Cependant, me tenant comme je suis un pied dans un pays et l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse en ce qu’elle est libre (René Descartes, 1648).
Ces quelques considérations, adressées par René Descartes dans une lettre à la princesse Élisabeth de Bohême, apparaissent au détour d’une balade dans le Ve arrondissement de Paris inscrites en façade d’un immeuble sis au 14 rue Rollin. Si l’on retrouve dans ces mots toute la teneur du propos développé par Nicole Lapierre, c’est pourtant à partir d’une formule de Montaigne que l’auteur décide de bâtir son ouvrage. Montaigne qui, le premier peut-être, s’exprima résolument en faveur de « la jouissance d’un autre air » (p. 16). Montaigne encore, qui dans un chapitre des Essais intitulé De la diversion affirmait songeur : « Nous pensons toujours ailleurs ».
[1]. Il y a une « fécondité de l’idée de diaspora » (p. 192) comme « une subversion » du métissage (p. 236) martèle l’auteur dans une négation profonde du repli culturel des identités closes. La lecture de La pensée métisse (1999) de Serge Gruzinski amène Nicole Lapierre à un retour délibéré vers le monde contemporain. Entendant remettre en cause craintes et frayeurs à l’égard de l’Autre et de l’Ailleurs, l’instabilité du métissage (p. 242) s’affirme ici comme une réponse possible au paradoxe associant homogénéisation de l’espace mondialisé et renforcement de la fragmentation territoriale.
La réciprocité des perspectives.
L’aventure intellectuelle se termine sur une posture épistémologique (chapitre vi, Dépaysements) tout à fait salutaire centrée sur une approche comparatiste et contrastive. L’auteur engage ses lecteurs au dérangement des évidences, à la perturbation des catégories et à la multiplication des questions transversales assurant, selon la métaphore du levier, le pont entre les cultures et les disciplines. En somme, comparer les sociétés humaines, investir l’écart différentiel qu’elles offrent entre elles (Lévi-Strauss, 1961) pour rechercher « les contrastes, les similitudes et les éclairages mutuels » (p. 258). C’est cette recherche des embranchements entre les cultures qui caractérise, selon Nicole Lapierre, la pensée du philosophe et sinologue François Jullien (2000). L’enjeu pour ce dernier est de taille : repenser, dans un détour stratégique et fécond par la Chine, l’ensemble des fondements implicites de la pensée philosophique européenne. Mais le premier enjeu, plus méthodologique encore que fondamental, est aussi et surtout celui contenu dans le propos de cet ouvrage ; à savoir créer et investir l’écart pour voir jusqu’où peut aller le dépaysement de la pensée. Ce seul exemple ne saurait toutefois taire le pluriel des dépaysements qu’entend soulever Nicole Lapierre. Il nous faut en effet encore évoquer, outre la seule pensée d’un dehors (2000) rencontrée chez Jullien, les efforts de Marcel Detienne pour un comparatisme constructif (2000), la promotion par Paul Gilroy d’une histoire croisée ([1993] 2003) ainsi que les travaux séminaux d’Edgar Morin sur la pensée complexe (1990). Sous des formes distinctes, ces réflexions n’en présentent pas moins une ambition analogue ; ambition que résument très justement les fondements, repris par l’auteur, de La Méthode d’Edgar Morin : « En effet, La Méthode révèle à la fois une pensée dérangeante, déplacée, bousculant les formes habituelles du raisonnement, et une pensée mobile, attentive au déplacement créateur et à l’écart, aux possibilités illimitées de la réflexivité » (p. 284).
L’ouvrage se referme sous une forme de confidence, celle de l’affection de l’auteur pour la profondeur et l’harmonie des accents linguistiques. Une façon pour Nicole Lapierre de célébrer une dernière fois l’altérité tant convoitée. La dimension linguistique présente effectivement ceci de salutaire qu’elle cultive très justement à la fois l’être et le devenir. Une qualité d’ouverture que l’on retrouve d’ailleurs à nouveau chez Montaigne sous cette formule: « Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage. » (p. 12). Au terme de ce cheminement, les lecteurs, quant à eux, sont laissés au seuil d’une pensée instable, déplacée et désormais ouverte sur le dehors. Et c’est cette ouverture de l’horizon que résume si bien la toile de Magritte retenue pour la couverture de l’ouvrage (Réédition 2006). Un regret peut-être, tout personnel certes, et qui n’enlève rien à la qualité de l’ouvrage : la quasi-absence des géographes dans un voyage intellectuel où ils auraient, à mon sens, pu amplement trouver voix au chapitre. Le détour par la géographie aurait inévitablement apporté une dimension supplémentaire au propos de Nicole Lapierre — celle d’une appréhension de la distance et de la différence par l’espace géographique. Et cela, en insistant sur le rôle concret de l’expérience géographique dans le façonnement de l’identité humaine et, réciproquement, sur l’impact symbolique de la dimension culturelle dans la saisie de la réalité du monde (voir notamment Berque, 2000, Dardel [1952] 1990, Lussault, 2007). En fait de sentence géographique, justement, terminons/ouvrons sur ces vers lumineux – empruntés par Nicole Lapierre à Edgar Morin — du poète espagnol Antonio Machado qui éprouva à l’hiver 1939 l’expérience tragique de l’exil.
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Caminante, no hay camino,
el camino se hace al andar. [2]
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Nicole Lapierre, Pensons ailleurs, Paris, Gallimard, [2004] 2006.