Par un entremêlement d’histoire et géographie, certaines villes font évoluer leurs espaces à un tel point que l’on ne peut souvent ni reconnaître, ni comprendre un espace que l’on traverse et qu’on a pourtant bien connu il n’y a pas si longtemps. Le lien qui nous liait avec le territoire est soit rompu, soit inexistant. À l’heure où les villes se transforment en métropoles ou en mégapoles, mon objectif est de contribuer à reconstruire notre rapport au temps et à l’espace en proposant une autre lecture de la ville, par un travail sur la mémoire des lieux et leur devenir.
En tant que peintre, je situe le dessin au cœur de ce travail.
En tant que plasticienne, je lui donne la forme de l’expérimentation.
Un espace que le corps comprend.
La manière de découvrir la ville est aussi importante que celle de la construire. Aller à la rencontre d’une ville, c’est aller à la rencontre d’un espace, d’une géographie et d’une histoire, d’un paysage. Cette découverte peut prendre ses sources dans des traces écrites (plans, guides, cartes…). Elle peut également se faire dans le lieu même, in situ. Cette découverte-ci est d’ordre sensitive et à plus à voir avec le corps qu’avec la tête. On pourrait parler d’un « espace que le corps comprend », d’une carte qui ne se dessine, ne prend forme et consistance que dans son expérience de la ville, beaucoup plus que d’une carte mentale.
Un manque de repères.
En 1997, le retour dans ma ville d’origine, Brest, m’a laissée en manque de repères. Repères de temps et d’espace, je n’arrivais pas à m’y situer ni dans sa géographie, ni dans son histoire.
Pendant la guerre 39-45, Brest a été gommé de la carte en quelques jours. Il reste, disséminés dans la ville, une multitude d’indices, de pistes, de traces. Je suis partie à la recherche de ces traces. Ce n’est pas le visage qu’elle montre aujourd’hui qui m’interroge, ni celui d’une ville détruite, pas plus que celui qui a disparue sous les bombes de la guerre. Les traces que je recherche sont bien antérieures à tout cela. Ce qui m’intéresse, c’est sa structure, son origine, son ossature.
Esquisses.
J’ai dessiné. Des bâtiments, des endroits qui me semblaient importants, des détails… Quand j’ai regardé ces dessins les uns à côtés des autres, il m’a semblé qu’il leur manquait un lien, un fil conducteur. Tous ces petits bouts de « rien » étaient liés, mais je n’arrivais pas à savoir comment. J’avais découvert quelques mois auparavant que la ville avait été fortifiée. Je l’ignorais. C’était si énorme et si absent que cela m’a beaucoup intriguée. J’ai retrouvé cette forme sur les cartes anciennes, mais ce qui m’a le plus étonné, c’est que cette forme était présente sur les cartes actuelles. Sur calque, colorée, cette forme des remparts était là, sous mes yeux et plus personne n’y prêtait attention. En tant que peintre, ce trait, ce dessin, devenu masse, m’est alors apparu comme la base d’une structure qui pouvait expliquer en grande partie l’évolution de la ville telle qu’elle apparait aujourd’hui.
En 1680, une décision royale unifie pour la première fois les deux rives de la Penfeld en délimitant un cercle de remparts. Ce geste, simple esquisse sur papier devenu rempart, permet à la ville de devenir l’un des plus grands ports de l’atlantique. Ces remparts, complètement démantelés après guerre, ont structuré ce territoire et, si l’on prend le temps de bien regarder, cette forme est encore très présente, malgré les métamorphoses les plus profondes.
Objectifs.
Je me fixe alors plusieurs objectifs : affirmer un espace, retrouver une identité, parler de beauté, mettre de la couleur, parfaire une connaissance sensible de la ville.
En 1998, je propose à la ville de redessiner cet espace en le matérialisant par une ligne de peinture bleue au sol, longue de 7 km, large de 0,50 m, sur les rives gauche et droite de la rivière de la Penfeld. Cette ligne suit les rues existantes, au plus près de la forme d’origine des remparts. Le but est alors de redessiner une forme fermée qu’un piéton puisse suivre. La ville accepte en mai 2000. La ligne est tracée en juin 2000 pour une durée de trois ans. Il en reste encore quelques traces aujourd’hui. Ce dessin est l’esquisse d’une forme pérenne que j’ai proposée à la ville par la suite.
La population s’est largement approprié cette intervention, d’un plan de la ville connu « par corps » avant d’être connu « par cœur ». Le fait que cette expérience ait pu avoir lieu, qu’elle ait motivé des habitants à l’investir témoigne de la richesse et de la fécondité d’une approche plasticienne de l’espace urbain. Cela ouvre en particulier l’idée de nouveaux types de lisibilité, de parcours et donc de cartographies de la ville que n’en donnent ses seuls plans officiels. De la performance à l’expérience, le plasticien, qui esquisse la trame de cette expérimentation de cartographie sensible à laquelle les habitants donnent vie, propose alors une main tendue aux institutions publiques : souhaiteront-elles s’en saisir ?
« Si l’on veut que ceci soit une œuvre d’art, au sens classique d’œuvre, il faut se résoudre à considérer que l’art ne réside plus dans la recherche du beau. Pourtant, la Ligne Bleue est incontestablement de l’art, et détermine de la beauté. Son trait réordonne la ville et ce qui s’y produit, mouvements, parcours, trajets, rencontres… L’art, alors, sollicite le monde dans le sens de sa fiction… Et je pourrais encore commenter largement la sociabilité qu’une telle œuvre mobilise : les articulations fines qu’elle autorise de soi-même et des autres, qui fondent ici esthétiquement ce que l’on nomme un citoyen. »
(Bruno-Nassim Aboudrar, La Recherche du Beau, Éd. Pleins Feux, 2001.)
Crédits photographiques :
Image 1 : « La ligne bleue », © René Tanguy, Brest, 2000.
Image 2 : « Ligne bleue, projet 2000 et projet forme pérenne», © Gwenaëlle Magadur, Brest, 2000.