La Mariée mise à nu par ses célibataires, même est une œuvre de Marcel Duchamp. Exécutée en 1915, brisée, puis réparée en 1923, elle est également intitulée Le Grand Verre — d’où la casse —, et se trouve aujourd’hui au Philadelphia Museum of Art. Sans doute une des œuvres les plus commentées de l’histoire de l’art, du Grand Verre on a pu dire à peu près tout et son contraire. Comme de la ville, en somme. La chose se présente, comme on le devine sur la photo, en deux parties. D’un côté la mariée, de l’autre ses célibataires. Duchamp conçoit un mécanisme symbolique et plastique « délirant » qui relie les deux parties, use de techniques picturales tout à fait exotiques — de la poussière déposée, puis fixée par exemple —, et signifie là sa détestation de la « peinture rétinienne ». Pour lui, l’art doit s’adresser à l’esprit. Mais je ne voudrais pas ajouter le commentaire au commentaire… Ainsi, dire le monde autrement que par l’image plane, opaque, frontale, c’est, en 1915, pour l’inventeur du ready-madeet ce qui s’en suit, l’impératif auquel doit désormais se conformer l’art. La carte, « rétinienne » par excellence, est donc artistiquement périmée en 1915…
Si nous laissons de côté l’histoire de l’art dans cette affaire, et si nous nous concentrons sur la démarche d’ensemble, La Mariée pose tout de même une question intéressante à la cartographie, à la géographie, même. Une de ses formulations pourrait être : la pensée de l’espace doit-elle obligatoirement se développer par le truchement de ses représentations figuratives ? Il s’agit de trancher une alternative : la cartographie est-elle encore capable d’appareiller la pensée de l’espace dans son niveau de complexité actuel, notamment quand il s’agit d’espace urbain ? Doit-elle laisser tomber ce registre, ou du moins le partager avec d’autres représentations ? Ou bien son pouvoir de représentation est-il universel, indifférent à l’évolution des structures de la pensée de l’espace, et peut-elle y concourir à tout moment, sans la limiter, la brider ? Encore plus radicale est la question ultime : la carte peut-elle faire voir la ville et aider à la penser, ou est-ce peine perdue ? Ma position est de soutenir l’idée que la cartographie peut tout montrer de l’espace, mais que la condition en est qu’elle se fasse œuvre d’art. Autrement dit, même s’il s’agit d’un art mineur ou faible et technique, c’est la dimension artistique de la carte — l’ars cartographica — qui seule permet de dépasser les limites euclidiennes structurelles de la carte pour en faire un moyen de représentation universel de l’espace. Rappelons que le terme « euclidien » sert à caractériser un espace, c’est-à-dire un ensemble d’objets auquel on associe d’une manière générale une fonction (au sens mathématique du terme) qui permet d’attribuer à chaque couple d’objets un nombre appelé distance. Un espace est dit euclidien dès lors que la distance qu’on y mesure est celle que nous connaissons tous lorsque nous dessinons des formes sur une feuille de papier posée sur une table. Il n’y a pas de distance négative, la distance entre un objet et lui-même est nulle, le long d’un tracé la distance mesurée dans un sens ou dans l’autre est la même, le plus court chemin est toujours la ligne droite. Si l’on a pu concevoir des géométries non euclidiennes — Gauss, puis Lobatchevsky pour la géométrie hyperbolique : par un point extérieur à une droite passe une infinité de parallèles à celle-ci ; Rieman pour la géométrie sphérique : par un point extérieur à une droite ne passe aucune parallèle à celle-ci —, on comprend aussi que la géographie réelle (sociale ou même naturelle, animale, etc.) n’est que partiellement euclidienne.
La Mariée de Duchamp m’intéresse en cela qu’elle ressemble beaucoup à un schéma que j’ai conçu pour donner une forme non uniquement textuelle à la théorie du « bilan spatial » (Poncet et Tobelem 2013), pièce centrale d’une théorie de l’intelligence spatiale (Poncet 2010). Comme tout bilan comptable, dont il s’inspire dans ses principes de construction, le bilan spatial se pose en deux parties. Comme La Mariée. D’un côté, l’actif spatial, les espaces — quatre types —, de l’autre le passif spatial, les spatialités. Duchamp sépare quant à lui la mariée de ses célibataires — neuf gars, Les moules Mâlic —, le passif de l’actif. Il organise par ailleurs toute une machinerie de relations entre les différents éléments de son système. Le bilan spatial fait de même, organisant les relations de sens entre les concepts fondamentaux de la géographie (organisation singulière que je nomme « intelligence spatiale »), les intermédiations spatiales du passif étant mises en balance (origine du mot « bilan ») avec quatre types d’espaces plus ou moins liquides — mes Moules Spâcic — inspirés et adaptés de la typologie proposée par Jacques Lévy : territoire, horizon, rhizome, réseau.
Cette forme duale donne une image d’une façon de penser l’espace. Elle ne figure pas un espace, mais l’espace en général, de l’espace, même. Elle peut alors s’appliquer à la description de n’importe quel cas d’analyse sous l’angle spatial. Nous sommes donc à présent face à deux images possibles d’un espace particulier : le bilan spatial de cet espace, qui s’appuie sur la structure générale du bilan spatial, et une carte de ce même espace. Comme nous avons construit l’image du bilan sans analogie avec l’espace terrestre, sa réalité euclidienne est très nettement circonscrite au caractère euclidien de son support, mais sa lecture ne l’est que très peu. La textualité qui le traverse permet d’échapper au plan, et sa forme graphique est contingente au support, d’autres formes pouvant être adoptées. Le bilan spatial est aussi comme tracé sur une vitre, transparente — c’est le biface de l’homo intelligentus spatialus.
La carte, quant à elle, est fondamentalement euclidienne. Frontale, monoface, opaque, plane, projetée. À bien y regarder, la carte angoisse, car oblige au point de vue, et masque tout au-delà, fait écran au réel : il n’y a rien derrière la carte, pur « objet » — objecere, « jeté devant, placer devant, opposer ». Rétinienne, elle n’échappe jamais à sa planéité structurante, celle de la vue. Elle est une vue — veduta. C’est même la définition que j’en donne : n’importe quelle image de l’espace sans hiérarchie perspective des plans, même simulée. On pourrait préciser : « vue en plan », ou « vue zénithale », « vue du dessus ». Mais l’interdit de la perspective confine quasiment à la vue d’en haut, verticale, si l’on veut embrasser plus qu’un seul et premier plan, plus qu’un linéaire, qu’une ligne, plus qu’un périmètre, plus qu’une lisière, plus que l’orée de la clairière, et voir la forêt.
Peut-être faut-il préciser que l’interdit de la perspective ne s’applique pas à la projection cartographique qui, dans certaines de ses formes, n’est pas autre chose qu’une perspective sur le globe terrestre. C’est que les formes de la Terre, personne ne les a jamais vues ni ne les verra jamais autrement qu’en perspective, simple ou multiple. Jamais il ne sera possible de saisir d’un seul regard l’Europe et l’Australie autrement que par la carte, la mise à plat de l’espace sphérique enveloppant de près notre boule terraquée, à la manière « cubiste », si l’on peut dire. Donc oui, la carte peut naître d’une perspective originelle. La Cartographe enfante dans la douleur, le Géographe laboure son terrain.
Cette carte, qui ne peut être que plate, étymologiquement plate, même, peut-elle montrer le monde tel qu’il est, partiellement non euclidien ? Si l’on considère qu’une part du monde peut être considérée comme euclidienne, la carte le rend-elle correctement et permet-elle dès lors de le penser ? Si l’on considère qu’une part du monde est insoluble dans le modèle spatial euclidien, cette part échappe-t-elle définitivement à la carte ? Si cette part est dominante, ou du moins structurante, comme elle peut l’être dans l’espace urbain, la carte de la ville est-elle une image trompeuse qui trompe la pensée et conduit le géographe à se tromper lui-même ? Et à tromper son monde ?
Revenons au bilan spatial. Les petits croquis qui illustrent les types d’espaces, mes petits moules, font bien partie de cette représentation non cartographique de l’espace. Ils font comprendre les concepts, les mariant à une forme, pour le meilleur et pour le pire. Ces formes pourraient être autres, selon les moyens plastiques dont on dispose. D’ailleurs, changeons de langue. Celle des signes est éclairante à ce sujet. Il s’agit bien d’une « langue » de signes, car il y a plusieurs langues des signes, associées chacune à une culture différente. Différence entre le langage, procédure de communication sans culture, et la langue. Regardons comment les malentendants disent le spatial dans les différentes langues des signes, notamment les mots « territoire », « horizon », « rhizome » et « réseau » (des mots courants…).
C’est « parlant », si l’on peut dire… Dès lors que la réticularité introduit du non-euclidien dans l’espace géographique, mais que les briques élémentaires d’une langue peuvent l’imager, la rendre visuellement, sous des formes variées et subtiles, il semblerait que cartographier l’espace par la combinaison d’espaces élémentaires puisse rendre sans grande difficulté la spécificité non euclidienne de l’espace géographique.
Le mal qu’aurait la carte à figurer l’espace dans sa totalité, intégralement, pourrait donc peut-être tenir à la tendance naturelle à l’analogie formelle, à la logique de l’échelle — 1 cm sur la carte vaut 1 km dans la réalité —, à la spirale de l’imitation figurative du visible, à la reproduction de la vue d’avion ou de satellite. Et il suffirait alors de composer habilement des formes élémentaires standardisées, pour que le langage cartographique gagne en agilité et accède à une monstration de la ville qui ne soit pas monstrueuse, par exemple ? Au-delà, si ces formes élémentaires subissent une culturalisation, la cartographie accède au statut de langue, et décuple ses moyens d’expression. Hypothèse habile, théorie agile, voire…
À l’appui de cette idée, on trouve un type de carte dont l’existence tient du paradoxe, c’est-à-dire d’une contradiction résultant intrinsèquement de notre manière de penser et qu’une autre manière lèverait. Il s’agit des cartes de métro (Poncet 2007). Le paradoxe est le suivant : de la ville, ces cartes sont sans doute celles qui en décrivent le mieux l’espace, de manière euclidienne, car il est surtout euclidien. Lacunaire certes, mais essentiellement euclidien. Quand il est bon, ce réseau fonctionnel définit les quartiers de la ville, les dessert efficacement, ses vitesses sont homogènes, ses fréquences régulières et stables (métriques pédestres autour des stations, ferroviaires sur le réseau), il assure une inter-accessibilité de tous les points du territoire dans des conditions qui rejoignent quasiment ce que la territorialité propose. Il fabrique le territoire urbain multi-scalaire, il fait de la ville un territoire. Beaucoup plus proche de l’espace territorial bidimensionnel exhaustif que de l’espace unidimensionnel linéaire, sa dimension fractale s’approche de 2.
Si paradoxe il y a, c’est probablement que nous n’avons pas une idée très claire du rapport exact qui existe entre le caractère euclidien irréductible de la carte et la dimension euclidienne très variable de l’espace. C’est-à-dire que nous n’y voyons pas très clair dans la manière dont une carte prend en charge la dimension non euclidienne de l’espace qu’elle représente. Et nous supposons sans doute implicitement que le régime normal de fonctionnement de la carte est l’analogie euclidienne, que ce n’est en principe qu’une sorte de maquette aplatie d’un espace considéré comme un territoire intégralement euclidien. Sur ces choses, je préconise l’éveil, et de suivre plutôt la voie du milieu : ce régime euclidien du fonctionnement cartographique n’est en fait qu’un réglage extrême de la machine, dont le moteur hybride sait aussi combiner d’autres mécaniques pour porter son discours.
La carte actuelle du métro parisien (et de beaucoup d’autres villes) est justement assez facile à démonter, ce qui va nous aider à en comprendre le fonctionnement. Les types de pièces qui la composent sont en nombre limité. On trouve des lignes colorées (quelques-unes blanches bordées de gris), certaines plus épaisses que d’autres, mais il y en a peu, des points colorés aussi (de taille moyenne ou petite, ou encore de petits carrés), des points plus gros ou des formes rectangulaires aux extrémités arrondies de couleur blanche et aux contours gris, des pastilles colorées portant des numéros ou des lettres, des grandes surfaces de couleur pastel, et quelques traits fins gris joignant ici et là des points blancs. Une toponymie est associée à chaque point.
Comme sur les voitures allemandes haut de gamme, la tuyauterie est bien rangée. Les lignes et les frontières entre surfaces colorées semblent ne pouvoir connaître que quatre orientations : horizontale, verticale, diagonales (à + 45° et – 45°) ; les coudes formés par les tracés sont légèrement arrondis, à faible rayon de courbure ; les lignes parallèles ne se chevauchent pas, mais sont juxtaposées. Comme canalisées, les lignes « droites » ne sont plus en quelque sorte le plus court chemin d’un point à un autre. L’absence de courbes, c’est-à-dire la régie des formes, commence à nous faire toucher du doigt un des ressorts de l’expression (carto)graphique du non-euclidien.
Le lacis des lignes se situe à mi-chemin entre la figuration type des rhizomes et celle des réseaux dans le schéma illustratif du bilan spatial. La rectitude et la différence d’épaisseur tirent vers le réseau et sa hiérarchie, l’entrelacs vers le rhizome. La constellation des points reliés de proche en proche opposée aux plus gros points, lieux de « correspondances », reprend cette opposition des types d’actifs spatiaux. Les points assurent également, par leur implantation régulière, une figuration d’actifs moins liquides, tirant l’image vers les horizons et les territoires.
Horizons d’abord, du fait de la hiérarchie subtile introduite entre les types de points par leur différence de forme, de taille et de couleur, qui les classe en simple station ou station de correspondance, mais plus subtilement encore par leur plus ou moins grande concentration, perturbant la régularité du semis et soulignant les « centres urbains », et aussi par la concentration des tracés linéaires et leur convergence en certains points. Les territoires sont aussi figurés, par la toponymie bien évidement, et de facto par les stations elles-mêmes et le périmètre virtuel qui les environne et définit un quartier, et par le fond de carte qui délimite des zones, la ville-centre de sa banlieue, des zones frontières tel le fleuve, mais un zonage qui est aussi adouci par l’emploi de couleurs proches, tirant la lecture vers l’horizon et la logique centre-périphérie graduée.
C’est ainsi assez facilement que l’on peut lire dans cette carte les différents niveaux de liquidité de l’espace « métropolitain », chaque niveau étant pris en charge par la figuration de types d’espaces à la liquidité différente, et par la combinaison de ces figures, de leurs propriétés graphiques élémentaires et des modulations que l’on peut leur faire subir. Cette combinatoire pratique trouve une correspondance dans la théorie de l’intelligence spatiale, puisqu’elle permet la connexion entre les quatre types d’espaces et les « phases de l’espace » : coprésentielle, circulationnelle, (télé)communicationnelle. La logique de la coprésence est effectivement présente dans chacune des stations, définissant un quartier, et plus globalement dans le schéma d’ensemble et dans ses sous-parties (concentrations, canaux…). La circulation est bien sûr figurée au premier degré par les lignes, mais aussi, au second degré, par leurs convergences en des points centraux névralgiques. La communication est donnée par l’unité et l’interconnexion de l’ensemble réticulaire reliant tout point à tout point, y compris de manière hiérarchique avec la distinction entre réseau express régional (RER) et métro centre-urbain.
Si nous poussons plus loin encore l’interprétation théorique de cette carte, nous pouvons comprendre qu’elle parvienne à représenter les grandes distinctions spatiales que des triptyques conceptuels expriment de manière formelle : stations, lignes, itinéraires ; régions, archipels, mondes ; empreintes, traces et champs ; quartiers, centres, espace(s) public(s) ; diversité, densité, mixité ; modularité, intensité, activité ; rapports de contenus, rapports de localisations, rapports de relations.
C’est donc fort de cette idée qu’une approche graphique riche de la cartographie, théorisée dans ses rapports entre les espaces et leur figuration, pouvait prendre en charge la dimension non euclidienne de l’espace urbain, que je me suis essayé en toute confiance à dessiner la carte du métro parisien, en deux versions, soft, et hard (elle seront prsentées en séance).
D’autres cartographes ont du reste poussé la logique plus loin que je ne l’ai fait. Notamment le psychologue Max Roberts, qui a développé une théorie des plans de métro circulaires, et produit sur ce principe les plans de métro de 16 métropoles, dont Paris.
Cet exercice démontre de manière radicale le lien entre forme cartographique et pensée géographique : toutes les grandes métropoles semblent avoir la même géographie, puisqu’elles ont à peu près la même carte ! Les géons ont disparu, ne restent plus de ces villes qu’un géotype radioconcentrique.
Je ne veux pas ici exposer toute ma vision de la cartographie. C’est un sujet trop technique qui nous perdrait. Je serai donc lapidaire : on peut analyser et construire une carte à partir de la maîtrise de quatre registres ou dimensions expressives : la forme, la taille, la couleur, et les effets visuels. Mes cartes du métro parisien ne relèvent pas d’autres catégories d’analyse, ni même d’autres démarches lors de leur conception. Mais il est évident que, dans la prise en charge du caractère non euclidien de l’espace urbain par la carte du métro, le jeu sur la forme tient un rôle essentiel. Et l’arbitraire du choix des orientations — c’est-à-dire très précisément de la forme — témoigne d’une intention esthétique, au-delà même de l’efficacité visuelle, cette orientation ayant du reste changé entre les différentes éditions de cette même carte.
Comparativement, les effets de couleur sont moins déterminants dans l’image globale, dans son fonctionnement, et permettent surtout de renforcer son ergonomie en rendant visible la continuité des lignes à l’occasion de leur entrecroisement (mais des variations de formes appliquées aux tracés pourraient convenir). Les effets de taille sont également secondaires, du fait qu’il n’y a grosso modo que deux niveaux hiérarchiques à figurer, c’est-à-dire que la dimension « réseau » de l’actif spatial que constitue le métro parisien est très largement balancée par la composante « territoire » permise par l’excellence de son maillage, de la couverture géographique des stations, de l’interconnexion des lignes, des fréquences peu variables, etc. Les effets visuels sont quant à eux quasiment absents du vocabulaire graphique de l’artiste.
Qui est-il justement, cet artiste cartographe ? Difficile à dire, mais il ne faut pas voir dans le nom de station « Miromesnil » la signature cryptique de Joan Miró, malgré les apparences. Dans le cas de la carte officielle, l’auteur est une personne morale, une agence de communication. Mais si vous cherchez sur le web, vous trouvez très facilement beaucoup d’autres cartes du même métro, dont certaines beaucoup plus belles, d’autres sans doute pas moins efficaces encore. Elles font des choix différents, tels que le respect des positions géographiques des stations, voire des tracés des lignes. Et on est même fondé à penser que l’argument de la rectitude des formes comme facilitateur de la lecture et de l’usage de la carte est largement exagéré. Des cartes tout en courbes ne perdent pas tant que cela en ergonomie, et proposent une autre image, une autre esthétique, une autre vision du réseau, et pour ainsi dire une autre ville, via une autre vision du monde.
Ces considérations sur la manière de décrire la carte conduisent à une idée simple : voir la carte pour la prévoir. Ardent défenseur d’une approche synthétique de la cartographie plutôt que procédurale, c’est-à-dire la cartographie par la recherche d’une image plutôt que par l’application d’un processus de traitement, je persiste dans l’idée que le travail de cartographie consiste à savoir où l’on va, et que l’excellence en la matière réside dans la capacité de prévisualiser le résultat cartographique. Cartographier, c’est prévoir. Cela n’exclut pas que l’on s’appuie sur des cartes intermédiaires, des couches analytiques, des visualisations spatiales partielles, recourant si besoin à des traitements statistiques sophistiqués. Cela suppose en outre de faire des essais, des erreurs, des retouches, d’abandonner parfois, même. Mais, dans l’histoire de l’art (occidental du moins), la qualité du peintre ne se déduit pas de sa virtuosité de dessinateur ou de coloriste. Le véritable travail commence quand il s’agit de choisir, de sélectionner, de composer ces images composantes pour former peu à peu une image composite dont la qualité dépendra de sa capacité à trouver et assumer une position claire sur le continuum qui va de l’analyse (la légende) à la synthèse (l’image). Trop d’analyses, de couches trop visibles, et l’on aura probablement une carte illisible, sans structure, peu nette, sans message clair, sans idée. Trop de synthèse, trop de fusion entre les couches, et l’on aboutira sans coup férir à un bel objet de décoration, à une émouvante image, mais à une carte dont le message totalement subjectif est incontrôlable et l’ergonomie nulle. Remplacez maintenant les mots « analytique » et « synthétique » par « euclidien » et « non euclidien » respectivement et vous aurez matière à penser la cartographie pour un bon moment…
C’est donc précisément cette façon d’envisager la cartographie qui m’inspire le raccourci entre elle et l’art pictural en général. La cartographie est un cas particulier et une forme singulière de la peinture. Et, comme la peinture, elle peut tout montrer de l’espace, euclidien ou pas. D’ailleurs, on peut s’essayer à rapprocher peintures et cartographies, tableau et cartes, et les analyser parallèlement avec les mêmes catégories conceptuelles que sont la forme, la taille, la couleur et les effets visuels.
À ce stade de l’analyse, certains objecteront peut-être que l’on ne peut faire subir à l’espace géographique les mêmes déformations et traitements graphiques que l’on peut se permettre en peinture. Comme si l’espace géographique avait une forme a priori, une réalité de ses localisations, ou du moins des objets physiques qui les incarnent. Je ne balaierais pas d’emblée cet argument, car il n’est qu’à moitié faux, et donc à moitié juste. Sa fausseté vient du fait que l’espace géographique est de toute façon une réalité infiniment plus idéelle que ne l’est le visage d’un humain, les formes de son corps, celle d’un arbre, d’un paysage. Le mieux que l’on puisse faire pour le sortir du monde des idées est de l’assimiler par moments et pour une part à la vue que l’on a de la surface du globe en prenant un peu de hauteur. Ce qui permet de qualifier de « cartes » les images aériennes et satellitales de la surface terrestre, considérant que leur processus de production est fondé sur l’analogie visuelle. Mais là s’arrête la comparaison. On peut donner de l’espace géographique l’image que l’on souhaite, avec à peu près autant de liberté que Michel-Ange a peint le jugement dernier de la chapelle Sixtine et que d’autres avant et après lui ont donné une image du royaume des cieux ou des enfers. Ce qui est vrai en revanche dans l’objection, c’est que la carte nous oblige à respecter un rapport de ressemblance à un modèle connu. Sinon, la carte n’est plus qu’un graphique, danger qui guette justement les cartogrammes, lorsque la déformation des cartes classiques qui les fonde est telle que plus aucun commentaire géographique n’est possible. Tout comme la peinture figurative, la cartographie repose sur le rapport entre les cartes, à commencer par le rapport entre le fond de carte et la couche thématique. Mais aussi, comme dans la peinture abstraite, la cartographie peut rechercher en priorité à dégager des formes structurantes, concentriques par exemple, à produire des effets visuels qui seront l’image d’un phénomène géographique (que l’on pense aux chorèmes et autres « bananes bleues »…). Dans ce cas, la référence au modèle est celle à des structures connues, des formes typiques, plus ou moins géométriques ou régulières. Mais il est certain qu’une carte produisant une image absolument nouvelle de l’espace, une carte qui ne ressemble à aucune autre, une telle carte est inutile, ou alors fondatrice d’un nouveau monde.
Cela dit, c’est sans doute là un faux problème. Car il est toujours possible de mener deux opérations dans le travail cartographique : la transformation et la métamorphose. J’utilise à dessein deux termes synonymes pour distinguer par leur étymologie latine ou grecque deux marges de manœuvre importantes dont dispose la cartographe pour doser le niveau de ressemblance avec le corpus cartographique connu, et du même coup le niveau de singularité de sa carte. J’appelle ainsi « transformation » le fait de représenter un type d’espace par un autre. J’appelle « métamorphose » le fait de changer la forme de la représentation d’un espace par anamorphose.
Transformer, c’est sélectionner dans l’actif spatial d’une situation géographique une composante d’un espace particulier souvent plus faible que celle qui apparaît en première instance, en général par des biais matériels. Représenter un réseau par sa composante territoriale, ou un territoire par sa composante réticulaire sont des opérations souvent possibles, du fait qu’un espace concret associe la plupart du temps plusieurs niveaux de liquidité spatiale. Les nœuds et les arcs d’un réseau ne sont ainsi pas l’unique manière de représenter un espace réticulaire sur une carte, les surfaces d’accessibilité peuvent être une transformation utile, surtout si par ailleurs un autre réseau doit être figuré. Territoires, horizons, rhizomes et réseaux sont ainsi cartographiquement des représentations possibles des uns et des autres par le moyen de transformations. On retrouve bien entendu ces transformations dans la peinture, quand sont substituées aux formes figuratives quasi photographiques des représentations plus symboliques, simplifiées, floues, idéalisées, ou même de simples perspectives mono-oculaires, car nous avons deux yeux et des manières beaucoup plus élaborées que la perspective linéaire pour nous rendre compte du relief. Dans la peinture moderne, le cubisme aura sans doute été un de ces grands moments transformateurs, sortant de l’analogie visuelle euclidienne par la réticulation.
La notion de métamorphose s’applique ensuite pour modifier la forme de la matrice spatiale de l’image. Il ne s’agit plus alors de dégager des marges de manœuvre cartographiques, comme la transformation d’un rhizome en un horizon pouvait permettre de confronter deux espaces réticulaires sur une même carte, mais de modifier la géométrie même d’un espace. Là encore, les exemples en peinture sont nombreux, à commencer par les anamorphoses d’Holbein, passage obligé du cours de cartographie sur le sujet, mais en pensant surtout à l’odalisque d’Ingres, aux femmes de Modigliani, et à vrai dire à des dizaines de peintres de toutes les époques, sans parler des disproportions corporelles du David ou du Bacchus de Michel-Ange pour ce qui est de la sculpture.
En réalité, la métamorphose, déjà présente en cartographie avec la projection et les processus de généralisation — entre autres techniques de base —, en est un élément fondamental, pratiqué depuis que la carte existe, et même si la cartographie informatique a eu tendance à en compliquer l’usage du fait qu’elle s’appuie très pesamment sur des fonds géographiques que l’on est peu enclin à modifier. La réduction de la cartographie au coloriage qui n’est pas pour valoriser la discipline…
L’omniprésence de la métamorphose dans la cartographie renforce encore un peu plus son lien avec l’art pictural, et ce du côté de la prise en charge des aspects non euclidiens de l’espace géographique. L’outil mathématique de l’anamorphose sert cet objectif, et il est aujourd’hui assez bien connu pour que je ne développe pas sa présentation. En revanche, je me permettrai d’en proposer une approche généralisante. Quelle que soit la technique d’anamorphose employée, on peut en effet distinguer une anamorphose positive et une anamorphose négative. Dans la fabrication des cartogrammes, par exemple, c’est-à-dire de cartes dont les unités territoriales de base ont été grossies ou réduites en fonction d’une densité donnée, on peut considérer que la déformation selon cette même densité prend en compte cette dernière élevée à la puissance 1, mais qu’il est possible et fort intéressant de procéder à l’anamorphose à partir de cette densité élevée à une autre puissance, et en particulier à la puissance -1, ce qui donne ce que nous avons appelé un « anticartogramme ». Mieux encore, cette même densité paramétrant l’anamorphose peut être élevée à la puissance 0, c’est-à-dire ramenée à la valeur 1 pour tous les territoires, et annuler l’effet de l’anamorphose pour retomber sur la carte classique dite euclidienne.
L’anamorphose paramétrique permet ainsi de concevoir un continuum de déformations possibles, dans un sens où dans un autre, selon la densité (D1), servant de base à un cartogramme, selon l’inverse de la densité (D-1), fond de carte d’un anticartogramme, et selon toutes autres valeurs intermédiaires selon que l’on souhaite donner des formes arrondies aux lieux peuplés dans le cartogramme, des formes étoilées soulignant les filaments du peuplement dans l’anticartogramme, ou, en position intermédiaire, s’en tenir aux coordonnées géographiques projetées des unités spatiales qui composent la carte. Tout un spectre de métamorphoses cartographiques existe donc entre les rondeurs féminines des tableaux d’un Rubens et la centralité subombilicale de l’Origine du monde d’un Courbet. On est loin de La Mariée, mais plus tant que cela de la « mise à nu », quand même.
Mais pourquoi ces monstruosités métamorphiques ? Pourquoi déformer les cartes comme on déforme les corps, les objets ou les topographies ? Et pourquoi le faire précisément au sujet des espaces urbains ? Là encore, une réponse longue et argumentée ne peut être donnée ici, et je renvoie le lecteur à un texte déjà un peu ancien (Poncet 2011) avec tous les points duquel je ne suis pas certain d’être encore complètement d’accord. Mais l’essentiel est que la notion généralisée de « cartogramme » donne lieu à deux voies cartographiques très fortes et opposées, l’une insistant sur les masses coprésentielles, l’autre sur les flux circulationnels, la première jouant d’abord sur la taille, la seconde sur la forme, mais tout en s’imposant toutes les deux de travailler un matériau cartographique fait de territoires locaux juxtaposés dont on respecte la topologie spécifique. Sans la délimiter a priori, sans opposer son intérieur et son extérieur, l’intra- et l’interurbain, cartogrammes et anticartogrammes montrent ainsi la ville sous deux angles différents, insistant respectivement sur l’urbanité absolue ou sur l’urbanité relative, choisissant l’analogie surfacique et ultraeuclidienne d’une part, la saillance des formes singulières d’autre part. Quand on montre la ville par l’intérieur de son territoire, jusqu’à mettre ses quartiers à l’échelle du pays tout entier, on fabrique des formes génériques arrondies et indifférenciées, dont la juxtaposition respecte a minima la topologie de départ, ramenant les configurations du tissu urbain régional à des formes similaires et régulières que seule la superficie distingue. Quand, au contraire, on choisit de compresser l’espace urbain à proportion de ses populations locales, les branches du peuplement jaillissent comme les bras d’une étoile à partir des centres névralgiques de l’espace urbain global, marquant les relations que tisse l’urbanité « à travers » et par l’espace, relations singulières dont la conformation unique identifie ce que l’on appelle les « géons ». Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est bien de l’espace urbain que l’on propose une représentation cartographique, privilégiant sa phase soit coprésentielle, soit circulationnelle.
Une telle vision généralisée et paramétrique des cartogrammes peut encore être approfondie. Se pose en effet la question du « cartogramme » pour une densité locale D rendue égale en tout lieu par une puissance n égale à 0, (D0=1 quel que soit D). Ce cartogramme donne la carte euclidienne classique, celle où chaque lieu est à sa place topographique habituelle. Cette carte s’oppose aux deux autres à la fois, car la théorie de l’intelligence spatiale (la partie relative aux phases spatiales en l’occurrence) suggère qu’elle soit considérée comme la carte idéale de la phase télécommunicationnelle de l’espace. Dans un monde sans mobilité ni coprésence, où chaque territoire n’est qu’un contenant et ne se distingue pas par sa population, celle-ci ne représente pas un potentiel géographique matériel, une capacité d’interaction physique. Dans ce cas bien abstrait, il n’y a donc pas d’espace spécifique qui naisse soit des masses, soit des flux de matière. Le seul espace pertinent est celui des situations géographiques données au départ ; tous les échanges sociaux ne sont portés que par des flux d’énergie communicationnels. Et d’un point de vue global, c’est même l’espace type de la communication pure, l’espace performatif pur, qui existe en dehors de toute pratique coprésentielle ou circulationnelle. Si la carte euclidienne est le fond de carte idéal pour la représentation des réseaux d’Internet indépendamment de leurs relations au monde matériel — bien évidemment très forte —, elle vaut aussi pour représenter la fiction spatiale de « la France des 36 000 communes », articulation absolument abstraite entre l’unité nationale et la multitude des situations locales, ignorant par construction le phénomène urbain.
Un second pas dans la généralisation peut alors être franchi : toute carte est un cartogramme. Le spectre de variation des métamorphoses que peut faire subir le cartographe à son modèle est, on le comprend, sans limites. Car il faut aussi compter sur le fait que l’anamorphose selon la population n’est qu’un cas particulier, que la logique du cartogramme requiert de déformer le fond de carte selon une quantité qui représente ce à quoi se rapporte le phénomène cartographié « en couleur ». Sans oublier que cette quantité peut n’être in fine que la superficie des territoires locaux, cas particulier qui, par son résultat, peut s’apparenter au cartogramme neutre (n=0), mais qui peut servir aussi à corriger une projection qui serait trop irrespectueuse des superficies effectivement mesurées sur le terrain (comme sur la projection de Mercator, par exemple), dès lors que celles-ci constitueraient le(s) « sujet(s) » de la carte. Mais encore, d’un point de vue étymologique, toute carte est un cartogramme. « Carto- » vient du grec latinisé khartês, signifiant rouleau de papyrus, puis feuille de papier et « -gramme » veut dire simplement inscription, enregistrement, par extension du grec gramma, -atos, lettre, écriture. Le terme « cartogramme » permet d’échapper au déterminisme réducteur du dessin que l’on entend dans « cartographie », du geste d’écrire (du grec graphein, écrire). Il laisse entrevoir derrière la cartographie l’art de peindre l’espace, une opération plus ambitieuse encore, car plus nettement réflexive, plus constructrice et plus transformatrice, moins analogique et plus numérique, moins captive et plus émissive, moins passive et plus active, opération qui consiste à le penser en définitive.
La thèse que j’ai essayé de soutenir jusqu’ici est, pour résumer, la suivante : la carte peut tout dire de l’espace, pourvu qu’on l’envisage comme un objet d’art, outre l’instrument ou le média qu’elle peut être par ailleurs (instrument, objet et média étant les trois registres de l’expression cartographique). On dit aussi de ce fait que l’efficacité fonctionnelle de l’objet cartographique passe d’autant plus par la maîtrise graphique, plastique, esthétique, artistique que la carte est un outil pour vivre et survivre dans des espaces complexes (urbains, non euclidiens), et qu’elle relève pour partie, mais de manière irréductible, du design. Elle est à la fois toujours dessin et dessein. De là une recommandation et un souhait : former tous ceux qui produisent des cartes au traitement cartographique de la dimension non euclidienne des espaces, donc les former à l’art cartographique, à l’art en général, à la culture artistique, à l’histoire de l’art ; si bien que la cartographie, ses techniques, ses pratiques et l’histoire de l’art cartographique, ses rapports avec l’art tout court, pourraient bien faire partie du cursus proposé aux élèves des Beaux-Arts, même.