant. Et cette exigence lui vient du fait qu’il peut agir sur son milieu : « La singularité du vivant complexe tient donc à la forme paradoxale que prennent les échanges noués avec le dehors » (p. 134).
Le Gouvernement des morts.
Il y a chez Auguste Comte une théorie de l’affect dont le développement fait la vraie richesse de l’ouvrage de Karsenti. D’aucuns auront voulu faire de la mort de Clotilde de Vaux une sorte de lubie mystique du Grand-Prêtre de l’Église positiviste. Mais que Comte ait voulu continuer à vivre avec la morte, continuer à penser avec et par elle, ne peut pas être mis sur le seul compte d’une simple technique consolatrice. Bien au contraire, Karsenti montre avec force arguments que cet événement majeur dans la vie de Comte vient clore sa philosophie.
En effet, si l’affect prime sur la raison, c’est d’un affect très raisonnable qu’il s’agit. Se connaître, pour Comte, c’est se connaître du dehors, par « extrospection » (Charles Blondel). Le levier le plus puissant de cette saisie de soi est la conscience que j’ai de vivre dans la continuation des morts qui ont compté pour moi. Ce n’est pas le simple fait de venir dans un monde déjà constitué, mais d’avoir conscience de continuer l’œuvre et la pensée d’êtres humains qui m’ont précédé. Et l’affect n’est rien d’autre que la continuation de la vie de ces morts. C’est aussi à partir de cette prise de conscience d’un affect qui ne serait que le dernier maillon vivant d’une longue chaîne de morts que je peux rejoindre l’idée d’Humanité que je porte en moi. Les morts nous gouvernent, nous qui croyons qu’à chacun de nos pas nous tournons une page nouvelle de l’histoire.
Parmi les nombreuses victimes de la vulgate freudienne, il n’y a pas que Gabriel Tarde ou les cures efficaces (hypnose, Tcc etc.), il y a aussi cette théorie de l’affect comtienne — avec pour corollaire une « mélanomanie » (Henri Raynal), un culte du noir, du morbide, du thanatoïde dont Nancy Huston a récemment instruit le procès. Rien de tel chez Comte : l’idée puissante d’être en continuité, en héritage avec les morts, n’a rien d’une sublimation, d’une consolation intellectualisée, mais trace le programme d’une véritable théorie de la mémoire sociale qui est d’abord une théorie de la connaissance. Se connaître soi-même par extrospection dans ce contexte, c’est se voir considéré par les yeux des morts signifiants qui nous demandent des comptes ; mais c’est aussi développer un lien qui, chez Comte, se nomme amour, car « aimer authentiquement, au-delà de l’attachement, c’est aimer ceux auxquels aucun lien ne nous attache plus objectivement » (p. 186). Ce lien ne nous soude pas seulement aux morts ; cette subjectivité dont les morts sont les instituteurs nous soude encore à l’Humanité. La solidarité des générations n’est pas un vain mot alors, puisqu’elle consacre la conscience que nous avons acquise de faire partie d’un Grand Être en train de se faire : « En ce sens, on peut dire que c’est en cessant d’être l’individu que nous sommes que nous devenons sujet » (p. 199).
Conclusion
Reste à savoir le rôle que peut jouer pareil ouvrage. On peut dire, certes, que de Comte on n’aura jamais fait le tour. Une œuvre aussi pléthorique et diverse ne cessera de nourrir des lectures « ésotériques ». D’un autre côté, la sociologie eut à apprendre à tourner la page devant ce massif souvent impénétrable à l’ambition démesurée. À moins de considérer Eugène de Roberty ou Tomas Masaryk comme des épigones méconnus et de leur consacrer une stèle dans le jardin des sociologues disparus, l’œuvre de Comte est trop marquée par son temps et trop marquée par des effusions romanticoïdes pour ne pas avoir incité ses continuateurs à lui tourner le dos et à s’en remettre à des travaux plus humbles. Même si l’étiquette de « positivisme » frise la diffamation, il est tout de même paradoxal que Comte soit à lui seul une grande et unique tour d’ivoire. Non seulement n’a-t-il pas pris en compte le travail des idées, en pratiquant une césure arbitraire avec toute philosophie qualifiée de métaphysique, mais par son splendide surplomb au-delà des vicissitudes du réel a-t-il entièrement négligé le souci de l’empirie. Bloc erratique dans ce jardin des sociologues, il faudrait lui réserver une place à part. Non pas comme l’un des fondateurs de la discipline — trop nombreux sont les accidents menant de Comte à Littré, de Littré à Cournot, de Cournot à Tarde —, ni comme un anti-philosophe comme en connaîtra la fin de siècle, mais comme un utopiste social et scientifique, alliant les « visions » sociales d’un Saint-Simon avec l’encyclopédisme systématique d’un Hegel à la française. — Que vient donc faire ce livre au sous-titre aussi évocateur qu’équivoque ? « Auguste Comte et la naissance de la science sociale » — tout gît dans ce singulier. Oui, une science sociale comtienne est bien imaginable. Les sciences sociales, telles qu’elles vont essaimer par la suite, sont d’une toute autre teneur. Le projet comtien se veut synthèse générale — et on le comprend. Qu’il eût fallu apprendre à se mettre des œillères, comme le préconise Max Weber, dans Le Savant et le politique, qu’il eût fallu se contenter d’avancées minuscules dans le difficile métier de sociologue, voilà qui ne cadre plus du tout avec l’espèce de sociologia perennis que le père du positivisme avait voulu ériger. Certes, il devait encore y avoir des Grands Systèmes dans cette discipline dont l’objet complexe appelle et appellera toujours de grands ordonnateurs, mais on remarquera toujours que les progrès infimes qu’elle réalisa, elle les dut non à la force de ces systèmes, mais aux résistances qu’ils suscitèrent. Et c’est peut-être par ce biais inattendu que l’ouvrage peut servir. Il nous apprend qu’en se défaisant des emphases comtiennes, il y a toujours plus à connaître, et donc qu’en se déprenant des Grands Systèmes interprétatifs (Parsons, Giddens, Luhmann), pour peu que, paradoxalement, on les étudiât avec honnêteté, il peut y avoir une chance que se réalise un petit progrès dans cette discipline si singulièrement disloquée qu’est la sociologie.
Bruno Karsenti, Politique de l’esprit, Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Paris, Hermann, 2006. 222 pages. 22 euros.