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De janvier 2012 à octobre 2015, l’Unité Mixte de Recherche CNRS 6590 « Espaces et Sociétés » (ESO), ...

Laissez-passer.

C’est d’abord à Marseille, ville dérangée, couleur et bruit. À l’approche d’une rue, il arrive, et ce n’est pas si rare, que le conducteur pile afin de vous laisser passer, fragile piéton. Il fait alors un geste de la main, souvent un sourire. Le tout est très agréable et l’on se demande comment on a pu vivre sans cela, supporter un monde sans ces fleurs du social. On remercie avec ravissement et l’on passe, avec le sentiment d’être unique et d’avoir établi un lien, de passage, avec un autre de Marseille. Et même si l’on assiste, dans cette ville qui se veut mythique, à quelques chicanes comiques entre chauffeurs, cela fait partie du décor et folklore de la ville douce-amère. On le revendique.

Les mythes sont constitutifs à Marseille : on est fier, d’être Marseillais, de raconter une bagarre entre les supporters de l’Om et des supporters visiteurs, de dire que la ville est dangereuse, attention, et puis ensuite de dire qu’elle est accueillante, on est fier d’être fier, on est Marseillais et on a déjà tout dit. On se sent oublié, répulsif, et fier de l’être aussi. On est fier donc, automobiliste, de laisser passer un piéton, et on est fier, piéton, qu’on nous laisse passer. Parce que « c’est Marseille » : à Marseille, tout « est Marseille », notamment ce désordre déstabilisant.

Alors peu à peu, on finit par sentir que ce lien au chauffeur, cette main qui invite, ce regard, sont une faveur. Et aussi que parfois, sans que l’on comprenne très bien pourquoi, lors d’une escarmouche routière, l’un des deux automobilistes préfère brusquement se taire et s’en aller sans rien dire, ne sachant pas peut-être à qui il a affaire, que parfois la peur reste.

Une faveur sur la règle générale, un geste de la main qui souligne le rapport interpersonnel, déniant le rapport à une loi se situant au dessus de tous et créant une dette immédiate ; ainsi l’on se dépêche, ravi, de passer en remerciant infiniment pour ce… à quoi on avait droit. Mais la loi, peut être si risible dans certains lieux… Ce rapport au lieu, largement agréable, fatigue, et se révèle, à la longue, sous son jour anéthique. Pour avoir le droit à ses droits, d’être dans la ville, d’y circuler, d’y marcher, il faut remercier, sans cesse, ceux qui vous laissent, dans leur infinie générosité, passer.

Et puis c’est Berlin, ville froide, et pâle et souterraine, sans cesse en reconstruction d’elle-même, Berlin aux plaies toujours qui béent au ciel souvent gris. Lorsque, piéton ou cycliste, on aborde à peine une rue, toute auto vous laisse passer. Les pistes cyclables, qui sillonnent toute la ville, sont réservées au point que l’on peut se faire remarquer que l’on marche dessus, en tant que piéton. Circuler n’est pas une lutte permanente, c’est un droit que chacun possède sans lutter, et s’il le faut, rarement, revendique dans son espace réservé, dans son droit à la priorité. Mais jamais un mot, jamais un geste. Aucun charme. Aucun charme ?

C’est lorsque ce cycliste est arrivé sur sa voie, et que je me suis poussée pour le laisser passer, que j’ai compris ; lorsqu’il ne m’a pas remerciée, pas un geste, pas une ombre de sourire, pas même un regard. C’était fondamentalement agréable. Parce que c’était simplement éthique, que l’on ne se devait rien l’un à l’autre. Et plus tard, en attendant tranquillement sur le trottoir que l’Ampelmänchen passe au vert, sans se tordre le cou, sans avancer en petit troupeau de quelques pas le plus loin possible sur la route, sans guetter la moindre occasion, le moindre trou pour être prêt à bondir et pour pouvoir passer en courant, comme le font aussi magnifiquement les Parisiens… mais simplement l’œil agréablement guettant le passage au vert, alors on a tout le temps de penser à comment déranger vraiment le Monde.

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C’est d’abord à Marseille, ville dérangée, couleur et bruit. À l’approche d’une rue, il arrive, et ce n’est pas si rare, que le conducteur pile afin de vous laisser passer, fragile piéton. Il fait alors un geste de la main, souvent un sourire. Le tout est très agréable et l’on se demande comment on a ...

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Authors

Emmanuelle Tricoire

Historienne et géographe, elle est professeure d’Histoire, de Géographie et d’éducation civique dans le Secondaire ; elle a enseigné à Metz, à Marseille et à Paris. Actuellement, elle voyage entre Berlin et l’Est européen. Elle y travaille sur l’idée d’Europe. Elle est rédactrice en chef d’EspacesTemps.net.

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