Encore un ouvrage sur la question de la culture telle qu’elle est posée en France ! pourrait-on s’écrier. Et un ouvrage qui veut, comme beaucoup, « dresser une archéologie de ces politiques culturelles [de la France], remontant à la source historique de leur diversité, puisqu’il est possible de rencontrer en France des politiques culturelles monarchiste, impériale, républicaine, mais également populaire et vichyste, gaullienne et de gauche, des années Lang, et pourtant libérales » (p. 10).
On pourrait se cantonner à cet énoncé, croire l’auteur sur parole, et lire l’ouvrage à partir de ce fil conducteur. Pourtant, l’affaire est plus complexe. On sait depuis longtemps que le vocabulaire de Michel Foucault (ici celui de l’archéologie) a été mué en lieu commun rarement porteur d’effets positifs. Pour mieux s’en convaincre, le lecteur comparera avantageusement cet ouvrage avec ceux d’autres comptes-rendus parus dans EspacesTemps.net : Jean-Michel Djian, Politique culturelle, 2005 ; Dominique Poulot, Une histoire des musées, 2005 ; Alain Brossat, Le grand désarroi culturel, 2008 ; Laurent Fleury, Le cas Beaubourg, 2007.
On le constate dès les premières pages du livre, massivement, cet ouvrage est plus largement tourné en pamphlet qu’en analyse archéologique. Comme si la veine des pamphlets et des imprécations concernant la constitution et le déploiement récent de la sphère culturelle ministérielle, tantôt tournés contre la politique de Jack Lang, tantôt orientés vers la critique de l’impact des industries culturelles sur les décisions du ministère de la culture, pouvait se tarir ? Et après tout, qu’on apprécie ou non ce genre d’ouvrage, toujours un peu emporté et peu porté à l’argumentation, il participe du moins de la nécessité d’entretenir des polémiques publiques à propos des politiques conduites par l’État. Il relance sans cesse la nécessité pour toute société de rediscuter de ses institutions et de leurs orientations.
Pamphlet il y a donc, dans cet ouvrage d’Antoine de Baecque, historien de la culture, des Lumières et de la Révolution française, ayant travaillé sur L’histoire culturelle de la France (1998) et sur L’histoire du festival d’Avignon (2007) et qui fut, par ailleurs, le directeur des pages « culture » de Libération durant de longues années.
Pamphlet contre les politiques culturelles qui sont conduites, affirme-t-il, depuis l’Ancien Régime, en fonction d’une volonté de culture conçue comme une mystique de l’État et qui connaissent désormais une forte baisse de l’engagement de ce même État ; contre « l’encadrement par l’État de la vie intellectuelle et artistique » (p. 35) ; contre une sphère culturelle que l’auteur réduit à une économie du faste et « une ornementation sinon concertée et dirigée, du moins ostentatoire et systématique », citant explicitement au passage (quand il ne s’en inspire pas largement) la thèse, déjà ancienne, de Marc Fumaroli (1991), voire celle d’Alain Finkielkraut (1987). À dire vrai, il convient de rappeler à propos de genre de propos que l’axe de l’examen change notablement le commentaire et l’extension historique donnée à ces « politiques », si l’on suit Alexis de Tocqueville, postulant une continuité entre l’Ancien et le Nouveau Régime et imposant l’idée selon laquelle ces politiques publiques remontent très tôt dans l’histoire, ou si l’on est révolutionnariste, partisan du discontinu dans l’histoire, en conséquence de quoi l’émergence des politiques publiques se réduit au seul régime démocratique, à l’action de la Révolution française et des Républiques successives ayant effectivement promu une attention politique à l’égard de la culture (de la langue, de valeurs « nationales », du patrimoine). Manifestement, l’auteur est tocquevillien.
Pamphlet il y a aussi contre « la culture », ou « le culturel », voire « le tout culturel ». Encore faut-il comprendre à ce propos deux choses.
D’une part que « la culture » ne s’entend chez de Baecque qu’en référence à la sphère du pouvoir (au demeurant sans précision de la part de l’auteur, alors qu’on pourrait attendre des développements techniques sur ce point). « La culture » est identifiée à la « propagande d’État », à la propagation de l’universalisme culturel « français », dont l’auteur rappelle « qu’il n’est pas toujours un humanisme respectueux des cultures particulières » (p. 45). Selon l’auteur, « la culture » change de sens cependant autour du moment bonapartiste, puisque l’empereur « refonde ainsi en France, en mêlant l’héritage de la louange au grand roi, la fabrication plutôt traditionnelle d’une image de gloire, et le souci plus récent d’un public et de la publicité autour de ses goûts et de ses choix, l’alliance du pouvoir politique et de la culture au point qu’on peut parler à son sujet d’une “politique culturelle” » (p. 47).
On peut effectivement affirmer à ce propos que depuis le 16e siècle les « politiques culturelles » (qui ne portent évidemment pas ce nom) se caractérisent par le rôle central du pouvoir, tant dans la promotion que dans l’organisation de la culture, du savoir et des arts. Mais c’est oublier qu’au mécénat royal il a fallu substituer des directives politiques de mise en place de structures administratives spécifiques et de moyens budgétaires. Tel fut le cas du secrétariat aux Beaux-Arts (19e siècle), puis celui du ministère chargé des affaires culturelles à partir de 1959. C’est seulement dans ce contexte que, confirmant le poids de l’État, la notion de « politique culturelle » prend sens, référée, en droit public, à des « actes ou non-actes engagés d’une autorité publique face à un problème relevant de son ressort » (Mény et Thoenig, 1989). On peut aussi consulter sur ce plan les travaux de Vincent Dubois (1999).
D’autre part, le « culturel », autrement dit la forme adjective, renvoie à des considérations sociales et politiques : l’usage s’en établit, rappelle l’auteur, durant le Front populaire, ajointant alors « culturel » et « peuple » autour du théâtre. Et pour lui, désormais, « la culture pour tous cède le pas au tout culturel » (p. 160). Encore ajoute-t-il prudemment : « Ce n’est pas tant cette reconnaissance [des pratiques culturelles de tous ordres] qui choque que le fait qu’elle tienne lieu de discours et qu’elle soit le vecteur d’une communication effrénée » (p. 161), ceci depuis les orientations impulsées par Jack Lang.
Pamphlet il y a enfin contre les mythes de « l’homme métamorphosé par la culture », ou de la culture conçue comme lien mécanique entre les citoyens. Pamphlet qui sait s’arrêter cependant à la limite de ce qui serait sans doute à penser :
Ce n’est pas tant ces actes de culture en eux-mêmes qui sont condamnables et préjudiciables […] mais la représentation et le langage qu’ils supposent et imposent : une culture désincarnée où l’œuvre laisse place à la seule pratique, une culture devenue une donnée que l’on administre et que l’on gère, une culture d’où l’humain se trouve éjecté au profit d’une économie des flux. (p. 89)
Du coup, même s’il s’agit d’un pamphlet, qu’on peut estimer après tout bienvenu à l’époque où le gouvernement réduit les engagements de l’État dans le domaine « culturel » et où le Président de la République française affirme haut et fort que la question de la culture lui est étrangère, l’ouvrage prend parfois d’autres accents, à partir desquels devraient s’établir des discussions, puisqu’ils nous conduisent directement devant quelques pistes suggestives concernant des politiques culturelles de l’avenir. Ou, ainsi que l’écrit Jean Sécheresse sur son blog, « Pas toujours convaincante, la démonstration de Antoine de Baecque mérite cependant lecture ce d’autant que l’ouvrage dans un dernier assaut évoque en une grosse quarantaine de pages les crises aux facettes multiples qui frappent la culture à la française ». Sans aucun doute, l’ouvrage d’Antoine de Baecque laisse paraître en filigrane le fil d’Ariane d’un projet culturel.
En effet, l’auteur commence par raconter, avec de larges partis pris qui parfois aideront peu le lecteur non averti, « l’histoire » de la sphère culturelle. Et ceci en quatre chapitres rédigés à partir d’un vocabulaire foucaldien qui n’ajoute pratiquement rien à un récit aussi peu archéologique que possible. Le premier porte sur la majesté des rois et l’instrumentalisation de la culture et des arts dans la fabrique du monarque ; le deuxième sur la recherche du public de la culture durant le Front populaire et, après Vichy, l’élaboration d’Avignon en centre culturel mondial ; le troisième se focalise sur Malraux, sa « folie » et la réalisation d’un « Etat esthétique » ; et le quatrième se consacre à la période Lang. Sur chacun de ces plans, l’auteur a encore peu quitté les polémiques signalées par des références bibliographiques de bas de page qui tiennent vraiment peu de l’appareil bibliographique scientifique. La preuve encore, s’il en faut une, à propos de l’expansion de ce qu’il est convenu d’appeler le « tout culturel », cette conclusion pour nos jours :
Pire encore, l’offre culturelle multiple, son jargon hérissé de sonorités happy few, ses atours festifs, ses ambitions multipolaires et créatives, ont sans doute tourné contre elle [la culture] une part de ceux qui s’estiment exclus, victimes, simples spectateurs, agacés et méprisés par cet embonpoint brillant qu’ils ne jugent pas fait pour eux, qu’ils considèrent comme les surplombant, soit arrogant, soit étranger, soit ennuyeux. (p. 181-182)
Où la démonstration et les preuves (statistiques au moins) nous échappent un tout petit peu !
D’autant que, en définitive, sous les polémiques, des questions de fond existent bien. Non seulement nous devons prendre position vis-à-vis des industries culturelles, mais encore, nous devons demeurer vigilants à l’égard des phénomènes de consommation culturelle et de l’impact de cette consommation sur les échanges culturels, l’école, ou plus généralement le devenir de nos sociétés.
Le dernier chapitre, largement concentré sur Avignon (2003-2005), aboutit à quelques énoncés majeurs. Ils ont pour propriété d’obliger le lecteur à s’interroger désormais moins sur le passé culturel que sur l’avenir de la sphère culturelle en France . En voici deux : « Comment démocratiser la culture sans la massifier ? » (p. 185) ; « Comment sortir de la logique de l’isolement des élites cultivées et de la massification de la consommation culturelle ? ». Que l’auteur ne réponde pas pour lui-même à ces deux questions, par exemple, n’est sans doute pas essentiel. En revanche, il les pose. Et cela, il convenait de le faire à l’époque même où les propositions de la gauche en matière de culture ne sont pas fort audibles et les politiques de la droite voudraient, de Baecque a raison, « abandonner par pans entiers la politique culturelle héritée, pour des raisons économiques et idéologiques, en limiter les budgets et les effets, pour s’en remettre plus ouvertement aux lois du marché de la culture » (p. 232).
Il reste toutefois que l’auteur se garde bien d’évoquer les formes émergentes de culture dans la France contemporaine, les nouvelles pratiques artistiques et les nouveaux modes de formation culturelle, les nouveaux rapports à la culture qui marquent les nouvelles générations. De ce fait il s’interdit, malheureusement, d’évaluer les contours de certaines politiques culturelles qui ont eu lieu et qui ont produit des effets à long terme. Il évite d’interroger les mille initiatives qui sur le territoire persévèrent à faire valoir la culture comme milieu essentiel de l’existence humaine.
Antoine de Baecque, Crises dans la culture française. Anatomie d’un échec, Paris, Bayard, 2008.