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Serendipity.

Le figuratif et l’abstrait : intelligence des confins.

On considère généralement que la peintre Joan Mitchell (1925-1992) se situe dans le courant, surtout américain, de l’expressionnisme abstrait. Pourtant, si elle a souvent refusé de donner un titre à ses tableaux, elle en a intitulé un bon nombre par des termes évoquant des réalités visibles, comme Tilleul, River, La grande vallée, Vétheuil, Chicago ou City Landscape… (Roberts et Siegel 2020).

Dans le figuratif, l’abstraction.

De fait, Mitchell a régulièrement rappelé que les paysages occupaient une place substantielle dans son travail et s’est revendiqué une proximité avec Claude Monet (1840-1926), qui se voit confirmée par l’analyse des œuvres  (Pagé, Scherf et Mathieu 2022). Et pas seulement parce que Monet, parfois considéré, lui, comme appartenant au mouvement de l’impressionnisme abstrait, a vécu dans une maison proche de celle que Mitchell allait occuper plus tard, mais pour des raisons plus substantielles. Il est courant de dire que, à la fin de sa vie, Monet s’approchait de plus en plus de l’abstraction. On pourrait d’ailleurs en dire autant, et bien avant lui, de William Turner (1775-1851), voire du Greco (Domínikos Theotokópoulos, 1541-1614). Celui-ci a été souvent catalogué comme « inclassable » justement parce que, dans certaines de ses toiles, il donnait une place majeure à des compositions non seulement « symbolistes » (comme à la fin du 19e siècle européen, les figurations évoquant des idéalités), mais relevant sans conteste d’un formalisme abstrait.

Dans l’art de l’Islam arabe, l’évitement de la représentation des « créatures » a invité à une exploration de… « figures » géométriques qui rendaient accessibles par la vue un ordre divin caché au regard direct.

On peut encore aller plus loin en disant que la plus descriptive des peintures peut être lue comme une combinaison de petites unités picturales qui, isolées, n’évoquent rien, mais qui sont pourtant absolument nécessaires à l’efficacité figurative, c’est-à-dire à la re-présentation visuelle de réalités visibles. Je ne parle pas ici d’analyse microscopique d’un tableau achevé, mais du travail de l’artiste lui-même qui, inévitablement, passe par une variation des échelles de l’action, du microdétail à l’ensemble. Pour réaliser un tableau, il faut parfois se concentrer sur de petites parties de la toile et y déposer des couleurs qui n’auront de pertinence que dans une « valeur de cadre » (j’utilise le terme cinématographique) plus large. En ce sens, l’impressionnisme était vu par certains de ses promoteurs comme un réalisme pragmatique : il s’agissait d’expliciter le processus multiscalaire de toute fabrication d’une peinture à visée figurative, qui n’atteint son but qu’en utilisant des composantes qui sont, elles, abstraites.

Mais attention, il ne s’agit pas pour autant de la « double articulation » des langues et de nombreux langages : ici, le signe porte aussi par ses caractéristiques propres (forme, couleur, texture, contribution à un ensemble plus vaste) une série de significations immédiates.

Dans les applications de cartographie navigable, on peut se permettre de changer à chaque échelon la liste des informations qu’on garde ou qu’on retire, dans un dispositif qui permet à la fois, selon la terminologie proposée par Patrick Poncet (2005), l’échelle intégrale et l’échelonnage libre. Cela, un peintre ne peut pas le faire, il doit donc à divers moments de son activité assumer de produire de l’abstraction pour, finalement, figurer.

À l’échelle s’ajoute l’angle. On sait qu’une vision zénithale rend méconnaissables par notre système oculaire les objets que nous regardons (Malraux, 1937 ; Lévy, Poncet, Tricoire, 2003). La possibilité de produire des artefacts qui ressemblent suffisamment aux réalités de référence pour permettre la reconnaissance immédiate dépend en fait de nos capacités physiologiques très circonscrites à capter et à traiter les signaux lumineux.

Abstractions figurantes.

Si donc la figuration implique et inclut l’abstraction, l’affirmation inverse ne manque pas non plus de sens. Les courants de la peinture abstraite n’ont pas toujours cherché a conserver un lien avec la figuration, mais on constate que l’abstraction peut fort bien être, sinon figurative, du moins figurante : elle constitue un outil de figuration. Lorsque Mitchell donne des titres « figuratifs » à ses tableaux, que veut-elle dire ?

Pour répondre à cette question, on peut comparer sa démarche à celle d’un artiste souvent classé dans la même mouvance qu’elle, Jackson Pollock (1912-1956). On constate que ce dernier met en œuvre un principe très simple dans l’application de différentes couches de peinture sur une toile : un principe chronologique. Chaque couche se situe dans une relation d’ordre temporelle avec les autres (avant/après). C’est la conséquence de la technique du dripping (qui consiste à laisser tomber ou à projeter de la peinture sur une surface) qu’avait inventée un peu plus tôt Janet Sobel (1894-1969).

Avec Pollock, on est en présence d’un système harmonique comparable à celui que la musique classique occidentale a développé avec le mouvement de la polyphonie, dans laquelle, le plus souvent, les différentes mélodies se combinent dans la perception auditive, mais n’interfèrent pas directement entre elles : chaque couche est indépendante des autres et on peut même lui attribuer un « étage » spécifique dans une construction picturale fondée sur la superposition. Cela n’empêche pas, pas plus qu’en musique, des interférences entre le « vertical » et l’« horizontal » très présentes : d’abord, l’œil ou l’oreille élargissent les petits objets en contextualisant la touche (ou la note) qui ne sont jamais réductibles à des points totalement isolables ; ensuite, la superposition qui n’est jamais totale permet des rapprochements entre couches différentes coprésentes dans la même zone du tableau. Chez Mitchell, les interférences deviennent explicites et guident l’itinéraire visuel du spectateur. C’est là un point commun avec certaines œuvres de Willem de Kooning (1904-1997) lorsque les différentes couches s’agencent librement les unes au-dessus ou au-dessous des autres, selon leur place dans le tableau. À la différence de Pollock, Mitchell fait de cette liberté un principe général qui lui permet de créer un univers complexe fait de multiples configurations de dessus/dessous qui parfois se mélangent et s’hybrident.

Ces aventures esthétiques nous rapprochent de la recherche sur la dimension spatiale du monde social. En matière d’espace, la peinture de Mitchell nous exempte d’une séparation trop impérieuse entre une relation purement métaphorique au référent et l’analogie directe qu’apporte la figuration. Ce faisant, elle nous invite à une conceptualisation plus audacieuse.

Si je dis, par exemple, que la cospatialité [l’interaction entre couches spatiales présentes dans un même lieu] est une interspatialité verticale par contraste avec l’interspatialité horizontale de l’interface [interaction entre espaces juxtaposés], j’associe de l’abstrait et du figuratif.  Ainsi, deux réalités apparemment hétérogènes (aller d’un lieu à un autre et changer de couche sans bouger) qui semblent des spatialités bien distinctes peuvent être pensées ensemble, comme deux types distincts mais comparables d’interactions entre deux espaces. Et on peut argumenter qu’elles méritent de l’être : entre un résident de Manhattan qui va au MoMA pour voir une toile de Mitchell et quelqu’un qui a fait des milliers de kilomètres pour voir la même toile au même endroit, il y a des différences, mais aussi des ressemblances. C’est là qu’il faut faire attention à ne pas mélanger deux couples dont l’apparence peut tromper : abstraction/figuration et abstrait/concret ne sont pas homologues. Dans le monde concret, tout particulièrement celui des humains, il y a aussi beaucoup d’invisible, ni « abstrait », ni « figuratif », ce que l’illusion d’exhaustivité du visuel peut cacher (Lévy 2013), et la cospatialité en est typique. Cette part du monde qu’on ne voit pas, n’est pas, le plus souvent volontairement cachée, mais elle échappe à nos sens alors qu’elle fait pourtant partie intégrante du monde social concret, pratiqué, habité. Nous comprenons alors que les abstractions figurantes de Mitchell nous aident à voir une part de cet invisible. La phrase de Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » est particulièrement pertinente ici. On note que cette phrase peut, au fond, s’appliquer tout autant à la science, tout spécialement lorsque celle-ci communique ses recherches en utilisant les langages visuels.

L’image habitée.

EspacesTemps (Pradeau 1996) a exploré ce continuum entre figuration et abstraction. En cherchant à placer au bon endroit le curseur à propos de la carte (Lévy 1996), j’étais arrivé à la conclusion que celle-ci consistait en une combinaison de symbolique (le fond de carte, les figurés) et d’analogique (la relation d’échelle), deux « abstractions » certes, mais de genres différents et qu’il n’était pas si facile de classer selon un principe unique.

Quand on considère l’agencement de ces deux pays, l’Abstraction et la Figuration, on découvre que leurs confins sont également dignes d’être visités. En regardant une image nous sommes condamnés à sans cesse changer de pied pour privilégier un aspect plutôt que l’autre et c’est peut-être cette bascule permanente entre les deux points de vue qui est la plus intéressante. Abstraction et figuration peuvent certes être vues comme deux bornes entre lesquelles se déplace le curseur des choix picturaux, mais on peut aussi les considérer comme un double diagramme de Venn : l’ensemble Abstraction a pour sous-ensemble la Figuration, et inversement, ce qui fait chacune des deux manières de faire image devient un cas particulier de l’autre. Quand ils regardent les visages de Giuseppe Arcimboldo, nos yeux y voient aussi de simples fruits et légumes et, pour peu que nous en ayons quelque conscience, il n’y a pas lieu de s’en plaindre. Tout au contraire, cela nous permet d’appréhender, dans les objets visuels, artificiels ou naturels, une dualité de plus : l’image n’est pas qu’un objet, c’est aussi un environnement où nous pouvons nous immerger, qui parfois nous submerge – que nous habitons.

Abstract

Do the figurative and the abstract constitute two very distinct worlds? On closer inspection, these two worlds overlap in rich borderlands to such an extent that the abstract can be seen as a special case of the figurative. The figuration/abstraction couple interweaves in a stimulating way with the concrete/abstract couple, which speaks of something else.

Bibliography

Lévy, Jacques. 1996. « De l’espace pour la raison ». Dans « Penser/figurer. L’espace comme langage dans les sciences sociales, », sous la direction de Jean-François Pradeau. Numéro spécial EspacesTemps 62-63 : 19-35. https://doi.org/10.3406/espat.1996.3985

Lévy, Jacques. 2013. Urbanité/s. Chôros, 1:17:37. https://www.youtube.com/watch?v=DwWPpHjqoQ4

Lévy, Jacques. 2022. « La carte, espace légitime ». Dans Politiques de la carte. Sous la direction de Bernard Debarbieux et Irène Hirt, 30-54. Londres : ISTE.

Lévy, Jacques, Patrick Poncet et Emmanuelle Tricoire. 2004. La carte, enjeu contemporain. Paris : La Documentation Photographique.

Malraux, André. 1937. L’espoir. Paris : Gallimard.

Pagé, Suzanne, Angeline Scherf et Marianne Mathieu, dir. 2022. Claude Monet, Joan Mitchell. Catalogue de l’exposition Claude Monet, Joan Mitchell, Paris, Fondation Louis Vuitton, 5 octobre 2022-27 février 2023.Vanves : Hazan ; Paris : Fondation Louis Vuitton, Musée Marmottan Monet, Académie des beaux-arts.

Poncet, Patrick, 2005. « L’échelonnage intégral, ou l’avènement du cartographe paparazzi. » EspacesTemps.net. https://www.espacestemps.net/articles/echelonnage-integral

Pradeau, Jean-François, dir. 1996. « Penser/figurer. L’espace comme langage dans les sciences sociales ». Numéro spécial, EspacesTemps 62-63. www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_1996_num_62_1_4320

Roberts, Sarah et Katy Siegel, dir. 2020. Joan Mitchell. San Francisco : SFMOMA; New Haven : Yale University Press.

Notes

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Serendipity.

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