Les catégories de « conservatisme » ou de « modernité », à partir desquelles on classe toute chose, ne se révèlent que rarement pertinentes lorsqu’on observe de près. Ainsi en fonction des exégètes ou suivant les moments considérés, Kant et Burke peuvent être tour à tour « conservateurs » ou « progressistes ». Dans un ouvrage synthétique qui ambitionne d’échapper à cette alternative, Benjamin Delannoy remet en chantier les travaux des quinze dernières années qui concernent d’une part la pensée critique des droits de l’Homme (ici Burke) et d’autre part le travail politique de Kant. Son originalité tient à la tentative de tenir ensemble l’écart et la proximité, là où généralement on isole Burke et Kant en deux idéaux-types antagonistes. Suivant l’auteur, ce qui les unit est la difficulté qu’ils rencontrent pour interpréter la Révolution française : elle met à l’épreuve leurs conceptions de l’histoire et du droit et bouscule les catégories.
Le lecteur trouvera dans cet ouvrage un exposé clair des questions qui rapprochent Burke et Kant confrontés à l’événement et les réponses qui les distinguent, en particulier sur la normativité inscrite dans l’histoire ou dans le droit, sur le lien entre théorie et pratique, qui se recoupent dans le conflit de l’abstraction et de l’expérience. Nous disposons là d’une série de noeuds qui servent à aborder ces pensées du politique et qui sont autant de voies pour entrer dans le débat politique pendant la Révolution française. « Partant, conclut Benjamin Delannoy, nous pouvons prendre acte de la lumière que leurs hésitations, paradoxalement, jettent sur cet événement réductible à aucun autre antérieurement […] Les équivoques de Kant et de Burke s’avèrent en fait celles de la Révolution française, dont le procès et le déroulement sont encore difficiles à saisir deux siècles plus tard ». Nous pousserons la conclusion de l’auteur en soulignant qu’il conviendrait de travailler la Révolution française pour, entre autres choses, mieux saisir les paradoxes de Burke et Kant et ne pas se satisfaire d’un renvoi au paradoxe général de la Révolution. Ici pourrait se dessiner un trajet différent qui fasse de l’impact de la Révolution française non un constat mais un point de départ.
Nous touchons certainement là aux limites d’un projet et parlons d’un autre livre. Aussi nous ne reprocherons pas à l’auteur d’avoir finalement trop effacé l’événement. Cependant, la médiation de Thomas Paine, évoquée dans l’ouvrage, aurait été un levier intéressant pour interroger l’une des principales équivoques : Edmund Burke à la fois libéral et pourfendeur de la Déclaration (en ce qui concerne Kant, Domenico Losurdo a déjà exposé les clés des principaux paradoxes). Paine n’est pas seulement le théoricien qui défend la révolution des droits contre Burke, qui lui, en dénonce la dangereuse abstraction. Il est aussi un acteur de cette révolution. Comme député à la Convention, il combat la Constitution de 1795 dont il dit qu’elle est « rétrograde des véritables principes de liberté », c’est-à-dire contraire aux droits déclarés en 1789. Or cette Constitution est promue par des « libéraux ». Ainsi Jean-Baptiste Say retrouve en 1795 les arguments de Burke en 1790. La Convention thermidorienne est pleinement consciente du caractère subversif des « abstractions métaphysiques » de la Déclaration pour l’ordre social des propriétaires qu’elle veut instituer. Son impératif est de « laisser la philosophie dans les livres, là où elle n’excitera pas la guerre civile ». Burke n’est pas une curiosité isolée. Mis en perspective dans l’événement révolutionnaire, ses paradoxes rappellent l’existence de plusieurs types d’hostilité à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont le type « libéral ». Les luttes politiques de la Révolution française, c’est-à-dire le contenu de la notion de liberté, nous indiquent les raisons pour lesquelles les questions du droit, de la théorie et de la pratique, sont au cœur des analyses de Burke et de Kant.