Le canton : un territoire du quotidien dans la France contemporaine (1790-2006) est le fruit d’un colloque organisé à l’université Rennes 2-Haute-Bretagne du 21 au 23 septembre 2006. Longtemps ignoré par la communauté scientifique à la différence d’autres échelles spatiales telles que les communes et départements, le canton est ici au cœur de la réflexion. Ce territoire est-il aujourd’hui pertinent ? L’a-t-il été dans le passé ? Telle est la question clé à laquelle essaient de répondre, dans une perspective à la fois diachronique et pluridisciplinaire, historiens, géographes, juristes, politistes mais aussi « praticiens » du canton.
Ce qui frappe quand on examine l’histoire du canton, c’est que celui-ci n’a jamais manqué d’opposants ; il est même de plus en plus critiqué depuis quelques années, suite à la promotion de nouvelles circonscriptions administratives. Pourtant, il continue d’exister et de jouer un rôle non négligeable dans la vie politique et sociale française. Au-delà d’une éventuelle incapacité de l’État à se réformer, cette permanence suscite de nombreuses interrogations. Comment l’espace cantonal est-il organisé ? Quelles relations le chef-lieu et les communes avoisinantes entretiennent-ils ? Quels sont les discours et les représentations inhérents à cet espace ? Peut-on considérer le canton comme un cadre « naturel » d’interrelations, à l’origine d’un certain sentiment d’appartenance ? Et surtout, le canton est-il un cadre administratif, politique et économique qui répond encore aux attentes et aspirations des élus et des citoyens du 21e siècle ?
La genèse ambiguë d’un pouvoir local.
Durant la Révolution française, la naissance du canton ne s’est pas effectuée sans douleur. La création de nouveaux centres de pouvoir et de nouvelles limites administratives rompt très largement avec les structures de l’Ancien Régime. Cette rupture suscite de vives tensions et alimente une certaine concurrence entre les bourgs, tout en faisant rejouer des tensions plus anciennes. La réussite des nouvelles circonscriptions cantonales est de ce fait incontestablement ambiguë : quand l’hostilité est patente en matière de recrutement militaire, le bilan administratif est mitigé. À l’inverse, les greffes judiciaire et électorale semblent bien prendre. Le canton se construit ainsi d’emblée comme un espace politique majeur. En effet, si complexe que soit l’évolution des compétences et des pratiques cantonales, cette nouvelle circonscription éclaire des logiques spécifiques à la décennie révolutionnaire. Entre le climat passionné qui préside à leur création et l’apathie qui les caractérise sous le Directoire, les cantons incarnent des compromis qui préparent l’entrée dans le 19e siècle. À la même époque, la concentration des élites et donc des sociabilités politiques dans certains chefs-lieux annonce des déséquilibres importants entre ces derniers. L’opposition ville/campagne est prégnante à certains endroits, les municipalités urbaines l’emportant sur les chefs-lieux plus ruraux. Pour autant, le chef-lieu de canton en milieu rural apparaît fréquemment comme un pôle de dynamisme et un lieu d’échanges à partir du second tiers du 19e siècle. Profitant de ce statut, il est tout autant un lieu de reconnaissance et d’interconnaissance qu’une interface entre l’urbain et le rural, entre le local et le national.
Un espace fonctionnel ?
Depuis sa création, le canton a toujours suscité discussions et débats entre les décideurs publics. Ainsi, dès 1829, ces derniers tiennent compte des déficits fonctionnels et « démocratiques » du canton et tentent en vain de créer des conseils cantonaux par le biais du projet de loi Martignac. Si les arrière-pensées sociales ne sont pas absentes de ce projet visant indirectement à établir un nouvel ordre sociopolitique dominé par la petite et la moyenne propriété, les difficultés précoces à réformer le canton suggèrent que ce territoire est, très tôt, bien autre chose qu’une « coquille vide ». Le canton n’a jamais cessé d’être un espace de services, notamment administratifs. Les anciens juges de paix, les premiers agents du fisc, percepteurs et autres, la brigade de gendarmerie forment le triptyque classique des fonctionnaires cantonaux. Le nombre et la diversité de ces derniers ne cessent de s’accroître au fil des années, annonçant l’« âge d’or » cantonal de la seconde moitié du 19e siècle. Bien que le ressort de toutes ces administrations ne coïncide pas toujours avec les limites cantonales, le lien entre canton et service public demeure capital. On objectera que les exemples cités concernent le 19e siècle, à la rigueur le premier 20e siècle. Il est vrai que les justices de paix, l’institution administrative la plus emblématique du canton, créées en 1790 avec une juridiction qui épouse parfaitement les frontières cantonales, disparaissent en 1958. Mais ce cas de figure n’est pas généralisable. La gendarmerie, à laquelle l’ouvrage fait une place importante, en est la preuve : la carte des brigades était encore il y a peu calquée sur celle des cantons. De même, les collèges, ouverts à tous et construits au nom d’un projet territorial égalitariste sont le plus souvent localisés au chef-lieu de canton. Ces observations autorisent à dire que si le service public a changé de visage en deux siècles, il n’a pas perdu toute assise cantonale [1]. Par ailleurs, il est évident que les services implantés au chef-lieu de canton ne sont pas uniquement administratifs ; ils sont aussi de nature commerciale, sociale, sanitaire ou encore juridique. Toutefois, au sein des réflexions réformatrices du 20e siècle, le canton est loin d’être pensé de manière autonome. Il est même systématiquement inséré dans un système plus large en relation avec la commune, l’arrondissement ou le département.
Pouvoirs politiques et fait cantonal.
La stabilité du canton s’observe incontestablement en matière électorale. Depuis bientôt deux siècles, ou plus précisément depuis 1833, il constitue la circonscription pour l’élection des conseillers généraux. La seule rupture a lieu durant les années noires de l’Occupation. Si la carte des circonscriptions a été modifiée à plusieurs reprises, en conséquence du mouvement de création des nouveaux cantons urbains, les élections cantonales se signalent pour le reste par une remarquable continuité, comme en témoigne le mode de scrutin uninominal à deux tours. Entre 1833 et 1940, l’espace cantonal a également servi de cadre pour l’élection des conseillers d’arrondissement. En outre, le poste de conseiller général a longtemps été et demeure encore parfois un marchepied vers une carrière politique d’audience nationale. Le conseil général associe souvent des notables au sommet de leur carrière politique et d’autres en quête de « promotion ». Dans certains cantons méridionaux, sous la iiie République, on constate l’existence d’une sorte de « ticket » conseiller général/conseiller d’arrondissement ; ainsi, le canton émerge non seulement comme territoire d’action du notable mais aussi comme territoire aux dimensions adaptées à l’organisation partisane. Car le parti politique est très présent sur le territoire cantonal. Les fédérations se structurent à cette échelle et leur poids ne cesse de se renforcer, au moins jusqu’en 1940, à travers les investitures partisanes réalisées lors des consultations électorales. C’est d’ailleurs à partir de l’échelon cantonal que se reforment les structures partisanes à la Libération. Dès le 19e siècle, la lutte pour entrer dans l’assemblée départementale contribue également à cristalliser les oppositions entre villages ou factions villageoises. Malgré l’importance des pratiques claniques ou clientélistes dans certaines régions, les fonctions de conseiller général, situées à l’interface de l’État et des municipalités, permettent de créer ou d’asseoir une suprématie électorale et/ou une certaine notabilité, garantes de la stabilité et de la croissance des réseaux politiques. Les mutations à l’œuvre en France depuis le milieu du 20e siècle et les recompositions territoriales inhérentes amènent cependant à s’interroger sur les enjeux actuels et futurs liés au territoire cantonal.
Le chant du cygne du canton ?
L’expression est volontairement provocatrice. Il s’agit pourtant là d’une question fréquemment posée aujourd’hui et qui fait farouchement débat. Ce que l’ouvrage démontre, c’est que si le maillage administratif français est spontanément associé à l’image d’une remarquable stabilité, la réalité est toute autre. Entre 1801 et 2006, près de 25% des communes ont changé de canton et 50 % au moins de nom de canton. Il est vrai que ce sont les cantons urbains et périurbains qui connaissent en la matière le plus grand nombre de modifications, tandis que le développement de l’intercommunalité vient aujourd’hui brouiller les cartes. Le canton sert en effet d’assise territoriale à de nombreux établissements publics de coopération intercommunale (epci), ce qui prouve que, malgré l’évolution considérable des flux, tant en distance qu’en vitesse, certains élus continuent de le juger opérationnel. Pour être précis, 20 % des epci épousent aujourd’hui les limites des cantons. Si certains spécialistes soulignent que l’intercommunalité est au cœur de véritables querelles politiques et peut parfois remettre en cause l’existence du canton, ces deux entités se confondent néanmoins en certains endroits. Si d’aucuns préconisent une suppression du canton en vue de concentrer les compétences politique et gestionnaire au profit du département, d’autres encore soulignent le danger d’une telle mesure. Car le mode de scrutin uninominal à deux tours à l’échelle cantonale donne au département sa stabilité institutionnelle et lui confère donc son poids au sein du système politico-administratif français. Miner cette légitimité politique pourrait alors se révéler le plus grand coup porté à l’institution départementale, d’autant que l’échelle cantonale est encore récemment apparue comme le « gabarit » de base de toutes les stratégies de découpage ou redécoupage électoral. Il apparaît enfin que le sort du canton est intimement lié à l’évolution démographique de la France, à ses modes de vie, aux mobilités de ses habitants, autant qu’aux politiques d’aménagement du territoire qui les accompagnent. Le canton invite donc à réfléchir sur le rôle et la pertinence des subdivisions au sein des collectivités locales. Son existence illustre les difficultés qu’il y a à concevoir une fraction au sein d’un ensemble national dont l’unité est jugée indivisible.
Cet ouvrage apparaît donc à la fois riche et prometteur, le canton se révélant comme un véritable objet de recherche, bien au-delà du seul cadre d’étude qu’il a souvent constitué jusqu’ici. S’il doit impérativement être mis en perspective avec d’autres échelons administratifs, il se veut aussi un territoire complexe et fondamental, embrassant de multiples dimensions de la vie du territoire et des pouvoirs français : économiques, sociales et politiques. Toutefois, ses âges et son histoire se montrent fortement différenciés selon les espaces, comme le démontre l’approche multi scalaire régulièrement utilisée ici, alternant le micro et le macro, le local et le national. Sans doute la pérennité du canton frappe-t-elle : à preuve, il est encore défini aujourd’hui comme il l’était à sa naissance il y a plus de deux siècles, c’est-à-dire comme une « division territoriale… sans budget, constituant une circonscription en vue de certaines élections » ; il n’en a pas moins démontré une réelle capacité d’adaptation. Finalement, le canton n’a jamais cessé de remplir au cours de son histoire de multiples fonctions, politiques, administratives et même sociales, de sorte que c’est bien de « l’examen des faits et uniquement des faits [2]» que cette publication collective tire sa justification.
Yann Lagadec, Jean Le Bihan et Jean-François Tanguy (dir.), Le canton : un territoire du quotidien dans la France contemporaine (1790-2006), Actes de Colloque, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006.