Quel est selon vous l’objet de la géographie ?
La connaissance de cette dimension fondamentale des sociétés qui est donnée par la production, l’organisation et la différenciation de l’espace — et de leurs retours sur la vie sociale et le développement de l’humanité. Les objets géographiques majeurs sont les lieux, les réseaux, les contrées, les mailles, les champs créés, représentés, vécus, utilisés et sans cesse remodelés ou changés à partir des héritages ou « mémoires », et à travers les structures, moyens et contradictions du moment.
Pourquoi et comment découper l’espace ?
Nous n’avons pas à découper l’espace, il se découpe tout seul. Ou il s’agit de mailles de gestion, et elles sont déjà là ; ou il s’agit d’autre chose, et cela relève d’un réel à analyser : le travail des sociétés fait de l’espace, produit des ensembles géographiques que nous devons découvrir, littéralement, et interpréter dans leur structure, leur fonctionnement, leurs interférences, leur changement, leur devenir. Il en existe de plusieurs niveaux. Il existe aussi des réseaux, des champs,… dont les contours ne sont nullement quelconques. Dire qu’il y a 36 façons toutes arbitraires de découper l’espace est très bête, ou chercher naïvement à nier toute visée scientifique ; on connaît. Certes les limites des systèmes spatiaux sont souvent « floues », avec des franges, voire des marches, qui ont d’ailleurs leur propre rôle. Il faut l’admettre, et faire d’abord porter l’effort sur la définition des noyaux systémiques.
Quels sont pour vous le sens et la valeur du mot région ?
Comme division administrative, comme maille, « région » a sa légitimité, d’ailleurs accrue. C’est à cet emploi qu’il vaudrait mieux désormais limiter le terme. Pour le reste, je préfère employer des mots différents et mieux adaptés au sujet : zone, contrée, quartier, maille,… et territoire s’il le faut. Je me suis plus particulièrement attaché à travailler sur les « systèmes géographiques » correspondant à des espaces cohérents (que je suggère d’appeler géons ; jadis c’était, à peu près, « région isoschèmes ») ; j’y ai maintenu le concept d’une structure du système fondée sur l’interrelation travail/information/ressources/capital/moyen de production (voir Le Déchiffrement du Monde dans la Géographie Universelle). Je travaille maintenant surtout sur les lieux, les réseaux, les champs. Pour moi tout ceci est le cœur de la géographie, je fais de la géographie tout court, et peu me chaut qu’on l’appelle ou non régionale.
Que pensez-vous de la géographie régionale universitaire ?
Elle est hétérogène et traitée à part, sinon maltraitée — ah quand nous débarrasserons-nous de ce fâcheux adjectif qui fait perdre de vue l’essentiel ! La « géographie régionale » ne supporte pas d’être marginalisée : ou elle englobe l’essentiel, ou il n’y a plus de géographie. En certains lieux, il semble qu’on ait perdu le sens de l’espace et du territoire au profit d’une « géographie » thématique, analytique, qui singe l’économie, la science politique ou la géologie, même quand elle ne parle que d’un seul pays. Mais çà et là le changement va dans le bon sens ; la Géographie Universelle en porte le témoignage ; on revient de loin, avec même des réflexes à réapprendre, il y a beaucoup à faire, mais on fait mieux, parfois fort bien, et ni les « utilisateurs » ou « décideurs » ni le grand public » ne s’y trompent.
« Réflexion sur la région, treize ans après », EspacesTemps Les Cahiers n°52-53, Les apories du territoire. Espaces, couper/coller, 1993, p. 70-71.