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Serendipity.

Le capital spatial dans un «tweet»?

Le crisis mapping en contextes urbains.

Le tremblement de terre à Haïti en 2010, ou celui qui a été suivi d’un tsunami à Tōhoku au Japon en 2011, ainsi que le Printemps arabe débuté entre 2010 et 2011 au nord de l’Afrique et l’Occupy movement qui s’en est suivi dans plusieurs contextes urbains du monde entre 2011 et aujourd’hui, ont été définis comme des événements sociaux en s’imposant dans les médias et en déclenchant une socialisation des phénomènes naturels ou de nature socio-politique. Cette émergence a cela de particulier qu’elle s’appuie d’abord sur une dénomination de l’événement collectivement partagée au niveau mondial, puis qu’elle voit se déployer un phénomène de collaboration massive autour d’une représentation cartographique du GéoWeb 2.0. Dans ces différents contextes, un processus de coproduction est mis en acte : l’utilisateur du système cartographique peut être celui qui y insère une information suivant ses propres connaissances de l’aire urbaine accidentée, ou bien celui qui, étant localisé dans une autre partie du monde, y transfère des messages provenant de tweets ou de SMS produits par les habitants de la zone intéressée.

Dans le présent essai, l’idée de départ est que le GéoWeb 2.0 démontre que pour cartographier l’intelligence urbaine à l’occasion d’événements critiques ou de dangers, un engagement est nécessaire de la part de tous les acteurs institutionnels ainsi que des associations et des citoyens dans le rôle de coproducteurs et utilisateurs d’information. De plus, le capital spatial étant composé « à la fois d’un stock d’expériences géographiques transformées en patrimoine et d’un flux d’aptitudes à faire fructifier ce patrimoine par la maîtrise des lieux et des liens » (Lévy 2013, p. 124-126), il peut devenir stratégique dans des situations de crise. En effet, le concept de capital spatial permet de réfléchir au rôle de l’individu dans la production d’information concernant des espaces soumis à des phénomènes catastrophiques ou bouleversants. Il met ainsi en évidence la perspective énoncée par Michel Lussault dans son livre L’Homme spatial, selon laquelle des phénomènes sociaux importants (événements catastrophiques et mouvements socio-politiques) deviennent plutôt des « opérateurs spatiaux », c’est-à-dire des « entités qui possèdent une capacité à agir avec performance dans l’espace géographique des sociétés concernées » (Lussault 2007, p. 19). De plus, si les événements liés à des phénomènes de crise sont tout d’abord de nature spatiale, ils activent également un processus de participation des individus à la production, à la collecte et à la publication d’informations, d’images et de messages vidéo, relatives aux espaces urbains touchés par le désastre naturel ou par le mouvement socio-politique où la carte joue un rôle central. Ces informations composent un système cartographique dynamique et alimenté en temps réel, qui assume une importance prioritaire du fait des effets immédiats sur l’événement lui-même et sur ses configurations spatiales, devenant support de référence dans les opérations de secours. L’adéquation de la carte avec le territoire de l’urbain devient si remarquable que les interventions de secours sont basées sur les informations provenant de la carte collaborative.

L’aspect théorique de cette symbiose carte/territoire a déjà été expliqué par la sémiosis cartographique et ses plus récents développements (Casti 1998 et 2013), qui se fondent sur le constat que toute cartographie est un système communicatif dans lequel la carte a le rôle crucial d’« opérateur susceptible de déterminer les actions à réaliser […]. La carte constitue un modèle qui substitue le territoire » (Casti 2013, p. 17, citation traduite par mes soins).

La question à laquelle cet essai tente de répondre est celle du rôle joué par l’information géographique volontaire (VGI) à l’intérieur de la sémiosis cartographique, c’est-à-dire une forme d’intelligence collective qui s’exprime dans l’ensemble des données produites par des utilisateurs experts ou non, référées à des lieux sur Terre et téléchargées sur le Web (Goodchild 2007).

Dans ce cadre, nous nous concentrons sur l’information liée à une cartographie qui s’est développée ces dernières années dans le GéoWeb 2.0, le crisis mapping. Ce terme fait référence à tout système cartographique employé pour montrer des territoires soumis à des événements catastrophiques ou à des mouvements socio-politiques (Goodchild et Glennon 2010, Liu et Palen 2010). Ces systèmes ont été récemment catégorisés sous trois typologies : mashups, plateformes contributives et plateformes collaboratives (Roche et al. 2013). Les premiers ont un objectif de dissémination et de communication de l’information, les deuxièmes de collecte des données en temps réel pour aider à la prise de décision, les troisièmes de production de cartes et données de base de la zone intéressée. Toutes se fondent sur un transfert volontaire d’informations pouvant être utilisées par les médias, les organisations de secours et d’aide humanitaire, voire par les institutions, afin de gérer ou contrôler les manifestations spatiales d’un événement et effectuer leurs actions sur la région concernée.

Si on se concentre sur le crisis mapping en contextes urbains, il est possible d’y constater la représentation d’un stock d’expériences géographiques qui, provenant de plusieurs individus habitant la ville affectée par l’événement, vont constituer un bien public « qui est bénéfique pour la société tout entière » (Lévy 2013, p. 215). En effet, le crisis mapping, par la mise en valeur de l’information géographique volontaire, met en exergue le capital spatial alimenté par la collaboration entre plusieurs acteurs à l’aide de systèmes de plus en plus intelligents. Ces systèmes sont ainsi capables de faciliter techniquement la collecte et la représentation automatique des données spatiales produites par les citoyens à travers les tweets ou tout message provenant des dispositifs portables. Il devient donc intéressant d’évaluer comment le concept de capital spatial trouve sa représentation effective dans ces systèmes cartographiques.

La littérature sur le crisis mapping fait émerger une concentration d’études d’abord sur les aspects techniques qui ont contribué à sa diffusion (Goodchild et Glennon 2010, Liu et Palen 2010, Zook et al. 2010), puis sur les applications et technologies disponibles à l’heure actuelle (Roche, Propeck-Zimmermann et Mericskay 2013), et enfin sur les défis concernant les données qui y sont publiées, comme la privacy, la sécurité, la propriété intellectuelle, la qualité et la fiabilité (Goodchild et Li 2012, Shanley et al. 2013, Poblet 2013). En ciblant la réflexion sur l’analyse des systèmes utilisés dans les contextes urbains pour comprendre la représentation du capital spatial, nous considérerons le crisis mapping comme un « champ sémiotique » (Casti 2013, p. 36). Il s’agit donc d’analyser la figure de l’interprète et le processus de création de l’information par la production de l’icône cartographique grâce à l’interactivité du système, afin de comprendre l’impact sur ce qu’on appelle, dans l’analyse sémiotique, le « niveau pragmatique », et donc sur l’utilisation effective du territoire en contexte urbain de crise. Suivant ces trois aspects de l’analyse sémiotique — interprète, icône et issues communicatives —, nous présenterons les résultats issus de la lecture croisée de différents exemples de crisis mapping, liés à la fois à un événement catastrophique (le tremblement de terre de Haïti en janvier 2010) et à un mouvement socio-politique (la crise politique dans les villes de l’Afrique du Nord connue sous le nom de « Printemps arabe »).

Premier constat : la complexité de la figure de l’interprète cartographique. L’exemple le plus significatif pour comprendre la complexité des acteurs participant au processus de construction cartographique dans le crisis mapping urbain est celui des cartes contributives. Il s’agit de systèmes cartographiques coproduits par des techniciens qui possèdent une compétence au niveau technologique ; des citoyens qui habitent la ville, qui sont intéressés par la résolution de la situation de crise, et qui interviennent directement dans la carte ou bien envoient des messages qui sont automatiquement introduits en tant qu’icônes cartographiques ; des amateurs du GéoWeb qui ne connaissent pas nécessairement l’aire urbaine soumise à la crise, mais qui se mettent au service d’une entreprise cartographique, s’identifiant comme une vraie « task force » cartographique ; d’autres individus qui sont originaires de la ville, mais qui se trouvent dans un autre endroit du monde au moment où la crise se manifeste ; enfin, les membres des unités de secours appartenant à des corps officiels ou bien à des associations de volontaires.

Si on prend l’exemple du tremblement de terre dans la ville de Port-au-Prince à Haïti, la carte contributive qui a été réalisée (Figure 1) a été possible grâce à la collaboration de l’équipe d’informaticiens, dont le siège est au Kenya, et qui réalise et met à disposition du public du Web le système participatif et ouvert Ushahidi ; des habitants de la ville qui peuvent participer à la création de la carte en envoyant un tweet, un SMS, ou un MMS de leur téléphone portable, ou directement insérer leurs informations dans la carte sur le Web ; les cartographes, dont la plupart résident dans l’aire de Boston aux États Unis, qui réalisent la carte, transférant les messages envoyés par les habitants de la ville à l’aide d’un système capable de géoréférencer le message ; tout utilisateur de la carte dans le Web pouvant insérer des informations volontairement ; des médiateurs culturels haïtiens, représentés par des habitants originaires de Port-au-Prince immigrés au Massachusetts, qui ont aidé l’équipe de cartographes de Boston à réaliser à la fois une traduction en langue française et anglaise des messages créoles et une vérification du géoréférencement des icônes cartographiques, grâce à leur connaissance de la ville provenant de leur expérience directe ; les membres des organismes nationaux ou des associations de secours, qui produisent eux aussi de l’information géographique volontaire, mais qui utilisent surtout la carte pour leurs opérations de secours.

L’analyse de l’interprète de cette plateforme contributive nous aide à mettre en évidence sa forte implication dans la communication du capital spatial. Premièrement, la carte est le résultat de l’effort d’un nombre élevé d’acteurs ayant des compétences et capacités différentes. Ainsi, les compétences cartographiques et « expérientielles » (référées au lieu représenté), qui ne sont pas nécessairement réunies chez une même personne, peuvent trouver une unification dans cette typologie cartographique. Deuxièmement, il est intéressant de noter que le capital spatial n’est pas nécessairement mis à disposition par un individu se trouvant à proximité topographique du lieu où se passe l’événement, ou de celui qui produit et envoie les messages de requête de secours, comme dans le cas des immigrés haïtiens aux États-Unis — l’aspect important est que cet individu est connecté et qu’il possède le patrimoine de connaissance sur le lieu.

Figure 1 : « Ushahidi Haiti Crisis Map ». Source : Blog Ushahidi

Deuxième constat : l’interactivité déterminant le processus de création de l’icône. La création de l’icône cartographique dans le crisis mapping est étroitement liée à la plateforme cartographique choisie et au processus de transfert de l’information, mais surtout au niveau d’interactivité prévu par le système. Elle peut être limitée à une « interactivité fermée », dans le cas où l’utilisateur doit choisir parmi un nombre de signes proposés, ou à une « interactivité ouverte », dans le cas où l’utilisateur est libre de produire et d’introduire sa propre icône. Plus spécifiquement, dans les mashups comme « Egypt Protest Google Map », l’icône est le résultat de l’insertion faite directement par l’utilisateur et correspond à des points, lignes ou polygones auxquels il peut ajouter des fenêtres de pop-ups, selon sa compétence technique (Figure 2). Dans les plateformes contributives, comme celle de Ushahidi, où l’icône est principalement le résultat d’une action de transfert de messages (SMS, MMS, mails), elle est toujours exprimée par un signe préétabli (marker) accompagné par d’autres codes (numérique, chromatique, lexical) et par une fenêtre de pop-ups avec un contenu multimédia (textes, images ou vidéos). Sa localisation n’étant pas le fruit d’une insertion directe de l’utilisateur, elle est définie par les coordonnées automatiquement fournies par le système de décodage, ou par la localisation de l’adresse indiquée par l’auteur du message.

Dans les plateformes collaboratives comme « Haiti Open Street Map », l’interactivité est semi-ouverte, parce que les utilisateurs peuvent insérer des icônes cartographiques suivant des standards de codification cartographique ayant pour but de compléter les manques d’une cartographie officielle. Dans ce cas, elle comprend points, lignes ou polygones, mais sans l’utilisation de fenêtres pop-ups.

Figure 2 : Exemple d’icône référée à la place Tahrir au Caire dans « Egypt Protest Google Map », avec le pop-up contenant un texte et un message vidéo. Source : Google Maps.

Dans l’ensemble des cas précédents, l’icône fait référence à des espaces publics ou privés de la ville où il est utile de signaler un problème, une situation d’urgence, un besoin de la part des habitants. Elle exprime donc des données permettant aux opérateurs de secours de trouver des personnes disparues, de rejoindre les survivants, d’identifier des zones affectées par la propagation des dommages, ou encore d’identifier des lieux de rencontre et de secours à l’intérieur des aires urbaines. La création des icônes cartographiques est en règle générale contrôlée par les cartographes professionnels, qui ont projeté la plateforme et choisi les catégories de symboles, leurs formes, leurs couleurs et leurs dimensions, que les utilisateurs ne modifient normalement pas, dans un cadre d’interactivité assez fermée. Cela aide et facilite l’activité des acteurs des associations humanitaires, mais la basse interactivité offerte par la plateforme ne permet pas de produire des icônes cartographiques personnalisées.

Troisième constat : les issues pragmatiques de linterprétation du crisis mapping. Le point de départ pour analyser le niveau pragmatique est que toute carte est autoréférentielle et produit une icônisation, c’est-à-dire « un processus communicatif sur la base duquel on exprime comme des vérités des conditions hautement conjecturelles s’appuyant sur l’autoréférence de la carte » (Casti 2013, p. 43 ; citation traduite par mes soins).

Au niveau pragmatique, le crisis mapping informe les équipes de secours sur les lieux où il faut intervenir. On retrouve cet aspect majeur dans le cas de la « Ushahidi Haiti Crisis Map », qui a été utilisée dans les opérations du Corps des Marines des États-Unis, qui a transféré les données provenant de la carte dans ses systèmes cartographiques afin de réaliser ses actions sur les côtes haïtiennes [1]. Il est clair que, dans ce cas, le système cartographique permet aux acteurs humanitaires ou aux ONG d’agir sur le territoire, y compris dans des contextes urbains où l’intervention des secours est compliquée par d’évidents problèmes de mobilité interne et de manque d’information initiale.

Cependant, l’apport de la sémiosis cartographique souligne le fait que le capital spatial n’est pas mis en relief pour le bénéfice des habitants, ce qui a des répercussions au niveau pragmatique. En particulier, les cartes contributives, qui contiennent des messages écrits en temps réel par les habitants et représentés à l’aide d’une icône ponctuelle, excluent la possibilité de restituer l’ensemble des savoirs contenus dans les messages et issus de l’expérience liée au déplacement dans les différents lieux de la ville (rejoindre un endroit par des parcours alternatifs, connaître les moyens de transport utilisables et les routes alternatives, trouver facilement un lieu proche pour créer un poste de rencontre ou de secours, etc.). Les informations provenant des messages et des tweets, et concernant l’ensemble de pratiques, tactiques et stratégies liées au déplacement, ne sont donc pas valorisées et ne trouvent pas pour le moment d’expression cartographique, au-delà de leur transcription à l’intérieur des milliers de pop-ups qui remplissent la carte.

À partir de l’analyse sémiotique conduite sur des exemples de crisis mapping, il émerge qu’une restitution cartographique efficace du capital spatial pourrait donc transférer — à l’aide d’une participation plus importante des sujets, et de la création d’icônes variées et non seulement ponctuelles de l’augmentation de l’interactivité cartographique — le stock d’expériences géographiques, à la fois pour favoriser les actions de secours des institutions et organismes humanitaires, et pour améliorer la maîtrise des distances et l’accessibilité aux lieux pour les habitants. On constate donc qu’une réflexion serait utile pour utiliser la sémiosis cartographique afin de trouver des solutions efficaces pour les trois typologies de crisis mapping au niveau de l’interprète cartographique, de l’interactivité, et de la production de l’icône. Cela pourrait transformer le capital spatial de chaque utilisateur en bien commun au profit des autres citoyens pour l’accessibilité aux biens publics spatiaux dans des situations de crise.

Abstract

Le tremblement de terre à Haïti en 2010, ou celui qui a été suivi d’un tsunami à Tōhoku au Japon en 2011, ainsi que le Printemps arabe débuté entre 2010 et 2011 au nord de l’Afrique et l’Occupy movement qui s’en est suivi dans plusieurs contextes urbains du monde entre 2011 et aujourd’hui, ont été ...

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